(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre XXIII. des figures. — tropes d’invention et tropes d’usage  » pp. 323-338
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre XXIII. des figures. — tropes d’invention et tropes d’usage  » pp. 323-338

Chapitre XXIII.

des figures. — tropes d’invention et tropes d’usage

Nous avons fait observer que certaines figures entrent tellement dans les habitudes du discours, appartiennent si intimement au génie de la langue, que le rhéteur n’a presque rien à dire sur leur emploi, et qu’il suffit de les énoncer et de les définir. Ce sont celles que l’abbé de Radonvilliers105 appelle tropes d’usage ou de la langue, pour les distinguer des tropes d’invention ou de l’écrivain, dont le mouvement plus libre a besoin par là même d’être guidé dans sa route et modéré dans ses écarts. Il n’y a nul mérite, sans doute, mais aussi nulle chance d’erreur, dans l’emploi de ces formes consacrées, aussi vieilles, semble-t-il, que le français même, dont tout le monde use, sans y songer, en parlant ou en écrivant, et qui n’en sont pourtant pas moins des figures : il est enflammé de courroux ; lisez Cicéron ; donnez-moi un petit verre ; chevaucher sur un bâton, etc. Mais quand Racine dit :

Quel est ce glaive enfin qui marche devant eux ;

quand Corneille crée l’expression que nous avons déjà remarquée :

Et tous trois à l’envi s’empressaient ardemment
A qui dévorerait ce règne d’un moment ;

quand, d’autre part, des hommes de talent se laissent entraîner aux vicieuses métaphores que nous avons signalées plus haut, il est bien évident que ce ne sont plus là des figures de domaine public, dont on ne doit tenir aucun compte à l’écrivain ; elles appartiennent en propre à celui qui les a créées, et peuvent, en conséquence, être étudiées comme formes à imiter ou à fuir.

Parmi les tropes d’usage ou de la langue, il faut ranger bien des métaphores, mais un plus grand nombre encore de métonymies et de synecdoques, et toutes les catachrèses. Je ne sache pas qu’on ait rendu nettement raison de ce fait, qui tient à la nature même des différentes figures que je viens de nommer.

Remarquons d’abord que les trois dernières se rattachent à la première. En effet, avons-nous dit, il y a métaphore toutes les fois que, en vertu d’une comparaison mentale, on emploie le signe d’une idée pour exprimer une autre idée semblable ou analogue à certains égards. Or tel est aussi le caractère de la métonymie, de la synecdoque et de la catachrèse ; la différence, c’est que, pour celles-ci, la simple similitude ou analogie ne suffit plus, et qu’il faut ajouter un autre élément à la comparaison. Entrons dans quelques détails.

La métonymie est une métaphore dans laquelle les expressions substituées au mot propre supposent non-seulement une similitude quelconque, mais une correspondance bien marquée entre les deux objets comparés. Si je dis, à propos d’un soldat : C’est un lion dans les combats, je ne prétends établir qu’une simple ressemblance entre le courage impétueux du lion et celui de ce soldat ; c’est une métaphore. Mais si j’exprime la cause pour l’effet, le contenant pour le contenu, le signe pour la chose signifiée, il y a entre les deux idées correspondance positive, et qui existait préalablement à ma comparaison ; c’est une métonymie. Ainsi :

Métonymies de la cause pour l’effet ou l’instrument : Bacchus, Cérès, pour vin et blé ; André Chénier a osé dire :

Allez sonder les flancs du plus lointain Nérée…
Une Cybèle neuve et cent mondes divers,
Aux yeux de nos Jasons sortis du sein des mers ;

Homère, pour la collection des œuvres de ce poëte ; Athalie, pour la tragédie dont cette reine est l’héroïne ; un Rubens, pour un tableau de Rubens ;

Je l’ai vu cette nuit ce malheureux Sévère,
La vengeance à la main…

pour l’épée, instrument de vengeance.

Métonymies de l’effet ou de l’instrument pour la cause : Cheveux blancs, pour vieillesse ; la pále mort, parce qu’elle rend pâle ;

O mon fils, ô ma joie, ô l’honneur de mes jours !
… Sa main désespérée
M’a fait boire la mort dans la coupe sacrée ;

un grand pinceau, une plume exercée, un bon violon, une fine lame, pour le peintre, l’écrivain, le violoniste, le spadassin.

