Chapitre II.
Moyens de se préparer à la composition.
Il y a plusieurs moyens de se préparer à la composition.
Distinguons d’abord la préparation immédiate et la préparation éloignée.
§ I. Préparation immédiate.
Nous avons dit plus haut que la première condition pour écrire est de méditer à fond son sujet, de réfléchir dans le calme et le silence de l’esprit, pour trouver ce que l’on doit dire. On ne peut trop recommander aux jeunes gens cette réflexion préliminaire, sorte de gymnastique intellectuelle qui formera leur jugement en excitant leur imagination : tout dépend de là, facilité, succès, et plaisir dans les études.
« C’est, dit Buffon, pour n’avoir pas assez réfléchi sur son sujet qu’on se trouve embarrassé, et qu’on ne sait par où commencer à écrire. Pour bien écrire, il faut pleinement posséder son sujet. Pour peu qu’il soit compliqué, il est bien rare qu’on puisse l’embrasser d’un coup d’œil, ou le pénétrer en entier d’un seul et premier effort : on ne peut donc trop s’en occuper ; c’est le seul moyen d’affermir, d’étendre et d’élever ses pensées : plus on leur donnera de substance et de force par la méditation, plus il sera facile de les réaliser ensuite par l’expression. »
On peut être embarrassé de commencer son travail, soit parce qu’on entrevoit à la fois un grand nombre d’idées, soit parce que le sujet paraît aride, difficile, et qu’on ne trouve rien à dire.
Dans le premier cas, il est bon de jeter à la hâte et en abrégé sur le papier les diverses pensées qui s’offrent à l’esprit ; on fera ensuite un choix, on tracera son plan▶ d’après ce canevas improvisé ; et l’on se mettra ensuite à écrire dans un ordre convenable.
Dans le second cas, il faut stimuler son esprit, en secouer la paresse, creuser ses souvenirs, ses impressions, ses lectures passées, chercher tout ce qui se rattache de près ou de loin au sujet indiqué ; et si l’on y met de la bonne volonté, on ne restera jamais à sec, on sera même étonné de voir le sujet se féconder comme de lui-même.
Nous avons dans l’esprit beaucoup plus de ressources que nous ne pensons : il faut avoir en soi-même quelque confiance, se mettre à l’œuvre sans trop craindre de mal faire, et se persuader que si l’on ne réussit pas tout d’abord, c’est faute d’exercice et de pratique : tout viendra avec le temps, le travail et la persévérance.
D’abord il s’y prit mal ; puis un peu mieux, puis bien ;Puis enfin il n’y manqua rien.
Écrire n’est pas créer dans le sens propre du mot ; c’est presque toujours se souvenir, et combiner les idées que l’on a acquises dans la société, dans la lecture, dans l’étude ; il n’y a que les hommes de génie qui créent véritablement, et les hommes de génie sont rares. Les premiers essais de composition d’un élève ne sont ordinairement que des imitations, des réminiscences : c’est la marche de la nature.
Plus tard, quand l’esprit est mûr et formé, on peut arriver à se faire une manière à soi, originale et indépendante. Un bon moyen de donner à l’imagination l’impulsion dont elle manque, c’est de lire, avant de composer, quelques passages d’un bon auteur, analogues au sujet que l’on doit traiter ; les chrestomathies fournissent toujours des morceaux de ce genre. On se met ainsi en train, et les idées viennent plus facilement. Si l’on a à traiter un sujet historique, il est bon de lire dans un historien les faits relatifs à l’époque ou aux évènements dont il est question.
Si c’est un discours, il faut se mettre en esprit dans la situation même du personnage qu’on fait parler. Si c’est une narration, une description, il faut se figurer que l’on voit ce qu’on raconte ou ce qu’on peint. On écrira ainsi avec vérité, avec charme ; le style prendra la couleur locale ; enfin les difficultés s’aplaniront.
L’imitation est l’exercice le plus profitable à ceux qui débutent dans la composition, surtout quand ils écrivent dans une langue étrangère avec laquelle ils ne sont pas entièrement familiarisés. C’est le meilleur moyen de fie former à la fois la pensée, le jugement et le style ; on se pénètre peu à peu des tours, des images, de l’harmonie des bons auteurs ; on s’enrichit la mémoire ; le goût se forme ; on acquiert le sentiment du beau, qui est l’idéal auquel doivent aspirer tous les arts. On peut ensuite voler de ses propres ailes.
