Chapitre XXV.
des figures. — figures par développement et par abréviation
Le rapprochement des idées semblables ou opposées est assurément la source la plus féconde des figures du style, mais nous avons dit qu’elle n’était pas la seule ; l’écrivain peut encore donner au discours l’énergie ou l’élégance, soit en développant, soit en abrégeant l’expression de la pensée ; et pour l’amplifier comme pour la condenser, la rhétorique emploie des formes spéciales dont il est utile de connaître le nom et l’usage. Qu’on se rappelle d’abord ce qui a été exposé plus haut à propos de l’amplification et de la précision en général, il ne s’agira plus ici que d’en énumérer quelques formes spéciales.
Un des premiers moyens d’amplification est la périphrase.
Qui dit périphrase dit circonlocution. Le but de la périphrase est de fixer l’attention sur certains attributs de l’idée, contenus, sans doute, mais confusément avec tous les autres, dans le mot qui l’exprime, et de les mettre en lumière par un développement particulier. Là est toute la théorie de la périphrase. Toute circonlocution dans le discours est-elle un défaut ? Oui, quand elle résulte uniquement d’une délicatesse outrée, d’une horreur déplacée pour le mot propre, quand elle n’a en vue que la pompe et le luxe des paroles, quand elle obscurcit au lieu d’éclairer, délaye au lieu de circonscrire ; non, quand elle n’a pour but que de mieux faire saisir l’idée sous certain point de vue, d’en signaler certains éléments, de remplacer enfin le mot lui-même par une définition ou une description utile et opportune. Périphrase analytique, bonne et louable forme ; périphrase emphatique, faute à mon gré, toujours et partout.
La périphrase doit servir à caractériser l’idée. Si je dis : Dieu fait la loi aux
rois ; Dieu arrête les complots des méchants, — j’énonce deux vérités, mais je ne
caractérise pas Dieu en tant que dominant les rois ou réprimant le crime, et mes deux
vérités courent risque de passer inaperçues. Mais qu’au lieu du mot Dieu, Bossuet dise avec sa parole magnifique : « Celui qui règne dans les
cieux et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté
et l’indépendance, »
il explique par cette périphrase comment et pourquoi Dieu
« est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur
donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. »
Que Racine
désigne Dieu par ces mots :
Celui qui met un frein à la fureur des flots,
nous concluons du plus au moins ou du même au même que celui-là
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Et observez, avec Condillac, que si, en conservant les idées principales, vous substituez l’une des périphrases à l’autre, toutes deux vous paraîtront froides et déplacées, parce que le caractère donné à Dieu n’aura plus assez de rapport avec son action dans l’une et l’autre circonstance.
Quand la périphrase ne caractérise pas l’idée, elle doit caractériser le sentiment de
l’écrivain ou du personnage en scène. J’entre dans une église ; elle est tendue d’étoffe
noire semée d’armoiries et de larmes d’argent, un catafalque s’élève au milieu du chœur,
des milliers de cierges brûlent à
l’entour, on chante les
dernières prières. J’interroge un assistant qui me répond : « C’est le prince***,
mort il y a deux jours, et qu’on va porter en terre, l’office terminé. »
C’est
un indifférent qui annonce une nouvelle à un indifférent ; je n’ai pas besoin de dire
qu’ici toute périphrase serait tout à fait déplacée. Mais quand Bossuet veut faire
sentir aux grands du monde tout le néant des grandeurs humaines, les faire pâlir et
frissonner à l’idée des formidables coups de surprise de la mort, ah ! ce n’est plus
alors Henriette d’Angleterre que l’on va porter à Saint-Denys ; le sentiment demandera
la périphrase : « Encore ce reste tel quel va-t-il disparaître, cette ombre de
gloire va s’évanouir, et nous l’allons voir dépouillée même de cette triste
décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y
dormir dans la poussière, avec les grands de la terre, comme parle Job, avec ces rois
et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y
sont pressés, tant la mort est prompte à remplir ces places ! »
Est-ce le même
orateur qui s’était écrié quelques moments plus tôt, et sans périphrase cette fois :
« Madame se meurt, Madame est morte ? »
Deux impressions différentes à
produire sur l’auditeur avaient déterminé ici l’absence, là l’usage de la périphrase.