Métonymies du contenant pour le contenu : Le verre, la bouteille, pour la liqueur qui y est renfermée ;

J’entends à haute voix tout mon camp qui m’appelle,

pour les soldats qui s’y trouvaient ; un cachemire, du bourgogne, pour l’étoffe et le vin qui viennent de ces provinces ; le Portique, le Lycée, pour les philosophes réunis dans ces lieux ; Genève, Rome, pour les doctrines religieuses dont ces deux villes sont le centre,

Je ne décide point entre Genève et Rome.

Métonymies du signe pour la chose signifiée : La robe, pour les professions civiles ; l’épée, pour la profession militaire ; le sceptre, la couronne, pour la dignité royale ; le chapeau, pour le cardinalat ; les bonnets rouges et les talons rouges, pour les démagogues et les aristocrates ; les parties du corps, pour le sens ou le sentiment dont elles sont ou dont on les suppose l’organe : l’œil, l’oreille, pour la vue et l’ouïe ; le cœur, la cervelle, les entrailles, pour le courage, l’esprit, la sensibilité,

Mes entrailles pour lui se troublent par avance.

Métonymies du maître ou du patron pour la chose elle-même : Sainte-Gudule, Saint-Pierre, pour l’église qui leur est consacrée ; un louis, un napoléon, pour la pièce de monnaie qui porte l’effigie de ces princes.

La métonymie exige donc que les deux objets métaphoriquement comparés se correspondent mutuellement, chacun d’eux existant d’ailleurs indépendamment l’un de l’autre ; la synecdoque va plus loin, sa condition essentielle est une connexion, une cohésion des deux idées ; non-seulement les objets comparés se correspondent, mais ils ne forment qu’un tout. Qu’il s’agisse d’un individu, d’une espèce, d’un genre quelconque, la synecdoque suppose l’emploi du plus pour le moins, du moins pour le plus, d’une partie pour une autre, dans un objet unique.

Tantôt la partie est prise pour le tout : La tête, pour l’homme entier,

J’ignore le destin d’une tête si chère ;

on paye tant par tête ; le toit, le seuil, le foyer, le feu lui-même, pour la maison : ce village compte tant de feux ; la Porte, pour l’empire ottoman, expression qui se rattache aussi à la métonymie ; cent voiles, pour cent vaisseaux ; un fleuve ou une ville, pour un royaume et ses habitants,

La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars ;

une saison, pour toute l’année : il compte quinze printemps, etc.

Ou le tout pour la partie : lorsqu’on désigne, par exemple, un instrument ou un objet par le nom de la matière dont il est fait : le fer, pour l’épée ou les chaînes, et en combinant encore la synecdoque avec la métonymie, pour l’esclavage,

Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers ;

l’airain, pour les trompettes, les cloches, le canon, etc. ; la fougère, pour le verre fait avec la cendre de fougère ; un castor pour un chapeau de poils de castor ;

L’ivoire trop hâté deux fois rompt sur sa tête, etc.

Tantôt le singulier remplace le pluriel et réciproquement : le Français, le Belge, le riche, le pauvre, pour les Français, les Belges, etc. ; les Racine, les Corneille, pour Corneille et Racine ; l’ennemi vient à nous, pour les ennemis ; il est écrit dans les Prophètes, pour dans un prophète ; il l’a dit vingt fois pour un nombre indéterminé de fois106.

Souvent le genre est employé au lieu de l’espèce, et l’espèce au lieu du genre : dans la Fontaine, le quadrupède écume, l’arbre tient bon, pour le lion écume, le chêne tient bon ; au contraire, dans Boileau :

Et vit-on, comme lui, les ours et les panthères
S’effrayer follement de leurs propres chimères,

pour les animaux en général. La poésie latine, Horace surtout, emploie continuellement cette synecdoque.