Un exercice d’imitation dont un élève studieux peut tirer un grand profit, c’est celui qui consiste à lire avec attention des morceaux choisis, et à les reproduire ensuite soi-même, en s’efforçant de suivre, soit de près, soit de loin, la marche de l’auteur, ses idées et son style. Cette méthode n’est pas nouvelle, puisque Cicéron la conseille dans soit dialogue de l’Orateur.
Les recueils de morceaux choisis ne manquent pas pour s’aider dans ce travail : c’est au maître à en régler l’application d’après la force et les facultés de l’élève. Peu d’exercices sont à la fois plus faciles et plus profitables ; il n’y a même guère d’autre moyen d’initier les commençants aux secrets de la composition. Les livrer tout d’abord à eux-mêmes, c’est les décourager ; ils feront des efforts inutiles, et se persuaderont qu’il leur est impossible d’écrire. Après s’être exercés quelque temps à reproduire un modèle, ils s’habitueront à penser par eux-mêmes ; ils n’imiteront plus que de loin ; ils pourront transporter dans un autre genre les pensées de l’auteur ; enfin ils se sentiront assez forts pour traiter sans secours tous les sujets qu’on pourra leur proposer. C’est alors qu’ils pourront acquérir une manière à eux, et s’élever jusqu’au vrai talent.
Il va sans dire que toute composition ou imitation doit être soumise à la correction d’un maître ; c’est une condition essentielle de progrès ; sans cela, on retomberait toujours dans les mêmes fautes sans s’en apercevoir :
Un sage ami, toujours rigoureux, inflexible,Sur vos fautes jamais ne vous laisse paisible.
§ II. Préparation éloignée.
J’entends par préparation éloignée tout ce qui peut contribuer à développer l’intelligence de la jeunesse, à orner sa mémoire et son cœur, à former son jugement, son goût et son style. Ce résultat s’obtient ; 1° par l’étude et l’observation en général ; 2° par la lecture ; 3° par la traduction ; 4° par la conversation.
1° L’étude et l’observation.
On ne peut écrire que sur ce que l’on sait ; or le savoir s’obtient par l’étude ; de même l’enfant ne peut parler qu’en apprenant des mots et en les appliquant aux choses, ce qui lui donne des idées.
Tout ce que nous apprenons, à mesure que nous avançons en âge, forme ce qu’on appelle l’instruction. Le mot éducation désigne plus particulièrement le développement moral et les manières qui distinguent une personne bien élevée.
L’instruction peut s’acquérir partout, dans l’étude de la nature, dans les livres, dans- les voyages, dans nos rapports avec le monde :
Quiconque a beaucoup vuPeut avoir beaucoup retenu.
L’étude suppose toujours l’observation : on n’acquiert de solides connaissances qu’en réfléchissant beaucoup, en cherchant à se rendre compte de tout ce qu’on voit, en remontant des effets aux causes.
Écrire, c’est exprimer ce que l’on sait : plus un écrivain est instruit, plus il a de facilité pour écrire, plus il trouve d’idées applicables au sujet qu’il traite. Il est sans doute impossible de tout savoir, d’embrasser à la fois les sciences, les arts et les lettres : il est même certain qu’en voulant trop étendre son instruction, on ne peut rien approfondir, on n’acquiert que des connaissances superficielles : l’étude doit toujours nous conduire à une spécialité, sinon nous devenons impropres à exercer une fonction sociale, et nous sommes condamnés à ramper dans la médiocrité.
Mais, tout en nous adonnant à une étude particulière, nous devons chercher à acquérir des connaissances générales, qui ne nous laissent rien ignorer de ce que tout le monde sait, et nous permettent de figurer avec honneur dans la société. C’est pour cela que dans l’éducation même des jeunes personnes on introduit de nos jours, outre les arts, des notions élémentaires de diverses sciences. Plus l’âme est cultivée, plus elle sent sa noblesse, mieux elle comprend Dieu, mieux elle sait goûter ce qui est beau et bon.