« Il y en a, dit Pascal, qui masquent toute la nature. Il n’y a point de roi
pour eux, mais un auguste monarque ; point de Paris, mais une capitale du royaume. Il
y a des endroits où il faut appeler Paris, Paris, et d’autres où il faut l’appeler
capitale du royaume. »
— Il fait nuit et Didon veille. — On comprend que le
sentiment demande une périphrase pour la première idée, et que cette périphrase
exprimera nécessairement le contraste entre le repos silencieux de la nature entière et
l’orageuse insomnie de l’infortunée :
C’était l’heure où tout dort dans une paix profonde ;Un calme universel assoupissait le monde ;Ni les flots de la mer, ni les feuilles des boisN’exhalaient un murmure, une plainte, une voix ;Les étoiles glissaient dans le ciel taciturne,Les troupeaux réunis sous le bercail nocturne,Les oiseaux colorés, les voyageurs errantsQui peuplent les forêts ou les lacs transparents,Mollement engourdis dans leurs muets domaines,Savouraient le repos et l’oubli de leurs peines,Mais la fille de Tyr veille avec ses ennuis110.
Sans doute, vous vous rappelez bien des périphrases pour rendre ces mots : il fait nuit ; comparez-les ensemble, et, si elles appartiennent à de vrais écrivains, vous remarquerez comment elles se modifient d’après l’analogie des idées, d’après la nature des sentiments, et enfin d’après le caractère des ouvrages ; car ce sont là les trois influences auxquelles doit obéir la périphrase. Vous souvenez-vous, par exemple, du commencement de cette charmante petite comédie de Molière, le Sicilien, ou l’Amour peintre, le seul ouvrage peut-être en vers blancs qu’ait produit le xviie siècle ?
Il fait noir comme dans un four,Le ciel s’est habillé ce soir en scaramouche,Et je ne vois pas une étoileQui montre le bout de son nez.
Enfin, on emploie souvent la périphrase uniquement pour ajouter à l’élégance du discours ; mais ici, elle m’est presque toujours suspecte. Si la périphrase ne sert pas à caractériser la pensée ou le sentiment d’après les lois de la liaison des idées et le ton de l’ouvrage, point de périphrase ; je préfère le mot propre, toutes les fois du moins que les bienséances ne s’y opposent pas ; et quand je dis les bienséances, j’entends les réelles et les vraies, et non celles des précieuses ou des classiques exagérés, ce qui est tout un.
Le dix-huitième siècle a tué la périphrase par l’étrange abus qu’il en a fait. L’école de Boileau et de Racine la lui avait léguée, mais il a dissipé l’héritage avec une inconcevable profusion. C’est un des points par lesquels M. de Chateaubriand appartient à l’époque qui l’a vu naître, surtout dans Atala et le Génie du Christianisme. Ainsi chantait l’ancien des hommes vaut-il mieux que : ainsi parlait le vieillard, — même dans ce qu’on nomme prose poétique ? J’en doute fort. Dans MM. Delille, Fontanes, Legouvé, etc., c’est autre chose encore. La périphrase est pour eux une espèce d’énigme proposée au lecteur. Ils ont l’air de lui dire : voici une idée, eh bien ! je parie la présenter si adroitement que vous en devinerez le mot, sans que je le prononce. Par exemple, devinez ceci ; c’est Henri IV qui parle :
Je veux enfin qu’au jour marqué pour le repos,L’hôte laborieux des modestes hameauxSur sa table moins humble ait, par ma bienfaisance,Quelques-uns de ces mets réservés à l’aisance.