Tout ce que j’ai dit de la synecdoque prouve qu’il y faut comprendre la figure qu’on a souvent appelée antonomase, qui substitue un nom commun à un nom propre, et réciproquement, ou encore un nom propre ou commun à un autre qui présenterait la même idée, mais d’une manière moins pittoresque, moins métaphorique. Tout cela n’est que le genre pour l’espèce, l’espèce pour le genre, une fraction pour une autre, dans la même unité abstraite.

Ainsi vous direz : le philosophe, pour Platon ; le poëte, pour Homère ; le Carthaginois, pour Annibal ; ou, au contraire, un Caton, pour un sage ; un Mécène, pour un protecteur des arts ; un Aristarque ou un Zoïle, pour un critique impartial ou odieusement envieux ;

Aux Saumaises futurs préparer des tortures.

Ainsi Voiture, s’adressant au due d’Enghien, lui dit : « Trouvez bon, ô César, que je vous parle avec cette liberté, recevez les louanges qui vous sont dues, et souffrez que l’on rende à César ce qui appartient à César. » Boileau s’intitule lui-même grand chroniqueur des gestes d’Alexandre, et cet Alexandre n’est et ne peut être que Louis XIV ; et le Gilbert de notre âge, Hégésippe Moreau, fait répondre par Joseph Bonaparte à ceux qui voulaient l’arracher à sa retraite, pour lui donner un trône :

… Insensés, quel espoir vous anime ?
Pourquoi dans son jardin troubler Abdolonyme ?

Ainsi l’on nomme juif ou arabe celui dont on veut blâmer l’impitoyable avarice ; grec, l’homme qui trompe au jeu ; ermite, celui qui recherche la solitude ; bénédictin, l’homme savant et studieux, etc.

Appelons encore synecdoque, et non métonymie, l’emploi de l’abstrait pour le concret, si fréquent dans la poésie, et même dans la prose française. En effet, quand Racine, par exemple, voulant désigner Athalie par cette périphrase : celle qui vous poursuivit avec fureur pendant votre enfance, — s’exprime ainsi :

Celle dont la fureur poursuivit votre enfance,

il substitue un attribut, une qualité, en un mot, un accident du sujet au sujet lui-même. Or il est bien clair que l’accident est moindre que l’être, et dès que l’on remplace le second par le premier, que celui-ci soit relatif ou absolu, individuel ou général, ce n’en est pas moins, malgré la personnification, l’emploi du moins pour le plus, d’une partie pour le tout, et par conséquent une synecdoque.

Quoi qu’il en soit, et que vous préfériez l’une ou l’autre dénomination, observez qu’il ne faut pas abuser de cette personnification des substantifs abstraits, ni employer non plus à tout propos le nom des parties du corps ou des qualités morales au lieu du sujet même ou des pronoms qui le remplacent. C’est un défaut du système poétique du dernier siècle. M. Delille y retombe sans cesse. Ces formes, sobrement admises, contribuent sans doute à l’élégance du style, mais, multipliées outre mesure, elles entraînent à des longueurs, en doublant sans nécessité les sujets et les régimes. Il est clair, en effet, que si vous dites : celle dont la fureur, au lieu de : celle qui, vous avez deux sujets au lieu d’un. Poursuivez ainsi, et le lecteur, sans pouvoir peut-être s’en rendre compte, finit par sentir je ne sais quelle impression de vague et de traînant. J’ouvre le poëme de la Pitié, je tombe sur l’histoire d’une jeune fille qui consacrait son existence à soigner son vieux père :

Son âme, dévouée à ces doux exercices,
A son vieux domestique enviait ses services ;
Les plus humbles emplois flattaient son tendre orgueil.
Elle-même avec art dessina le fauteuil,
Qui, par un double appui, soutenant sa faiblesse,
Sur un triple coussin reposait sa vieillesse ;
Elle-même à son père offrait ses vêtements…

Un peu plus loin, la jeune fille dit qu’elle préfère cette vie de sacrifices à toutes les joies du mariage :

Pour moi, mon cœur jouit des biens qu’il se refuse ;
Je jouis, quand le jour, appuyé sur mon bras,
Mes secours attentifs aident ses faibles pas ;
Dans des liens nouveaux ma jeunesse engagée
Par deux objets chéris se verrait partagée… etc.