La nature est le grand livre que nous ne devons jamais nous lasser d’étudier ; c’est une source intarissable d’idées et d’émotions ; elle nous en apprend plus que les auteurs, et surtout elle donne à nos pensées plus de fraicheur et de justesse. Si nous avons à décrire les phénomènes de la nature, les splendeurs du soleil à son lever ou à son coucher, la lumière se jouant en mille nuances autour de notre globe, le calme d’une belle nuit, un orage, la mer et ses mille aspects merveilleux, la campagne et ses charmes enivrants ; si nous voulons peindre l’homme et la société avec les vertus, les passions ou les travers qui nous présentent sans cesse un drame ou une comédie vivante, il vaut mieux interroger notre mémoire et nos impressions que les livres ; nos compositions auront une couleur plus vraie, nous y ferons circuler davantage la chaleur et la vie.
La jeunesse doit aussi s’exercer à sentir, à apprécier, à juger les beaux-arts, quand même elle ne serait pas appelée à les cultiver. Sans être peintre, musicien, sculpteur ou antiquaire, on peut apprendre à connaître ce qui constitue le mérite et la beauté d’une peinture ou d’une statue, à se laisser émouvoir par les accords de l’harmonie musicale, à admirer les monuments de l’architecture chez les différents peuples et dans les divers styles qui ont produit des chefs-d’œuvre.
Ne restons pas non plus étrangers aux merveilles de l’industrie moderne, aux prodigieuses découvertes qui agrandissent chaque jour le domaine de la science, et tendent à transformer les rapports des hommes entre eux ; visitons les ateliers, les manufactures ; cherchons à nous faire expliquer les procédés et les machines qui ont centuplé la puissance humaine : toutes ces connaissances, en satisfaisant notre curiosité, ouvriront à notre imagination des perspectives sans bornes.
Laissons-nous enflammer d’une noble ardeur pour la famille, la patrie et l’humanité. L’amour de nos semblables chassera de nos cœurs l’égoïsme, vile passion qui éteint toute impulsion généreuse, et dessèche dans leur germe les plus beaux sentiments. La famille nous présentera l’image du bonheur et des vertus domestiques. La patrie est une autre famille à laquelle nous devons aussi amour, dévouement et respect. L’humanité nous montrera dans tous les hommes des frères qui ont, comme nous, une destinée immortelle.
Enfin, descendons au fond de notre âme, pour y sentir palpiter et vivre cette partie immortelle de nous-mêmes, qui nous rapproche de Dieu. Étudions ces facultés intellectuelles qui nous font sentir, penser et raisonner ; donnons-leur une direction juste et élevée ; écoutons la voix infaillible de la conscience, qui nous fait toujours discerner le bien du mal : cette loi morale, en épurant nos cœurs, fortifiera aussi notre esprit.
Laissons surtout notre âme s’émouvoir à la voix douce et pénétrante de la religion. Ne perdons pas de vue un instant l’Être infini, puissant et bon, source éternelle de beauté, d’amour et d’intelligence ; c’est de lui que tout vient, c’est à lui que tout doit remonter par une aspiration naturelle d’adoration et de reconnaissance. La religion est la science suprême de la vérité : elle seule peut révéler l’origine et le but de notre existence ; elle élève nos cœurs à Dieu par la foi, elle les touche et les enflamme par la charité, elle les soutient par l’espérance, en proposant comme récompense à nos vertus une immortalité de bonheur.
Quelle source abondante de pensées et de sentiments pour l’écrivain qui se laisse aller à ces bienfaisantes inspirations !
2° La lecture.
La lecture est le moyen qui conduit le plus directement et le plus sûrement à l’art d’écrire. Elle développe le fond de nos connaissances, elle les agrandit ; elle nous forme à la fois le cœur et l’esprit ; elle nous initie aux secrets de la langue et aux finesses du style ; enfin, elle nous offre des modèles variés de composition. En lisant, nous devons faire comme les abeilles, qui vont picorer les fleurs, s’arrêtant aux plus parfumées, et puisant de çà, de là, ce miel délicieux qu’elles vont ensuite déposer dans leurs rayons.
