Chapitre V.
De la disposition.
La disposition est cette partie de la rhétorique qui apprend à mettre dans un ordre convenable les éléments d’une composition quelconque fournis par l’invention.
Il ne suffit pas d’avoir trouvé les choses que l’on veut dire, il faut savoir les arranger dans l’ordre le plus naturel et le plus intéressant, de manière à donner à l’ensemble de l’unité et de l’harmonie.
L’ordre est une condition essentielle de la beauté : la nature nous en offre le modèle et l’exemple ; les anciens étaient tellement frappés de cette vérité, qu’ils ont donné à l’univers le nom de Cosmos, qui signifie ordre.
Les arts, qui imitent la nature, doivent aspirer comme elle à l’ordre, à l’harmonie. Quelle est la condition essentielle d’un beau tableau ? C’est l’ordre : si les objets y étaient confus, déplacés, pêle-mêle, l’œil les repousserait avec dégoût.
« Voyez, dit Quintilien, ces formes isolées, ces membres épars, mais finis et parfaits : en ferez-vous une statue, si vous ne savez les unir ? Dans le corps humain, si vous mettez une partie à la place d’une autre, quoique le reste▶ demeure comme il était, n’aurez-vous pas un monstre ? et les muscles et les nerfs feront ils leurs fonctions, pour peu qu’ils soient dérangés ? Les grandes armées où se met la confusion s’embarrassent et se défont elles-mêmes. L’univers ne se maintient que par l’ordre ; si cet ordre venait à se troubler, tout périrait. »
§ I. Du plan.
On appelle plan l’ordre dans lequel on dispose les différentes parties d’un ouvrage ou d’une composition.
Il n’y a pas de règle absolue à établir sur la manière de construire un plan ; il dépend toujours de la matière elle-même, du genre de composition et du but que l’on veut atteindre. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il faut se tracer un plan, et y introduire trois qualités essentielles : l’unité, la simplicité et la division.
L’unité et la simplicité du plan ont pour but d’empêcher l’auteur de se perdre dans les détails de son œuvre. Il doit tout ramener à une pensée générale. La division de l’ouvrage doit se rattacher à certaines pensées secondaires qui dépendent de la pensée principale : de là naissent l’ordre et la lumière. Le lecteur ou l’auditeur qui comprend sans peine la marche des idées, voit avec plaisir toutes les parties s’enchaîner et se déployer sans confusion. Il connait le point de départ, il entrevoit le but, et l’ouvrage lui fait éprouver dans toute son étendue une satisfaction intime : c’est ainsi qu’on se sent rempli d’admiration devant un monument dont l’ensemble forme un tout harmonieux.
La division a pour but d’éviter les redites, et d’empêcher les parties de se confondre et de rentrer les unes dans les autres.
Il faut avoir soin de disposer les matières par gradation, de manière que l’intérêt aille toujours croissant. Le grand art est de ménager l’attention du lecteur : si l’on épuise tout d’abord sa curiosité, le ◀reste▶ devient froid et languissant.
Chaque genre de littérature a ses règles, et nécessite un plan particulier : une ode ne se compose pas comme un drame1. Dans les ouvrages même les moins importants, il y a un art de combiner les parties qu’il ne faut pas négliger : l’ode, l’élégie, l’épigramme empruntent souvent leur charme à la manière habile dont elles sont disposées. Quoique le genre épistolaire doive presque tout son agrément au naturel et à l’abandon, il ne faut pas croire qu’une lettre puisse être écrite sans ordre ni plan. Une lettre d’affaires doit être simple, méthodique et précise. Une lettre familière demande moins d’étude, mais il faut pourtant y distribuer les pensées avec un certain ordre : sans avoir un plan bien arrêté, le simple bon sens nous indiquera la manière de tout dire avec simplicité et sans confusion.
§ II. De la disposition oratoire.
La rhétorique explique ordinairement fort au long le plan que doit suivre un orateur dans la composition d’un discours. Comme notre but est d’appliquer la rhétorique à tous les genres d’écrire, nous ne ferons qu’indiquer sommairement la disposition oratoire : il est rare, du reste, qu’on ait à l’employer dans toute son étendue.