Je ne parle pas de la confusion des pronoms possessifs, des chevilles et des constructions équivoques qui embarrassent et obscurcissent la phrase, mais réellement on a peine à lire une centaine de vers où le sujet et le régime sont perpétuellement remplacés par des abstractions, l’âme, l’orgueil, la faiblesse, la vieillesse, le cœur, les secours, les pas, la jeunesse, etc. Encore une fois, cette substitution n’est assurément pas une faute, souvent même elle est une beauté ; mais quand tout un poëme est écrit dans ce goût, il devient d’une insupportable monotonie.

Je rattacherais plutôt à la métonymie la figure qu’on nomme métalepse. Et, en effet, la métalepse n’étant que l’emploi de l’antécédent, du conséquent, d’un accessoire quelconque de l’idée pour l’idée elle-même, ou la substitution de l’expression indirecte à l’expression directe, elle présente bien ce caractère de trope par correspondance, qui est celui de la métonymie. La différence entre les deux figures, c’est que la métonymie ne consiste que dans un mot, la métalepse embrasse une phrase entière. D’ailleurs on a trop étendu, à mon avis, le domaine de la métalepse. Si vous la trouvez dans la scène où Phèdre avoue son amour à Hippolyte, en paraissant ne parler que de Thésée, pourquoi ne la verrais-je pas dans ces portraits des moralistes, des romanciers, des satiriques, qui cachent à demi d’un voile allégorique l’image d’un individu réel ? A ce compte une foule d’allusions, d’allégories, d’arguments ad hominem, tournés de manière à pouvoir nier l’application, ces formes des comiques : Je ne dis pas cela… Oh ! moi, c’est autre chose…, certaines comédies même, presque d’un bout à l’autre, ne seraient que de longues métalepses. Mascaron en aurait signalé lui-même une sublime, lorsque, dans un de ses sermons, rappelant à Louis XIV l’histoire de Nathan, envoyé de Dieu pour annoncer à David le châtiment de son adultère, il ajouta ces remarquables paroles de saint Bernard : « Si le respect que j’ai pour vous ne me permet de dire la vérité que sous des enveloppes, il faut que vous ayez plus de pénétration que je n’ai de hardiesse, et que vous entendiez plus que je ne vous dis. »

Je bornerais volontiers la métalepse à l’une de ses applications, la plus ingénieuse, et en même temps la plus hardie, à cette forme par laquelle un écrivain semble effectuer lui-même ce qu’il ne fait que raconter ou décrire. Ainsi l’Homère d’André Chénier :

Quand bientôt à Lemnos sur l’enclume divine,
Il forgeait cette trame irrésistible et fine
Autant que d’Arachné les piéges inconnus,
Et dans ce fer mobile emprisonnait Vénus !
Et quand il revêtit d’une pierre soudaine
La fière Niobé, cette mère thébaine… etc.

Avec M. Fontanier, je rattacherais encore à cette figure le tour par lequel le poëte, au lieu de raconter la chose faite, se transporte sur le lieu de l’action, s’en rend maître, et ordonne qu’elle se fasse. Par exemple, Voltaire, dans le Poëme de Fontenoy :

Maison du roi, marchez, assurez la victoire !…
Venez, vaillante élite, honneur de nos armées ;
Parlez, flèches de feu, grenades enflammées…, etc.

Enfin, lorsque, en raison de sa nouveauté, de l’usage ou de toute autre cause, une idée n’a point ou n’a plus de signe propre et exclusif dans la langue, on est forcé, pour l’exprimer, d’employer un signe déjà affecté à une autre idée. On étend la vertu de ce signe, comme nous l’avons remarqué à propos des multisenses ; non-seulement on en use, mais on en abuse, et l’on en abuse forcément. C’est ce qu’on nomme catachrèse, trope par lequel un mot est pris, de nécessité, dans un sens imitatif, extensif, abusif.