De même que les abeilles savent faire un choix parmi les fleurs, nous devons choisir avec soin nos lectures : il y a des fleurs vénéneuses, il y a des livres où circule le poison.
Il en est des livres comme des amis : un petit nombre suffit ; ce n’est pas la quantité, mais la qualité que nous devons rechercher. Attachons-nous aux bons modèles, à ces ouvrages que l’admiration universelle et une critique éclairée nous signalent comme dignes de fixer notre attention.
Il faut, dit Pline, lire beaucoup, mots non beaucoup de choses.
Celui-là réussira le mieux dans l’art d’écrire, qui aura lu le plus souvent et avec le plus de fruit un petit nombre d’excellents ouvrages, et moins d’ouvrages médiocres.
Il faut rechercher, non les ouvrages les plus amusants, mais les plus utiles. Ce conseil ne plaît pas toujours à la jeunesse, qui ne voit souvent dans la lecture, qu’un amusement pour son imagination frivole ; mais en mûrissant, elle en comprendra la justesse, et finira par mépriser les livres futiles qui l’ont enthousiasmée un instant. Les mauvais livres gâtent le cœur et le goût : ils n’apprennent rien ; ils égarent l’imagination et faussent le jugement. Ceci s’applique surtout à ce déluge de romans écrits à la hâte, qui inondent les littératures modernes. Je plains celui qui ne sait pas mieux utiliser son temps et ses loisirs.
Mais, dira-t-on, quels livres choisir ? Les bons ouvrages ne manquent pas. Consultez un maître, un ami sage et éclairé ; il vous indiquera ceux qui conviennent le mieux à votre âge, à vos études, à l’état de votre âme et de votre esprit. Choisissez de préférence les ouvrages historiques ; vous apprendrez à y connaître les hommes et les peuples, et en même temps à vous connaître vous-même. L’histoire est l’étude de la vérité : on y trouve à la fois le drame, le roman, la philosophie et l’éloquence. Lisez les poètes qui ont le mieux peint l’homme et la nature, leurs riantes images vous délasseront l’esprit ; lisez aussi les critiques célèbres, pour vous habituer à juger avec goût les œuvres littéraires ; ne dédaignez pas les orateurs et les moralistes ; ne reculez pas devant un livre sérieux : vous n’aurez pas à regretter votre temps et vos peines.
Lisez avec attention, avec réflexion, et non à la hâte, pour arriver à la fin du volume : relisez plusieurs fois les livres ou les passages qui vous auront frappé ; vous en comprendrez mieux les beautés ; votre goût se formera rapidement. Appliquez-vous à saisir le ◀plan, la marche de l’auteur, le but qu’il veut atteindre, la vérité, la justesse des pensées et du style. Si vous suivez ces conseils, vous parviendrez infailliblement à savoir écrire.
Bossuet était rempli de la lecture de la Bible ; Démosthène copia plusieurs fois de sa main toute l’histoire de Thucydide, pour s’identifier avec son style.
3° La traduction.
La traduction est aussi l’un des meilleurs exercices pour former le style, parce qu’elle met à la fois en mouvement l’intelligence, pour comprendre le sens d’une langue étrangère ; le goût, pour saisir les beautés de l’auteur ; le style, pour chercher à le bien rendre. La plupart des grands écrivains se sont exercés à la traduction, et en ont tiré les plus grands fruits. Une bonne traduction n’est jamais l’œuvre d’un écrivain médiocre. Cette lutte des mots contre les mots, des pensées contre les pensées, exerce au plus haut point la sagacité de l’esprit, fait connaître les finesses du langage, le mécanisme du style, les secrets et les ressources de l’art d’écrire ; c’est une gymnastique éminemment propre à développer le talent, et à comprimer les écarts fougueux de l’imagination.
Traduire n’est pas imiter, c’est se rapprocher autant que possible de l’original, le rendre avec fidélité, précision, par des mots qui aient le même sens, ou par des expressions équivalentes ; il faut reproduire non seulement le sens des idées, mais encore le génie de l’écrivain, la couleur de sa pensée et de son style ; c’est ainsi seulement qu’une traduction peut être utile et agréable.
4° La conversation.