Le premier vers signifie : je veux que le dimanche. — Bien ! — Le second : chaque paysan. — Très-bien ! — Et les deux derniers : mette la poule au pot. — Parfaitement bien. Henri IV lui-même ne l’aurait peut-être pas deviné. — Vous vous moquez ; mais sans cette périphrase, le mot si caractéristique du bon roi ne pouvait entrer dans une tragédie. — Eh bien ! il fallait l’omettre plutôt que de le défigurer ainsi. M. Delille veut exprimer qu’il va prendre son café. Il ne peut décemment dire en vers : ma tasse, mon café et mon sucre sont prêts. Comment s’y prendra-t-il ?
Ma coupe, mon nectar, le miel américainQue du suc des roseaux exprima l’Africain,Tout est prêt…
soit ; l’esprit sourit volontiers à ecs tours de force, pourvu qu’ils ne soient ni déplacés, la passion vive et les convenances historiques les admettent rarement ; ni énigmatiques, comme MM. Delille et Chateaubriand s’en permettent parfois111 ; ni trop multipliés. Juvénal veut dire : tandis que je ne suis pas encore vieux,
Dum nova canities, dum prima et recta senectus,Dum superest Lachesi quod torqueat, et pedibus mePorto meis, nullo dextram subeunte bacillo.
Boileau traduit :
Tandis que, libre encor, malgré les destinées,Mon corps n’est point courbe sous le faix des années,Qu’on ne voit point mes pas sous l’âge chanceler,Et qu’il reste à la Parque encor de quoi filer.
On peut soutenir, sans être trop rigoriste, que le premier vers de Juvénal et le second
de Boileau suffisaient pour exprimer complétement l’idée ; le troisième surtout paraît
tout
à fait superflu dans les deux poëtes. « La règle,
dit fort bien Condillac, est que, quand on veut exprimer une même chose par plusieurs
périphrases, les images soient dans une certaine gradation, qu’elles ajoutent
successivement les unes aux autres, et que tout ce qu’elles expriment convienne
également, non-seulement à la chose dont on parle, mais encore à ce qu’on en
dit. »
On a appelé pronomination la périphrase qui remplace un seul nom. Ainsi le vers de Racine,
Celui qui met un frein à la fureur des flots,
substitué au mot unique Dieu. Subdivision inutile, à mon avis. J’en dis autant des deux figures proposées par M. Fontanier, la paraphrase et l’épiphrase. Il cite comme exemple de paraphrase les vers d’Iphigénie :
Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens,Cet Achille, l’auteur de tes maux et des miens,Dont la sanglante main m’enleva prisonnière,Qui m’arracha d’un coup ma naissance et ton père,De qui jusques au nom tout doit m’être odieux,Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux ;
et comme exemple d’épiphrase les deux derniers vers de ce passage de Phèdre :
Et puisse ton supplice à jamais effrayerTous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses,Des princes malheureux nourrissent les faiblesses,Les poussent au penchant où leur cœur est enclin,Et leur osent du crime aplanir le chemin,Détestables flatteurs, présent le plus funesteQue puisse faire aux rois la colère céleste !
Mais il est bien évident que la première strophe n’est qu’une accumulation de périphrases, une énumération des idées contenues dans le mot Achille, et les deux vers qui terminent la seconde, une sorte de périphrase additionnelle. Pourquoi donc grossir inutilement la nomenclature ?
Quant à la paraphrase proprement dite, paraphrase des psaumes, paraphrase d’un article de loi, etc., ce n’est plus là une figure de rhétorique, c’est un commentaire plus ou moins éloquent ou logique d’un texte ; nous n’avons point à en parler.