De tous ceux qui ont traité des figures, M. Fontanier a le mieux développé la théorie de la catachrèse ; il a fort bien réfuté, sous ce rapport, la doctrine incomplète et parfois erronée de Dumarsais. Faisons, comme lui, de la catachrèse, moins un trope spécial qu’un accident des autres tropes ; distinguons des catachrèses de métaphore, des catachrèses de synecdoque, des catachrèses de métonymie. Vous dites : le barreau, la bourse, un Rubens ; vous dites : dîner à tant par tête, voilà de beaux bronzes, un tel est un épicurien ; vous dites : une feuille de papier, les ailes d’un moulin, un mérite éclatant, les figures du discours, un cheval ferré d’argent, etc. Vous dites ainsi, et vous ne pouvez dire autrement. Voilà donc des métaphores, des synecdoques, des métonymies obligées et inévitables, voilà des catachrèses. Mais remarquez : la catachrèse vous renferme dans un cercle tellement resserré, qu’avec elle l’emploi même des synonymes est le plus souvent interdit. Substituez à une flotte de cent voiles une flotte de cent mâts, vous êtes inintelligible ; remplacez les entrailles paternelles par les boyaux paternels, vous êtes ridicule. Ou a donné le pourquoi de ces diverses expressions ; le vrai pourquoi, c’est l’usage, c’est l’habitude, cette seconde nature, plus puissante parfois que la première, dans la langue comme ailleurs. Une flotte, dit-on présente à la vue ses voiles plutôt que ses mâts ; cela est vrai ; mais pourquoi cent voiles pour cent vaisseaux ? Cent vaisseaux supposent quatre ou cinq cents voiles. Il y a plus : tel est le despotisme de l’usage, que le trope est devenu avec le temps plus intelligible presque que le mot propre ; vous serez mieux compris en disant un bon violon, dix mille chevaux, que si vous disiez un bon violoniste, dix mille cavaliers.

Vous conclurez de tout ceci que plus la comparaison, qui est la base du trope, est rigoureuse et entière, moins celui-ci laisse place à l’arbitraire dans son emploi ; plus, au contraire, elle est vague et indéterminée, plus l’écrivain a de latitude pour créer, modifier et façonner à son gré les applications du trope. Ainsi, de tous les tropes, la catachrèse prête le moins au caprice de l’écrivain, et par là même aux préceptes du rhéteur, parce qu’elle suppose, non pas simplement analogie, comme la métaphore, correspondance, comme la métonymie, connexion, comme la synecdoque, entre les deux idées comparées, mais, pour ainsi dire, absorption presque totale d’un des signes dans l’autre, de façon que le second se mette complétement à la place du premier qui n’existe pas réellement, ou est supposé ne pas exister.

D’où j’arrive à la formule suivante : un trope étant donné, il est trope d’usage ou de langue, en raison directe de sa compréhension, et inverse de son extension ; et, au contraire, il est trope d’invention ou d’écrivain, en raison directe de son extension et inverse de sa compréhension. Vous savez ce qu’on appelle en logique extension d’une idée, par opposition à sa compréhension. L’extension d’une idée dépend du nombre d’individus auxquels elle s’applique ; sa compréhension, de la quantité d’éléments qu’elle renferme ; et, comme on le prévoit aisément, l’une est toujours en raison inverse de l’autre. L’idée animal, par exemple, ne supposant dans un individu que la vie et le mouvement, a moins de compréhension, et par conséquent plus d’extension que l’idée quadrupède, qui ajoute à la première celle d’une certaine conformation.

L’élève connaîtra la théorie des tropes d’usage, parce qu’il doit savoir la technologie de la grammaire et de la rhétorique, le mécanisme de la langue ; mais il s’exercera à la pratique des tropes d’invention, parce que, pour bien écrire, il doit avoir étudié la nature et l’emploi du style figuré. Il remarquera enfin que les tropes même les plus larges et les plus libres présentent, dans l’application, des phrases consacrées auxquelles il est défendu de toucher. La métaphore nous en a donné des exemples, l’hyperbole nous en donnera.

Hyperbole vaut autant qu’exagération. Comme la métaphore, l’hyperbole compare ; mais au lieu de comparer à des idées semblables, elle compare à des idées plus grandes ou moindres : plus blanc que neige, aussi vite que le vent, cet homme meurt de faim, moins que rien,

Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois, etc.