La première éducation de l’enfant se fait par la conversation, mais les connaissances sérieuses ne nous viennent guère par cette voie ; les causeries du monde sont généralement superficielles : on peut toutefois y acquérir la connaissance des hommes et des caractères, une manière élégante de s’exprimer, les grâces de la politesse et du bon ton. Si l’on est observateur, on fera son profit de mille choses qui passent inaperçues pour un esprit volage et distrait. Le devoir des jeunes gens dans le monde, c’est de savoir écouter et se taire à propos.
Un genre d’exercice qui réunit à la fois l’utilité de la lecture et le charme de la conversation, c’est de lire, non pas seul, mais avec une personne qui soit en état de sentir les beautés ou les défauts du livre, et de vous communiquer ses impressions.
« J’aime la lecture en général, dit La Rochefoucauld ; celle où il se trouve quelque chose qui peut façonner l’esprit et fortifier l’âme est celle que j’aime le plus. Surtout, j’ai une extrême satisfaction à lire avec une personne d’esprit ; car, de cette sorte, on réfléchit à tout moment sur ce qu’on lit, et des réflexions que l’on fait, il se forme une conversation la plus agréable du monde et la plus utile. »
Si l’esprit des jeunes gens a été bien préparé par les moyens que nous venons d’indiquer, ils acquerront promptement le sentiment du beau et du bon, qui est le but de tous les arts ; et ils aimeront la littérature, les bonnes lettres, comme disaient les anciens, les belles-lettres, comme disent les modernes. C’est là qu’ils apprendront à penser avec noblesse, à parler avec élégance ; ils sentiront en eux, par cette culture de l’âme, une élévation de sentiments, une puissance de pensée, une satisfaction intime qui leur feront mépriser le vice et chérir la vertu : c’est par là qu’ils verront grandir en eux l’imagination, le goût et le talent.
§ III. De l’imagination et des images.
L’imagination est cette faculté de l’âme par laquelle on saisit vivement les objets absents ou présents, fictifs ou réels, pour les modifier, les embellir, les représenter à son gré.
L’imagination de l’écrivain ou de l’artiste est d’autant plus forte que son âme est plus sensible. Celui qui sent vivement, exprime sa pensée avec énergie, avec chaleur ; il s’inspire en composant ; son sujet lui apparaît avec des couleurs variées, sa pensée se produit par de vives et brillantes images. C’est surtout dans la poésie et dans les arts que l’imagination peut déployer ses richesses.
Mais il faut savoir régler cette faculté capricieuse : si on la laisse dominer exclusivement, elle nous emporte au-delà des bornes, et nous jette dans de bizarres et folles extravagances. L’imagination doit toujours marcher d’accord avec la raison, et c’est même celle-ci qui doit guider l’autre.
Un des effets de l’imagination, c’est d’animer le style d’images saisissantes ; il y a image quand le mot ou la phrase peint quelque chose à l’esprit. L’image est donc un tableau. Quand le style est revêtu d’images, il prend de la couleur et de l’éclat : on dit alors qu’il est pittoresque.
Les images peuvent se rencontrer dans tous les genres de composition, mais elles sont surtout à leur place dans les genres élevés, dans l’éloquence et dans la poésie ; sans images, la poésie est froide, nue et décolorée, ou plutôt elle n’existe pas.
C’est par image que l’on dit l’or des moissons, l’émail des prés, le feu de la colère. Il y a image dans ces vers de la Fontaine :
Un jour sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,Le héron au long bec emmanché d’un long cou.
dans cette phrase de Bossuet :
« L’univers allait s’enfonçant dans les ténèbres de l’idolâtrie. »
Relisons la touchante élégie de Millevoye, intitulée la Chute des feuilles, nous verrons que ce qui en fait le plus grand charme, ce sont les images.