Il n’est pas toujours nécessaire de développer la pensée pour lui faire produire tout
son effet, vous atteindrez souvent le même but, en vous contentant de la répéter. Il
suffit parfois, pour amener la conviction, de reproduire toujours les mêmes preuves ;
pour entraîner dans notre sentiment, d’appuyer sans cesse sur les mêmes idées et les
mêmes expressions. C’est en ce sens que Napoléon disait à Sainte-Hélène : « La
figure de rhétorique la plus éloquente est la répétition. »
Répétition. — Le mot définit la chose :
Eurydice, c’est toi qu’appelait son amour,Toi qu’il pleurait la nuit, toi qu’il pleurait le jour.
Dans Massillon : « Ce monde ennemi de Jésus-Christ, ce monde
qui ne connaît pas Dieu, ce monde qui appelle le bien un mal et le
mal un bien, ce monde, tout monde qu’il est,
respecte encore la vertu, envie quelquefois le bonheur de la vertu,
cherche souvent un asile et une consolation auprès des sectateurs de la
vertu, rend même des honneurs publics à la
vertu. »
Inutile de s’arrêter à la répétition, ni d’en énumérer toutes les variétés indiquées
par les rhéteurs. Mais disons un mot à ce propos des répétitions qui échappent
involontairement. En général, il faut s’en garder. Dès que reparaît un mot qui s’est
présenté peu auparavant, ce retour monotone est un signe de négligence dans l’écrivain.
Cherchez à substituer un autre terme. Le travail de synonymie qu’exigeront vos scrupules
vous sera utile comme étude de vocabulaire. Souvent même la difficulté de trouver un
équivalent convenable vous obligera à remanier toute la pensée ; tant mieux ; il est
rare qu’on
se repente d’avoir ainsi remis son ouvrage sur le
métier pour le polir et le corriger. Vous ne vouliez que changer, vous aurez amélioré,
et la révision vous aura révélé une idée qui ne s’était pas offerte d’abord. Voilà la
règle ; mais elle n’est pas plus que d’autres sans exception. « Quand, dans un
discours, dit avec raison Pascal, on trouve des mots répétés, et qu’essayant de les
corriger, on les trouve si propres, qu’on gâterait le discours, il faut les laisser ;
c’en est la marque, et c’est la part de l’envie qui est aveugle, et qui ne sait pas
que cette répétition n’est pas faute en cet endroit : car il n’y a point de règle
générale. »
Au lieu de répéter le mot, souvent on répète l’idée, en accumulant soit des idées semblables, ce que les rhéteurs appellent expolition, soit les divers signes qui expriment la même idée, ce qu’ils nomment synonymie ou métabole. Hippolyte, se justifiant auprès de Thésée, emploie huit vers à lui prouver que ce n’est pas tout à coup, mais insensiblement et par degrés, qu’une âme vertueuse devient capable d’un grand crime :
Examinez ma vie, et voyez qui je suis.Quelques crimes toujours précédent les grands crimes.Quiconque a pu franchir les bornes légitimesPeut violer aussi les droits les plus sacrés.Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés ;Et jamais on n’a vu la timide innocencePasser subitement à l’extrême licence.Un seul jour ne fait pas d’un mortel vertueuxUn perfide assassin, un lâche incestueux.
Voilà l’expolition.
Voici la synonymie : Cicéron veut faire comprendre la fuite soudaine et inattendue de Catilina : Abiit, excessit, evasit, erupit.