Un discours peut renfermer six parties ; l’exorde, la proposition, la narration, la confirmation, la réfutation, la péroraison.
1° Exorde.
L’exorde est le début et l’annonce du discours. Il doit préparer les auditeurs à la connaissance du sujet, et en même temps provoquer leur attention et leur bienveillance.
Le ton de l’exorde dépend de la nature du sujet, et de la position de l’orateur à l’égard de l’auditoire. L’exorde sera simple, si le sujet n’a pas grande importance ou doit être discuté froidement ; insinuant, si l’orateur a besoin de ménager les passions ou les préjugés de ses auditeurs ; pompeux, si 1a majesté du sujet permet d’étaler tout d’abord les richesses de l’éloquence ; véhément, si la passion qui anime l’orateur et les auditeurs lui permet d’entrer brusquement en matière en lançant la foudre.
On peut lire comme modèles l’exorde insinuant du plaidoyer de M. Desèze pour Louis XVI ; l’exorde pompeux de l’oraison funèbre de Bossuet sur la mort de la reine d’Angleterre :
Celui qui règne dans les cieux…
; l’exorde véhément du discours de Clytemnestre à Agamemnon, dans l’Iphigénie de Racine :
Vous ne démentez point une race funeste ;Oui, vous êtes le sang d’Atrée et de Thyeste :Que d’en faire à sa mère un horrible festin.Barbare !…
Exorde de l’Oraison funèbre de Turenne, par Fléchier.
Tout le peuple d’Israël le pleura avec de grands gémissements ; il pleura longtemps et il disait : Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ?
« Je ne puis, Messieurs, vous donner une plus haute idée du triste sujet dont je viens vous entretenir, qu’en recueillant ces termes nobles et expressifs dont l’Écriture se sert pour louer la vie et déplorer la mort du sage et vaillant Macchabée. Cet homme qui portait la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la terre, qui couvrait son camp d’un bouclier, et forçait celui des ennemis avec l’épée ; qui donnait à des rois ligués contre lui des déplaisirs mortels, et réjouissait Jacob par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle ; cet homme qui défendait les villes de Juda, qui domptait l’orgueil des enfants d’Ammon et d’Esaü, qui revenait chargé des dépouilles de Samarie, après avoir brûlé sur leurs propres autels les dieux des nations étrangères ; cet bomme que Dieu avait mis autour d’Israël comme un mur d’airain où se brisèrent tant de fois toutes les forces de l’Asie ; et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté les plus forts et les plus habiles généraux des rois de Syrie, venait tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains triomphantes les ruines du sanctuaire, et ne voulait d’autre récompense des services qu’il rendait à sa patrie, que l’honneur de l’avoir servie ; ce vaillant homme, poussant enfin avec un courage invincible les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, reçut le coup mortel, et demeura comme enseveli dans son triomphe.
« Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les villes de Judée furent émues, des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous les habitants. Ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce long et morne silence, d’une voix entrecoupée de sanglots que formaient dans leurs cœurs la tristesse, la pitié, la crainte, ils s’écrièrent : comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? À ces cris, Jérusalem redoubla ses pleurs ; les voûtes du temple s’ébranlèrent ; le Jourdain se troubla, et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? »
2° Proposition.
La proposition est l’exposition simple, claire et précise du sujet que l’on va traiter. Quand le sujet est compliqué, il faut le partager en plusieurs parties que l’on développe séparément ; c’est l’objet de la division, qui est surtout employée par les orateurs de la chaire.