« Nous sommes naturellement portés, dit Quintilien, à exagérer les choses ou à les atténuer ; personne ne se contente de la réalité ; aussi l’hyperbole est-elle un mensonge que l’on pardonne aisément. » On le pardonne, dès qu’on suppose que l’écrivain lui-même est de bonne foi, et parle comme il sent ; ou encore quand tout le monde sait à quoi s’en tenir sur la portée de son expression, ainsi qu’il arrive pour certaines monnaies dont la valeur nominale ne trompe personne sur leur cours réel. Je lis au bas d’une lettre : votre très-humble et très-obéissant serviteur, sans que l’idée me vienne de mettre à l’épreuve en quoi que ce soit l’humilité et l’obéissance de mon prétendu serviteur. « Faites de mon hôtel tout ce que vous voudrez, vous êtes ici chez vous, » disait un gentilhomme français à je ne sais quel ambassadeur qu’il était chargé de loger. Le lendemain, l’étranger, prenant l’hyperbole à la lettre, fait abattre une avenue d’arbres qui lui masquait la vue. Il en eût fait autant chez lui, dit-il pour se justifier ; mais il ignorait la différence entre la valeur nominale et la valeur réelle de cette monnaie de cour.

L’hyperbole ment, mais elle ne ment pas pour tromper ; elle surfait à des gens qui savent ce qu’il en faut rabattre ; ou bien elle ment sans le vouloir, parce que l’imagination ou la passion voient et sentent comme elle exprime. Vous vous dites le plus malheureux des hommes, celle que vous aimez est la plus belle des femmes ; personne ne le croit que vous ; et cependant, non-seulement on vous pardonne de l’affirmer, mais que cette infortune soit réellement étrange, cette beauté réellement extraordinaire, la vertu de votre bonne foi peut aller jusqu’à vaincre notre incrédulité. Il est des circonstances si grandes, des faits si merveilleux, qu’il semble qu’alors on ne puisse atteindre la réalité qu’en la dépassant. Quand Voltaire, à propos de la Saint-Barthélemy, va jusqu’à dire :

Et des fleuves français les eaux ensanglantées
Ne portaient que des morts aux mers épouvantées,

l’idée que nous nous faisons de l’exécrable nuit de 1572 nous empêche de voir aucune exagération dans cette image exagérée. Si vous lisez de sang-froid les discours des Danton, des Isnard, des Saint-Just et de tant d’autres orateurs de la Législative et de la Convention, l’emphase vous paraît portée au delà de toutes les bornes ; mais transportez-vous par la pensée dans cette atmosphère de sang, assistez à ces terribles parties où chacun avait sa tête, pour enjeu, mettez-vous à la place de ces gladiateurs désespérés luttant à mort avec le glaive de la parole, et l’hyperbole ne sera plus pour vous que le langage naturel. De telles circonstances sont heureusement fort rares ; aussi, et quel que soit l’entraînement de l’imagination ou de la passion, en général, si vous passez la croyance, ne passez pas la mesure, et ne pouvant être dans la vérité, restez du moins dans la vraisemblance : quamvis est omnis hyperbole ultra fidem, non tamen debet esse ultra modum.

« L’hyperbole, dit la Bruyère, exprime au delà de la vérité pour ramener l’esprit à la mieux connaître. Les esprits vifs, pleins de feu et qu’une vaste imagination emporte hors des règles de la justesse, ne peuvent s’assouvir de l’hyperbole. » Elle est le vice dominant des écrivains de l’Orient, de l’Afrique, de l’Espagne et de l’Italie. L’hyperbole classique de Juvénal est encore surpassée par celle de Sénèque et de Lucain, deux Espagnols. Les Pères de l’Eglise, Tertullien, saint Cyprien, saint Augustin, n’en sont pas plus exempts que les profanes. C’est en Italie et en Espagne que nos auteurs des premières années du xviie  siècle l’ont puisée, je ne dis pas seulement les Théophile, les Scudéry et les Bergerac, mais Balzac, mais Corneille surtout, à qui Boileau l’a si justement reprochée, mais Racine lui-même, qui donne quelquefois dans l’hyperbole du sentiment, comme les autres dans celle de la pensée. Ecoutez Iphigénie :

D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis,
Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,
Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Calchas une tête innocente…

Aussi soumise, soit ; mais aussi contente ! L’Iphigénie d’Euripide n’est pas moins touchante, et elle est plus vraie. Mon père, j’ai peur ! dans la Juive, fait frissonner.