… Va, cours, vole et nous venge,
dit le vieux don Diègue. J’ajouterai avec presque tous mes prédécesseurs l’exemple de la Fontaine dans la fable du Charlatan :
Ce charlatan se vantait d’êtreEn éloquence un si grand maître,Qu’il rendrait disert un badaud,Un manant, un rustre, un lourdaud ;Oui, messieurs, un lourdaud, un animal, un âne.Que l’on m’amène un âne, un âne renforcé,Je le rendrai maitre passé…
Vous remarquez dans ces deux derniers exemples une sorte de crescendo
dans la synonymie. Il en est presque toujours ainsi, et la métabole
gagne à cette gradation ascendante ou descendante. J’ai déjà traité de la gradation ;
celle que les mots représentent si bien s’appelle climax, du mot grec
qui veut dire, échelle, degrés. M. Géruzez a trouvé un remarquable exemple de climax dans la Satire Ménippée : c’est d’Aubray
rappelant au peuple de Paris tout ce qu’a fait pour lui Henri III : « Tu n’as pu
supporter ton roi débonnaire, si facile, si familier, qui s’était rendu comme concitoyen
et bourgeois de ta ville, qu’il a enrichie, qu’il a embellie de somptueux bâtiments,
accrue de forts et superbes remparts, ornée de priviléges et exemptions honorables : que
dis-je ? pu supporter ! c’est bien pis, tu l’as chassé de sa ville, de sa maison, de son
lit ! Quoi chassé ? tu l’as poursuivi ! Quoi poursuivi ? tu l’as assassiné, canonisé
l’assassinateur et fait des feux de sa mort ! »
L’expolition sans gradation, comme celle de Racine que nous venons de citer, peut souvent paraître un pléonasme, même en prenant le mot dans sa pire acception. Cette critique cependant s’appliquerait mal à Racine. L’argument d’Hippolyte est le plus puissant, presque le seul qu’il ait à faire valoir. Il devait appuyer énergiquement sur cette preuve.
Il y a d’ailleurs plusieurs espèces de pléonasme, et l’on a dû le pressentir d’après cc que j’ai dit en traitant de la précision. Il me suffira donc d’ajouter ici quelques lignes sur cette figure dont j’ai fait le terme générique de toutes celles qui procèdent par développement d’idée.
Le pléonasme, dans le langage ordinaire, consiste à ajouter à la phrase des mots qui lui sont ou qui lui semblent inutiles. Mais dès que l’on distingue ces deux espèces, la rhétorique doit employer, pour les exprimer, deux termes différents, selon que les mots superflus le sont réellement ou seulement en apparence. Elle appellera périssologie, battologie, tautologie, les adjonctions de mots qui n’ajoutent rien à l’idée, et réservera le nom de pléonasme à celles qui lui donnent de l’énergie ou de l’élégance.
Quand on dit dans la conversation : montez en haut, descendez en bas, il n’a seulement qu’à dire, s’entr’aider mutuellement, il s’est porté à la dernière extrémité, etc. ; quand on parle, comme certains pamphlétaires, de l’économie domestique de la maison, ce qui peut se traduire par l’arrangement de la maison de la maison de la maison, il y a réellement périssologie. Mais j’appelle pléonasme le mot d’Orgon :
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,Ce qu’on appelle vu…112
et l’imprécation de Camille :
Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre !
Voltaire blâme les deux vers de Nicomède :
Trois sceptres à son trône attachés par mon brasParleront au lieu d’elle, et ne se tairont pas.
Il compare ce dernier hémistiche aux dictons de M. de la Palisse. Que l’ensemble de la métaphore soit répréhensible, je l’accorde, mais Voltaire, loin de voir une périssologie dans le second vers, y eût trouvé une opposition énergique, s’il en eût rapproché celui qui précède :
Et quand il forcera la nature à se taire.
« Mon père, dit Nieomède, pourra faire taire la nature dans son cœur, mais mes
conquêtes parleront, elles parleront toujours, sans cesse ; quelque chose qui arrive,
celles-là du moins ne se tairont pas. »
Je ne vois là qu’un pléonasme de bon
aloi. C’est l’avis de M. Fontanier qui, en général, montre du goût et de la sagacité. Le
même rhéteur ajoute au pléonasme deux autres figures, l’apposition et
l’explétion. C’est trop subdiviser. Je ne vois pas la nécessité de
mettre au rang des figures quelques substantifs employés au lieu d’adjectifs pour
qualifier,
Lorsque César,
l’amouret l’effroi de la terre ;
ou quelques adjectifs qui précèdent le substantif plutôt que de le suivre :
Telle, aimable en son agir, mais simple dans son style,Doit éclater sans pompe une élégante idylle.