Fléchier, après le magnifique exorde cité plus haut, où il s’élève au-dessus de lui-même, continue son discours par l’exposition suivante :
« Chrétiens, qu’une triste cérémonie assemble en ce lieu, ne rappelez-vous pas en votre mémoire ce que vous avez vu, ce que vous avez senti il y a cinq mois ? Ne vous reconnaissez-vous pas dans l’affliction que j’ai décrite ? Et ne mettez-vous pas dans votre esprit, à la place du héros dont parle l’Écriture, celui dont je viens vous parler ? La vertu et le malheur de l’un et de l’autre sont semblables, et il ne manque aujourd’hui à ce dernier qu’un éloge digne de lui. Quelle matière fut jamais plus disposée à recevoir tous les ornements d’une grave et solide éloquence que la vie et la mort de Turenne ? Où brillent avec plus d’éclat les effets glorieux de la vertu militaire ? Conduites d’armées, sièges de places, prise de villes, passages de rivières, attaques-hardies, retraites honorables, campements bien ordonnés, combats soutenus, batailles gagnées, ennemis vaincus par la force, dissipés par l’adresse, lassés et consumés par une sage et noble patience ? Où peut-on trouver tant et de si puissants exemples que dans les actions d’un homme sage, modeste, libéral, désintéressé, dévoué au service du prince et de la patrie ; grand dans l’adversité par son courage, dans la prospérité par sa modestie, dans les difficultés par sa prudence, dans les périls par sa valeur, dans la religion par sa piété ? Quel sujet peut inspirer des sentiments plus justes et plus touchants, qu’une mort soudaine et surprenante, qui a suspendu le cours de nos victoires, et rompu les plus douces espérances de la paix ?
« Retenons nos plaintes, Messieurs, il est temps de commencer son éloge, et de vous faire voir comment cet homme puissant triomphe des ennemis de l’État par sa valeur, des passions de l’âme par sa sagesse, des erreurs et des vanités du siècle par sa piété. Si j’interromps cet ordre de mon discours, pardonnez un peu de confusion dans un sujet qui nous a causé tant de troubles. Je confondrai quelquefois peut-être le général d’armée, le sage, le chrétien. Je louerai tantôt les victoires, tantôt les vertus qui les ont obtenues. Si je ne puis raconter tant d’actions, je les découvrirai dans leurs principes ; j’adorerai le Dieu des armées, j’invoquerai le Dieu de paix, je bénirai le Dieu des miséricordes, et j’attirerai partout votre attention, non pas par la force de l’éloquence, mais par la vérité et la grandeur des vertus dont je suis engagé de vous parler. »
3° Narration.
La narration se place ordinairement à côté de la proposition : elle contient le récit des faits qui se rattachent au sujet ; mais ce récit peut se placer ailleurs, si on le juge à propos.
La narration oratoire diffère de la narration historique ; celle-ci ne recherche que le vrai ; l’autre doit être faite en vue de la cause que l’on défend : sens détruire la vérité, elle appuie sur les circonstances favorables, et glisse légèrement sur celles qui pourraient nuire. On cite toujours comme un modèle d’habileté la narration de la mort de Claudius, dans le plaidoyer de Cicéron pour Milon.
La bataille de Rocroy, dans l’Oraison funèbre du prince de Condé, par Bossuet, est une admirable narration, pleine de mouvement et de grandeur.
« À la nuit qu’il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, le duc d’Enghien reposa le dernier, mais jamais il ne reposa plus paisiblement. À la veille d’un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel, et l’on sait que le lendemain, à l’heure marquée, il fallut réveiller d’un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole à la victoire ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups.
« Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le ◀reste▶ en déroute, et lançaient des feux de toutes paris. Trois fois le jeune vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides combattants, trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu’on voyait porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités montrer qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime ; mais enfin il faut céder. C’est en vain qu’à travers les bois, Bech précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés : le prince l’a prévenu ; les bataillons enfoncés demandent quartier ; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d’Enghien que le combat.
« Pendant qu’avec un air assuré il s’avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque ; leur effroyable décharge met les nôtres en furie. On ne voit plus que carnage ; le sang enivre le soldat jusqu’à ce que ce grand prince, qui ne peut voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. »
4° Confirmation.