De la dépouille de nos boisL’automne avait jonché la terre :Le bocage était sans mystère,Le rossignol était sans voix.Triste et mourant à son aurore,Un jeune malade, à pas lents,Parcourait une fois encoreLe bois cher à ses premiers ans.Bois que j’aime, adieu ! je succombe,Votre deuil me prédit mon sort…………………………………………
Les images doivent être justes, claires et naturelles. Une des plus fréquemment employées est celle qui suppose une ressemblance dans les objets, et une comparaison qui se fait dans l’esprit ; les rhéteurs la nomment métaphore. Si la comparaison est fausse ou forcée, l’image est obscure ou mauvaise. Il ne faut pas courir après les images, ni en surcharger son style. Que dit-on d’une parure bigarrée de toutes les couleurs ? Qu’elle est de mauvais goût. Il en est de même d’un style trop imagé. La simplicité est le vrai caractère de la beauté.
Il ne faut pas confondre les images avec les figures, dont nous parlerons plus loin ; toutes les images ne sont pas des figures.
§ IV. Du goût.
Le goût peut se définir : le sentiment exquis de ce qui est beau.
Pour que le goût soit pur, il doit offrir la justesse de l’esprit combinée avec la délicatesse du sentiment.
Une personne d’un goût sûr et délicat saisit vivement les beautés et les imperfections d’un ouvrage ; un instinct de l’âme les lui fait sentir ; la réflexion s’y mêle, et le jugement suit aussitôt.
Le goût a donc son origine dans l’amour du beau. Tous les hommes le possèdent en principe, mais il a besoin d’être formé par l’étude et par l’éducation. Il n’est personne qui ne sente une impression de plaisir à l’aspect des magnificences de la nature, qui ne soit ému par un beau tableau, par une musique harmonieuse ; chacun se plaît à une belle représentation dramatique, à la lecture d’un beau livre. Mais voyez comme les émotions sont différentes, comme le plaisir est varié ! l’homme instruit, dont le goût est perfectionné par l’étude, découvre mille beautés, mille nuances délicates qui échappent aux esprits sans culture ; il les savoure avec délices, tandis que les autres n’en ont qu’un sentiment confus et incomplet.
Tous les préceptes du monde ne suffisent pas pour donner du goût ; c’est par l’étude et par la comparaison des modèles qu’il se forme : l’enseignement du maître consiste à faire ressortir les beautés, à les montrer aux yeux des élèves, à exciter en eux la délicatesse du sentiment, à former leur jugement par une critique éclairée et impartiale. Nulle étude n’est plus avantageuse sous ce rapport que l’histoire de la littérature, sous la direction d’un guide éclairé. En passant en revue les meilleures œuvres littéraires d’une nation, le jugement et la sensibilité s’exercent, se perfectionnent par un travail de choix et d’exclusion ; le goût acquiert un degré remarquable de finesse et de pureté.
Ce précieux résultat exerce en même temps une influence heureuse sur les compositions auxquelles on applique les élèves, et leur esprit arrive enfin à cette maturité de jugement qui est le triomphe du bon goût.
« Le génie enfante, dit Chateaubriand, le goût conserve. Le goût est le bon sens du génie ; sans le goût, le génie n’est qu’une sublime folie. »
Le goût a donc besoin d’être réglé, sinon il s’égare et se perd ; il prend l’enflure pour la noblesse, la trivialité pour le naturel, l’emphase des expressions pour la chaleur du sentiment : c’est alors le mauvais goût, résultat d’un jugement faux et d’un sentiment perverti. Les lectures sans choix et sans régie contribuent surtout à dépraver le goût.
Il faut avouer que le goût varie selon les temps, les lieux et les individus. Le goût d’une nation change avec ses mœurs ; chaque peuple a un goût particulier en harmonie avec son caractère ; chaque individu a un goût personnel, qui n’est pas tout à fait celui des autres.
L’architecture grecque a été, longtemps considérée comme la plus parfaite ; le moyen-âge a créé l’architecture gothique, à laquelle il a donné l’empreinte de sa foi ; et cet art, d’après l’opinion commune aujourd’hui, ne le cède ça rien au premier. Le goût littéraire du dix-septième siècle, en France, n’était pas le même que celui de nos jours. La France n’admire pas tout ce qui est applaudi en Angleterre. Que conclure de cette diversité ? Serons-nous obligé d’avouer qu’il n’existe aucun principe en matière de goût ?