Quant à l’emploi de certains mots redondants en apparence, mais qui ajoutent réellement à l’énergie de la phrase : Saisissez-moi ce petit vaurien, je vous le traiterai de la belle manière ;
Prends-moi le bon parti, laisse-là tous les livres, etc.,
appelez ces idiotismes explétions, je ne m’y oppose point ; mais ce sont, dans le fait, de vrais pléonasmes que l’on peut analyser, ou des espèces d’interjections, communes à toutes les langues.
Comme nous venons d’admettre des figures par lesquelles l’idée acquiert de la force en se développant, nous en reconnaîtrons qui la fortifient en la condensant et en la resserrant. Ces dernières se renferment sous le nom général d’ellipse.
L’ellipse est le contraire du pléonasme. Pour donner plus de rapidité au discours, elle supprime un ou plusieurs mots et quelquefois même une idée. Je trouve, en effet, une ellipse d’idée dans l’Art poétique d’Horace :
… Ego lævusQui purgor bilem sub verni temporis horam !Non alius faceret meliora poemata… ;
et dans Tartufe :
Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniersDes aumônes que j’ai partager les deniers.
« Maladroit que je suis, dit Horace, à propos des poëtes excentriques et
chevelus de son temps, car les mêmes ridicules ont reparu à toutes les époques,
maladroit que je suis, moi qui fais comme tout le monde, qui me
purge à l’approche du printemps ; sans cela, si je ne faisais pas comme
tout le monde, je serais réputé le premier des poëtes, nul ne ferait les vers
mieux que moi. »
— « Si l’on vient pour me voir, dit Tartufe, dites que je n’y suis pas, parce que je vais partager mes deniers aux
prisonniers. »
En fait d’ellipse de mot, tout le monde se rappelle le fameux vers de Racine dans Andromaque :
Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?
L’ellipse ajoute infiniment de vivacité à la narration, surtout à la narration familière. Ecoutez le commencement d’un petit récit de cette espèce : Un jour un trafiquant persan, s’en allant en commerce, mit en dépôt chez son voisin, cent livres de fer. Voudriez-vous me rendre mon fer ? dit-il, quand il fut de retour. — Vous me demandez votre fer, répondit le voisin ; il n’est plus… Voici maintenant ce que l’ellipse fera de cette phrase :
… Un trafiquant de Perse,Chez son voisin, s’en allant en commerce,Mit en dépôt un cent de fer un jour.Mon fer ! dit-il, quand il fut de retour. —Votre fer, il n’est plus…
Plusieurs appellent dialogisme cette espèce d’ellipse qui supprime dans le courant ou même dès le commencement du dialogue les formes qui expriment qu’un interlocuteur prend la parole ou succède à un autre : dit-il, répondit-il, etc.
L’ellipse peut avoir ses défauts. Elle ne sait pas toujours éviter la dureté, l’obscurité et le solécisme.
J’appelle ellipse dure, laborieuse, celle, par exemple, de la Fontaine lui-même à la fable 2 du livre X, l’Homme et la Couleuvre. C’est l’homme qui répond au serpent :
… Tes raisons sont frivoles.Je pourrais décider, car ce droit m’appartient,Mais rapportons-nous-en. — Soit fait, dit le reptile.
Rapportons-nous-en… à qui ? sous-entendu : à quelqu’un que nous prendrons pour juge. Durior ellipsis, diraient les Latins.
Le vers si souvent cité :
Le crime fuit la honte et non pas l’échafaud,
est une ellipse obscure, quoi qu’en pense Condillac. Car la première idée que porte à l’esprit la construction grammaticale de la phrase, c’est que le crime ne fait pas l’échafaud, comme on dit : le peintre fait le tableau et non pas la statue, tandis que l’auteur a voulu dire que l’échafaud ne fait pas la honte. On peut blâmer, pour le même motif, l’ellipse de Casimir Delavigne dans l’Ecole des vieillards :
J’ai voulu par le luxe en imposer un peu,Je dis un peu ; beaucoup, je me croirais coupable.