Pensez-vous ce que vous dites ? croyez-vous ce que vous affirmez ? pierre de touche de l’hyperbole, dit avec raison Marmontel. Malherbe décrit les effets des larmes de saint Pierre :

C’est alors que ses cris en tonnerres s’éclatent.
Ses soupirs se font vents qui les chênes combattent,
Et ses pleurs, qui tantôt descendaient mollement,
Ressemblent an torrent qui, des hautes montagnes,
Ravageant et noyant les voisines campagnes,
Vent que tout l’univers ne soit qu’un élément.

Il était impossible à Malherbe lui-même de s’imaginer de pareils résultats, et dès que nous ne le croyons pas convaincu, nous l’estimons ridicule.

Le contraire de l’hyperbole, c’est la litote. Pour donner une juste idée de la vérité, l’hyperbole allait au delà ; la litote reste en deçà. Chimène ne peut mieux faire comprendre son amour à Rodrigue qu’en lui disant toute en larmes :

Va, je ne te hais point…

des dénégations répétées de la Fontaine :

Ce n’était pas un sol, non, non, et croyez-m’en,
Que le chien de Jean de Nivelle,

je conclus la haute sagacité du prudent animal qui ne venait pas quand on l’appelait ;

« Nec sum adeo informis…

je ne suis pas si laid, » dit le berger de Virgile qui se croyait sans doute un fort beau berger. L’hyperbole et la litote, l’exagération qui agrandit et celle qui atténue, sont tout à fait dans les mœurs et les passions humaines. Les écrivains sérieux, comme les comiques, en donnent des preuves et des exemples. Fléchier en parlant de Turenne :

« Qui fit jamais de si grandes choses ? Qui les dit avec plus de retenue ? Remportait-il quelque avantage ? A l’entendre, ce n’était pas qu’il fût habile, mais l’ennemi s’était trompé. Rendait-il compte d’une bataille, il n’oubliait rien, sinon que c’était lui qui l’avait gagnée. Racontait-il quelques-unes de ces actions qui l’ont rendu si célèbre, on eût dit qu’il n’en avait été que le spectateur, et l’on doutait si c’était lui qui se trompait ou la renommée. » La litote est la figure favorite de la modestie et de la prévention, comme lorsque Molière, à l’imitation de Lucrèce, prouve, dans le Misanthrope, que la passion sait donner des noms favorables même aux défauts des personnes aimées,

La pâle est au jasmin en blancheur comparable… etc.

On a rapproché de la litote l’euphémisme et l’antiphrase, le premier qui se contente d’adoucir l’idée par l’expression, l’autre qui dit précisément le contraire de ce qu’elle veut dire. Tous les exemples donnés de ces deux figures prouvent qu’elles rentrent l’une et l’autre dans la catachrèse, la périphrase et la métalcpse. Vous nommez le bourreau l’exécuteur des hautes œuvres, euphémisme ; autrefois, quand un pauvre demandait l’aumône, et qu’on ne pouvait ou qu’on ne voulait pas la lui faire, on lui répondait : Dieu vous assiste, euphémisme ; il a vécu, disaient les anciens, pour il est mort, euphémisme, c’est-à-dire périphrase ou métalepse.

Les anciens qui avaient des mots fastes et des mots néfastes, des vocables dont l’énonciation était de mauvais augure, pratiquaient volontiers l’euphémisme et l’antiphrase. Cette dernière leur appartient même à peu près exclusivement ; elle existe chez eux à l’état de catachrèse. C’est le Pont-Euxin, la mer hospitalière, parce qu’elle était la plus orageuse de toutes les mers connues ; ce sont les Euménides, comme qui dirait les bienveillantes, pour les Furies. En français le mot sacré, dans le sens d’exécrable, détestable, est-il une antiphrase nationale ou simplement un latinisme107 ? Au reste le goût et le génie de la langue sont les seuls maîtres dans l’emploi de ces trois dernières figures.