La confirmation est la partie où l’on prouve la vérité que l’on a annoncée dans la proposition. C’est là le nerf et la substance du discours : l’orateur doit y déployer tout son art. De la manière de distribuer les preuves dépend souvent le succès. Il n’y a pas de règles à donner là-dessus ; Cicéron et Quintilien recommandent seulement de commencer et de finir par les moyens les plus convaincants. Il faut aussi faire un choix parmi les preuves, négliger celles qui sont légères, et ne s’attacher qu’à celles qui peuvent vraiment influer sur la conviction de l’auditeur.
5° Réfutation.
La réfutation se lie naturellement à la confirmation : elle consiste à détruire les preuves et les objections qu’on nous oppose. C’est ici qu’il faut appeler à son aide la dialectique, savoir démêler le faux du vrai, découvrir les sophismes déguisés sous les fleurs de l’éloquence. C’est surtout au barreau et à la tribune que la réfutation est importante : l’orateur sacré en a aussi souvent besoin pour combattre les passions elles erreurs.
Nous citerons, comme modèle de confirmation et de réfutation réunies, un fragment du plaidoyer de Lally-Tollendal, qu’il écrivit pour réhabiliter la mémoire de son père. On sait que ce dernier, gouverneur de nos colonie de l’Inde, y avait éprouvé de grands revers ; il avait de ennemis, qui l’accusèrent de ces désastres, et le firent condamner : il mourut sur l’échafaud.
« Quel sera le crime de l’homme du roi, qui, trompé dès le début de son expédition, frustré de la moitié des forces qu’on s’était engagé à lui fournir, enchaîné bientôt par une puissance absolue, dépourvu de tous moyens, sans vivres, sans argent, sans vaisseaux, sans soldats, traversé par mille obstacles, oublié de sa cour, tandis que les ennemis recevaient des renforts multipliés de la leur ; malgré l’excessive infériorité de ses forces, malgré l’esprit de sédition et de vertige répandu dans une armée qui n’a ni solde, ni nourriture ; malgré la désertion journalière et la défection totale de cette armée sans cesse quittant ses drapeaux pour aller joindre l’ennemi, trouve moyen de faire la guerre pendant trois ans sans interruption ; prend dix places, en manque une, et la manque parce que son escadre l’abandonne et laisse la mer libre à l’escadre ennemie ; gagne dix batailles, en perd une, et la perd, parce qu’une partie de ses troupes disparaît au commencement de l’action, et le laisse sur le champ de bataille, au moment où il fond sur l’ennemi ; dispute le terrain pied à pied ; lorsqu’il ne peut plus se défendre, tient pendant cinq mois en échec des forces vingt fois supérieures aux siennes ; et après avoir épuisé toutes les ressources que son zèle et son imagination pouvaient lui suggérer, après avoir payé et nourri de son argent le peu de troupes qui lui restait, est enfin obligé de rendre une ville2 bloquée par terre et par mer, une ville prise par la famine, où il ne restait pas un grain de riz, où l’on avait mangé les arbres et le cuir, sans autre défense, en un mot, que quelques canonniers, et une poignée de soldats, qui n’avaient plus la force de remuer un canon, même pas celle de se trainer jusqu’aux remparts.
« Quel sera le crime de l’homme de la Compagnie (des Indes), qui, sacrifiant généreusement ses intérêts à ceux de cette Compagnie, lui laisse la totalité des appointements qu’elle lui doit, fournit les magasins de son propre argent, vend jusqu’à ses effets, jusqu’à ceux de son secrétaire, pour nourrir la colonie, et s’expose aux plus grands dangers pour établir dans les différentes administrations, une intégrité et un ordre que n’avaient jamais connus la plupart de ceux qui les dirigeaient ?
« Quel sera le crime de l’homme privé qui se dépouille de tout ce qu’il possède, pour son roi et sa patrie ; qui, haï, persécuté, menacé de poison et d’assassinat, sur le point de succomber à l’un et à l’autre, n’exerce pas un seul acte de vengeance quand il en a le pouvoir, et remet à la justice des lois la punition des attentats qu’enfantait le mépris de ces lois ?