Enfin le pire défaut de l’ellipse, c’est le solécisme. Corneille dit dans Sertorius, acte▶ III, scène 4 :
Ce n’est pas s’affranchir, qu’un moment le paraître.
M. de Balzac a écrit, dans un de ses premiers romans où il gardait l’anonyme, cette
phrase incroyable : « Monsieur, répondit Charles Servigné, c’est moi qui
interroge et ne le suis jamais. »
Ne sous-entendez jamais
dans le second membre de la phrase un mot qui n’a pas été littéralement exprimé dans le
premier, ou ne le remplacez point par un pronom qui ne peut le représenter
régulièrement113.
Quelques-uns joignent à l’ellipse la figure que l’on remarque dans les phrases latines suivantes :
… hie illius arma,Hic currus fuit.Utinam aut hic surdus, aut hæc muta facta sil.
Deux substantifs gouvernent un verbe qui, grammaticalement, ne se rapporte qu’au dernier des deux. Ils nomment cette forme zeugme. Est-ce à elle qu’il faut rapporter ces locutions toutes raciniennes :
… Éphèse et l’IouieA son heureux hymen était alors unie…Ce héros qu’armera l’amour et la raison…Quelles sauvages mœurs, quelle haine endurciePourrait en vous voyant n’être point adoucie ?
Enfin, on peut rattacher au pléonasme et à l’ellipse deux figures, la conjonction et la disjonction, que je mentionne, comme j’en ai cité plusieurs autres, moins pour leur valeur réelle, que pour ne pas laisser ignorer aux jeunes gens des formes et des noms qu’ils pourraient rencontrer.
Pour ajouter plus d’énergie au style, multipliez-vous les particules conjonctives, il y
a conjonction. Madame de Sévigné veut exprimer la douleur de madame de
Longueville à la mort de son fils : « Tout ce que la plus vive douleur peut faire
et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par
des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers
le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. »
Il y a disjonction, au contraire, quand pour donner plus de rapidité
à la construction, vous supprimez toutes les particules conjonctives. Ainsi dans
Bossuet : « Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est
abattu, tout est désespéré. »
N’est-ce pas aussi à l’ellipse qu’appartient l’anacoluthe, littéralement, absence de compagnon, construction où l’auteur laisse désirer certains mots qui régulièrement devraient accompagner les autres ? Beauzée prétend que l’anacoluthe n’existe pas en français114. M. Fontanier, au contraire, la multiplie à l’infini.Qui, nul, d’autres, le premier, le seul, heureux ! etc., sans substantif exprimé, tout cela, anacoluthe. J’en citerai un seul exemple, le vers de Boileau :
Sans songer où je vais, je me sauve où je puis.
Le premier hémistiche est complet, mais, dans le second, le mot où
manque de son compagnon, là ; « sans songer où, dans quel
endroit, je vais, je me sauve là où je puis. »
Mais, en vérité, toutes ces
formes sont-elles autre chose que des idiotismes que l’on rencontre à chaque ligne et
qui relèvent uniquement du génie de la langue ? J’aimerais mieux appeler anacoluthes ces phrases où l’absence de certains mots change la construction
sans la blesser, sert à varier la marche d’une période, et à donner de la grâce au
style. Ce sont là secrets du métier à l’usage exclusif des habiles. Voici une
construction de Racine qui, ce me semble, me fera comprendre. C’est dans Iphigénie :
Il me représenta l’honneur et la patrie,Tout ce peuple, ces rois à mes ordres soumis,Et l’empire d’Asie à la Grèce promis ;De quel front immolant tout l’Etat à ma fille,Roi sans gloire, j’irais vieillir dans ma famille…