Non, sans doute. Nous dirons avec Montaigne que l’homme est
ondoyant et divers
. Il peut y avoir diversité dans le goût sans qu’il soit mauvais : ce qui dépend d’une faculté aussi mobile que le sentiment ne peut être soumis à une règle absolue, mathématique ; la beauté peut revêtir différents aspects, sans cesser d’être la beauté ; on ne la confondra jamais avec la laideur.
Le goût peut donc varier sans être essentiellement mauvais. Mais s’il y a opposition absolue entre les goûts, si l’un trouve laid ce que l’autre trouve beau, il y en a un qui est nécessairement vicieux. Quelle sera la règle générale à suivre pour juger sainement en fait de goût ? 1° Consultons le sentiment intérieur et spontané de notre âme : s’il n’est pas gâté par une mauvaise éducation, ce sera un bon juge, mais non infaillible. 2° Examinons si l’objet en question est conforme à la nature, type de tout art d’imitation : si le rapprochement est possible, ce sera un excellent moyen de juger avec goût. 3° Enfin, le guide le plus sûr, c’est l’admiration générale : ce qui est regardé comme beau par tous les hommes doit l’être infailliblement ; le nier, ce serait nier la lumière. Les œuvres d’Homère, de Raphaël, de Michel-Ange, de Racine, ne redoutent plus la critique.
La critique est l’application raisonnée des lois du goût à l’appréciation des œuvres d’art et de littérature. Son devoir n’est pas seulement de blâmer les défauts, mais aussi de faire ressortir les beautés d’un ouvrage. La critique est nécessaire aux progrès du talent.
§ V. Du talent, du génie.
Le talent est une aptitude particulière de l’esprit à réussir dans un travail quelconque. En littérature, il consiste à produire des œuvres qui satisfassent le goût.
Le talent dépend sans doute des facultés naturelles de l’esprit, mais il a besoin d’être développé et perfectionné par l’étude, sinon il reste inconnu, semblable à ces pierres précieuses enfouies dans le sol, qui attendent la main du lapidaire pour briller d’un vif éclat. Dans les arts, un beau talent suppose toujours une vive imagination. Un homme peut réunir plusieurs sortes de talents : ainsi Voltaire a excellé dans la tragédie, dans l’histoire, dans la poésie légère ; Léonard de Vinci se distingua à la fois comme peintre, sculpteur, mécanicien et architecte. On doit re marquer qu’en général, plus le talent d’un homme est varié, moins il a de profondeur : Voltaire en est un exemple.
Il ne faut pas confondre le talent avec le génie.
Le génie est le talent porté à sa plus haute puissance.
C’est un don de la nature ; l’étude peut le perfectionner et le polir, mais non le donner.
Le propre du génie, c’est de créer, de produire des œuvres originales, de s’élever au sublime. (Voir, dans la deuxième partie, l’article Beau et sublime.) Le talent imite, rassemble ; il peut être vif, brillant, étendu, fin, spirituel, élevé même ; mais il ne dépasse jamais certaines bornes Me la condition humaine. Le génie, au contraire, a une marche indépendante : il éclate comme la foudre ; il reçoit du ciel une inspiration sacrée qui le pousse à produire de grandes œuvres. Il dépasse les forces de la puissance humaine ordinaire, et semble entrer en communication avec le ciel : c’est pour cela que ses productions atteignent l’idéal, et nous transportent d’admiration. Mais cette inspiration du génie, sorte d’exaltation mystérieuse et puissante, ne peut être que momentanée ; voilà pourquoi le génie s’élève et s’abaisse tour à tour : Corneille nous en offre de fréquents exemples.
Nous avons voulu, dans ce qui précède, donner aux élèves des préceptes généraux de composition, et leur enseigner les principaux moyens de développer un sujet, de se former le jugement, le goût et l’imagination. L’art d’écrire s’apprend sans doute bien plus par la pratique que par les leçons ; mais nous savons par expérience que les régies sont aussi d’un grand secours pour perfectionner le talent. Tout art a des secrets, tout art a une méthode ; l’élève ne peut pas tout deviner ; il faut l’aider par de bons principes. L’art du maître consiste à faire marcher simultanément la pratique et les règles. C’est dans ce but que nous allons exposer un abrégé de rhétorique, où nous avons surtout recherché la brièveté et la clarté.