« Que cet homme, dominé naturellement par un tempérament vif, emporté par l’excès de son zèle, aigri par les contradictions sans cesse renaissantes, poussé par l’indignation que devaient exciter tant de crimes réunis, se soit laissé aller à des plaintes amères et à des reproches violents ; qu’il ait fait entendre, qu’il ait fait tonner dans toute sa force la voix de cette vérité toujours si effrayante pour les coupables ; qu’il les ait accablés de menaces dont malheureusement il n’a jamais exécuté aucune ; que parmi ces coupables, quelques-uns l’nient été moins, en effet, qu’ils ne lui ont paru l’être ; qu’accoutumé à se voir trompé de toutes parts, à rencontrer partout l’hypocrisie et la scélératesse, il en était presque venu au point de ne pas croire à la vertu dans ces affreux climats ; qu’il ait confondu le citoyen indolent et incapable avec le citoyen perfide et dangereux ; qu’il n’ait pas toujours eu assez de patience avec l’un, assez de dissimulation avec l’autre : qu’il ait été ou trop prompt ou trop franc dans quelques-uns de ses jugements, ou trop indiscret ou trop dur dans quelques-unes de ses expressions ; que dans ces instants de trouble et d’amertume où tout conspirait à le plonger, il lui ait échappé quelque démarche imprudente dont il n’est jamais résulté de préjudice public, quelque résolution désespérée qui n’a jamais eu d’effet ; qu’enfin, il faille dire de lui, si l’on veut, ce que Tite-Live disait du grand Camille : Que les génies les plus supérieurs, que les plus grands hommes savent mieux vaincre que gouverner, était-ce donc là de quoi le condamner à perdre la tête sur un échafaud ? Où en sommes-nous, grand Dieu, si avec de pareils motifs les hommes peuvent faire périr un de leurs semblables ? Et par quel bizarre contraste somme-nous tout à la fois assez parfaits pour qu’une erreur soit punie de mort ; et assez-dépravés pour que ceux qui redoutent la vérité puissent conduire au supplice celui qui la dit ? »
On voit quelle vivacité d’éloquence, quelle abondance de raisons inspire ici à l’orateur la piété filiale ; la douleur, l’indignation percent dans toute sa chaleureuse argumentation : aussi obtint-il la réhabilitation de la mémoire de son père.
6° Péroraison.
La péroraison est la conclusion du discours. Il y a plusieurs manières de le terminer. Souvent on résume les principales preuves en les groupant avec de nouvelles couleurs et une nouvelle force, pour frapper vivement les esprits et achever de les convaincre-, ou bien, si le sujet prête à l’émotion, l’orateur met en œuvre toutes les ressources du pathétique pour frapper un grand coup ; il emploie les tours animés, les figures hardies, les expressions énergiques, pour toucher, ébranler, subjuguer les auditeurs. Telle est la péroraison de l’oraison funèbre du prince de Condé, dans Bossuet.
« Jetez les yeux de toutes parts : voilà tout ce qu’a pu la magnificence et la piété pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et des fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le ◀reste▶ ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant ; et rien ne manque dans tous ces donneurs que celui à qui on les rend.
« Pleurez donc sur ces faibles ◀restes▶ de la vie humaine ; pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros. Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides ! Quel autre fut plus digne de vous commander ? Mais dans quel autre ayez-vous trouvé le commandement plus honnête ? Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant : “voilà celui qui nous menait dans les hasards ! sous lui se sont formés tant de renommés capitaines que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre ! Son ombre eût pu encore gagner des batailles : et voilà que dans son silence son nom même nous anime ; et ensemble il nous avertit que, pour trouver à la mort quelque ◀reste▶ de nos travaux, et n’arriver pas sans ressource à notre éternelle demeure, avec le roi de la terre il faut encore servir le roi du ciel.”
« Servez donc ce roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d’eau donné en son nom, plus que tous les autres ne feront jamais tout votre sang répandu ; et commencez à compter le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant.
« Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu’il a bien voulu mettre au rang de ses amis ? Tous ensemble, en quelque degré de sa confiance qu’il vous ait reçus, environnez ce tombeau, versez des larmes avec des prières, et, admirant dans un si grand prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d’un héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi, puisse-t-il toujours vous être un cher entretien ! Ainsi, puissiez-vous profiter de ses vertus, et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d’exemple !
« Pour moi, s’il m’est permis, après tous les autres, de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince, le digne objet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire ; votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire ; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface ; vous aurez dans cette image des traits immortels ; je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier Jour, sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C’est là que je vous verrai plus triomphant qu’à Fribourg et à Rocroy ; et ravi d’un si beau triomphe, je dirai en actions de grâces, ces belles paroles du disciple bien-aimé : “la véritable victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c’est notre foi”.
« Jouissez, prince, de cette victoire, jouissez-en éternellement par l’immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d’une voix qui vous fut connue : vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte : heureux si, averti par ces cheveux blancs da compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie, les ◀restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint. »
Pour mieux comprendre la disposition oratoire et suppléer aux citations que nous n’avons pu faire ici, il faut choisir quelque discours éloquent dans Démosthène, Cicéron, Bossuet, Bourdaloue ou Massillon, en faire l’analyse, examiner le plan, la marche, la distribution des parties : ce travail sera d’une grande utilité pour l’intelligence des principes de rhétorique énoncés ci-dessus.
Nous citerons ici, comme contrepartie des discours sérieux, un petit plaidoyer fort spirituel écrit par Colnet, en faveur des chiens et des chats, à l’occasion d’une proposition de M. Roger, qui voulait que ces animaux fussent soumis à un impôt. On y trouvera toutes les formes habituelles des discours du barreau, la division, le ton, le style : c’est une parodie piquante et originale, que peuvent avouer l’esprit et le bon goût.
Plaidoyer en faveur des chiens et des chats.
…… Venez, famille désolée,Venez, pauvres enfants qu’on veut rendre orphelins,Venez faire parler vos esprits enfantins3.
Exorde.
« Depuis que j’habite notre petite planète, je n’entends parler que d’abus à réformer. Dans ma jeunesse, on en voulait aux moines. Ils étaient accusés de priver la population d’une partie de ce qui devait lui revenir, et, quoique cette accusation fût assez mal fondée, en les supprima ; car c’était ainsi qu’on réformait à cette époque. Bientôt tout fut un abus4 et réformé comme tel. J’ai même vu le moment où les procureurs5…
Proposition.
« Mais voici bien un autre scandale : nos chiens et nos chats sont en danger ! Un philanthrope veut nous enlever les animaux domestiques que nous chérissons le plus ; il prêche, au dix-neuvième siècle, une croisade contre d’innocentes victimes qui ont des droits sacrés à notre reconnaissance ; et c’est de l’amour du bien public qu’il prétend colorer cet attentat ! C’est l’humanité qu’il invoque pour colorer un projet sanguinaire ! Il faut convenir que la philanthropie est bien barbare, et qu’à force d’humanité, nous sommés devenus bien inhumains ! Quoi qu’il en soit, les victimes ne seront pas égorgées sans réclamation : une voix faible mais courageuse, va s’élever en leur faveur.
Division.
« Je plaide pour les chiens et les chats défendeurs, aboyants, miaulants, d’une part ; contre M. Alexandre Roger, chevalier de la Légion-d’Honneur, demandeur, d’autre part.
Confirmation et réfutation. — Défense du chien.
« Messieurs, dans un procès de cette nature, la moralité des accusés devant nécessairement influer sur la décision des juges, il conviendrait de rappeler ici les heureuses qualités dont la nature a doué la moitié la plus intéressante de nos clients ; mais si je disais tout ce que valent les chiens, nous aurions trop à rougir6. Qui, d’ailleurs, ne connaît pas leur douceur, leur fidélité, leur inébranlable attachement ? Et à qui pourrais-je apprendre que, rapprochés de nous par un sentiment que notre férocité même ne peut anéantir, ils s’associent à nos peines comme à nos plaisirs, devinent et partagent toutes nos affections, nous protègent dans le danger, combattent et meurent en nous défendant ? Ce ne sont point, Messieurs, de ces faux amis du jour, esclaves de la fortune, et toujours prêts à nous abandonner dans l’adversité ; martyrs généreux de l’amitié, on les voit s’échapper de l’asile doré de l’opulence, où l’on veut les retenir captifs, et mi, où comme tant de parasites qui sont loin de les valoir, ils seraient traités magnifiquement, pour retourner dans l’humble galetas du pauvre auquel ils sont attachés par un lien que l’amitié rend indissoluble. Et ce pauvre, que lui restera-t-il si vous lui enlevez son chien ? Le malheureux est pestiféré : tout s’éloigne de lui, tout le fuit avec une sorte d’horreur ; son chien est le seul être qui, dans la nature entière, se montre sensible à sa misère, l’en console par ses caresses, et l’adoucisse en la partageant. Qui l’aimera, si vous lui arrachez ce compagnon de son infortune ? mais jamais un jugement inique n’ordonnera cette cruelle séparation : je me suis adressé à des cœurs sensibles, les chiens gagneront leur cause.
Défense du chat .
« La cause des chats est, je l’avoue, Messieurs, plus difficile il défendre. On a généralement mauvaise opinion de leur caractère, et leurs griffes leur ont fait beaucoup d’ennemis ; mais il faudrait aussi se rendre justice. Si les chats sont méchants, nous ne sommes pas très bons. On les accuse d’égoïsme ; et c’est nous qui leur faisons ce reproche ! Ils sont fripons ; qui sait si de mauvais exemples ne les ont pas gâtés ? Ils flattent par intérêt ; mais connaissez-vous beaucoup de flatteurs désintéressés ? Cependant, vous aimez, vous provoquez l’adulation. Pourquoi donc faire un crime aux chats de ce qui, dans la société, est à vos yeux le plus grand de tous les mérites ? Je ne parlerai point ici de leur grâce ni de leur gentillesse ; je ne vous peindrai point ces minauderies enfantines, ce dos en voûte, cette queue ondoyante, et tant d’agréments divers, à l’aide desquels ils savent si bien nous intéresser à leur conservation. Des motifs plus puissants militent en leur faveur.
« Si vous détruisez les chats, qui mangera les souris ? Ce ne sera pas assurément l’auteur du projet qui vous est présenté. On vous parle de souricières !… Des souricières, Messieurs ! Eh ! Qui n’en connaît pas l’influence ? Des souricières ! C’est un piège qu’on vous tend, gardez-vous bien de vous y laisser prendre ? Depuis longtemps les souris, trop bien avisées, savent s’en garantir. Attendez-vous donc à voir au premier jour la gent trotte-menue ronger impunément tous les livres de vos bibliothèques. On s’en consolerait si elles n’attaquaient que ces poèmes fades et ennuyeux dont nous sommes affligés depuis quelques années ! mais leur goût n’est pas très sûr, elles rongeront Racine aussi bien que Pradon. Que dis-je ? Nos feuilletons eux-mêmes et nos plaidoyers si beaux et si longs ne seront pas épargnés. D’où je conclus que détruire les chats c’est rétablir le vandalisme.
« Mais je consens que vous fermiez les yeux sur les souris. Songez au moins qu’un ennemi cent fois plus terrible vous menace… Les rats, à qui les chats imposent encore, les rats, Messieurs, sont aux aguets ; ils n’attendent que le moment où vous aurez prononcé l’arrêt fatal que mon adverse partie sollicite, pour entrer en campagne et venir s’établir dans vos habitations, que vous serez forcés, oui, Messieurs, que vous serez forcés de leur abandonner.
Péroraison .
« Et vous pouvez hésiter encore ! Catilina est à vos portes7 et vous délibérez ! Je vous prie, Messieurs, d’excuser cette véhémence : il est difficile de conserver son sang-froid quand on parle des rats. »