(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre XXII. des figures. — figures par rapprochement d’idées semblables  » pp. 301-322
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre XXII. des figures. — figures par rapprochement d’idées semblables  » pp. 301-322

Chapitre XXII.

des figures. — figures par rapprochement d’idées semblables

Nous avons établi que les figures de la première classe consistent dans des rapprochements d’idées. Elles dérivent donc toutes de la comparaison ; la comparaison est le préalable de toutes les formes de langage que l’on appelle tropes. Comparer en effet n’est autre chose que rapprocher d’une idée, pour la faire mieux saisir, une autre idée analogue à la première.

La comparaison, nous l’avons prouvé, est dans notre nature, mais, pour qu’elle soit littéraire, la rhétorique pose certaines conditions : que les choses comparées aient entre elles une analogie réelle ; que l’écrivain connaisse parfaitement celle qu’il compare et celle à laquelle il compare, et rende les rapports saisissables à première vue ; qu’il évite dans l’expression de la comparaison les ambiguïtés, les longueurs, les écarts, les incohérences ; que la comparaison circonscrive l’objet, l’éclaircisse, l’avive en le doublant, comme une étoffe superposée augmente la chaleur et la solidité d’une autre étoffe.

Outre ces lois dictées par la raison, observez que la comparaison varie selon les temps et les genres divers. La poésie s’en accommode mieux que la prose, l’éloquence mieux que l’histoire ; le genre didactique ne la dédaigne pas, la sentence acquiert par elle plus de netteté et d’énergie : les Essayistes anglais l’ont souvent employée avec un bonheur extrême ; chez les poëtes et les orateurs, elle sera plus brillante et plus élastique ; chez les philosophes et les historiens, plus significative et plus rigoureuse.

Dans la poésie grecque, les idées rapprochées par la comparaison ne cadrent souvent que d’un seul côté ; le reste est là comme ornement au tableau, pour délasser l’esprit, pour varier le ton. Ce sont ces comparaisons à longue queue, qui, au xviie  siècle, faisaient tant rire M. Perrault, et que M. Despréaux soutenait avec trop de raison pour qu’il eût besoin d’y mettre de l’aigreur. Assurément, les guerriers d’Homère se précipitant en tumulte dans la plaine ne ressemblent guère, si ce n’est par le nombre et le bruit, à un essaim de mouches qui, dans un beau jour de printemps, fond sur une jatte de lait. Mais ce fil suffit pour attacher l’une à l’autre les deux images, et ces échappées sur le calme de la nature champêtre rafraîchissent l’âme fatiguée de luttes et de combats.

Plus tard, on devint plus sévère. Les comparaisons des écrivains latins sont déjà plus étroitement liées à leur sujet ; et les prosateurs, comme les poëtes des deux derniers siècles de notre littérature, en présentent un grand nombre à la fois riches et exactes, brillantes et correctes. On a souvent cité les admirables comparaisons qui se rencontrent dans nos grands poëtes et nos grands orateurs. En voici une tirée d’un ouvrage didactique qui me semble excellente, et qui vient tout à fait à propos dans un livre comme celui-ci. Condillac veut faire sentir quelle harmonie et quelle variété amène dans un écrit cette étroite liaison des idées dont j’ai parlé en traitant de la disposition. « Les rayons de lumière, dit-il, tombent sur les corps, et réfléchissent des uns sur les autres. Par là les objets se renvoient mutuellement leurs couleurs. Il n’en est point qui n’emprunte des nuances, il n’en est point qui n’en prête ; et aucun d’eux, lorsqu’ils sont réunis, n’a exactement la couleur qui lui serait propre, s’ils étaient séparés. De ces reflets naît cette dégradation de lumière qui, d’un objet à l’autre, conduit la vue par des passages imperceptibles. Les couleurs se mêlent sans se confondre ; elles contrastent sans dureté, elles s’adoucissent mutuellement, elles se donnent mutuellement de l’éclat, et tout s’embellit. L’art du peintre est de copier cette harmonie. C’est ainsi que nos pensées s’embellissent mutuellement ; aucune n’est par elle-même ce qu’elle est avec le secours de celles qui la précèdent et qui la suivent. Il y a en quelque sorte entre elles des reflets qui portent des nuances de l’une sur l’autre ; et chacune doit à celles qui l’approchent tout le charme de son coloris. L’art de l’écrivain est de saisir cette harmonie : il faut qu’on aperçoive dans son style ce ton qui plaît dans un beau tableau. »

Aujourd’hui enfin l’on demande encore mieux. La comparaison ne doit plus être seulement juste et suivie, nous la voulons neuve, rapide et piquante. Tout a vieilli. L’habitude a affadi toutes ces similitudes tirées de la mythologie, du soleil et de la lune, des montagnes et des plaines, des lions et des vagues, des temples et des palais. Elles sont faites pour relever l’idée, et ne servent souvent qu’à lui communiquer leur vulgarité. Qui se les permet doit au moins les rajeunir singulièrement par la forme. Mais si nous exigeons que la comparaison soit imprévue sans être bizarre, assez développée pour s’appliquer à l’idée par tous les points et en même temps assez précise pour lui donner plus de solide et de pénétrant, qu’en conclure ? Qu’il faut être sobre de comparaisons, parce que l’excellent dans le difficile est chose rare ; qu’il faut, d’une part, dédaigner presque toujours ces similitudes tellement à portée qu’il suffit, dirait-on, de se baisser pour les prendre, de l’autre, ne jamais courir après celles qui se dérobent ou qu’on doit chercher trop loin101.

Abrégez la comparaison, retranchez-en les termes solennels qui l’accompagnent, de même que, ainsi, comme, tel que, substituez enfin au signe de l’idée comparée celui de l’idée à laquelle vous comparez, et vous arrivez au trope. Voici une comparaison : comme en creusant la pierre ou le métal on y grave des caractères qui deviennent ineffaçables, ainsi j’ai cherché à retenir vos paroles de manière à ne plus les oublier. — J’ai gravé vos paroles dans mon esprit : voilà le trope. Qu’avons-nous fait dans le trope ? Après une comparaison mentale entre une idée et une autre, et une fois leur analogie constatée, nous avons transporté à la première l’expression de la seconde. Aussi la meilleure définition du trope est encore celle de Quintilien : le trope consiste à transporter un mot ou une phrase de son sens propre dans un autre, pour donner plus de valeur au discours. L’étymologie est le verbe grec, τρίπω, je tourne. Est-ce parce que l’idée tourne, en quelque sorte, pour se présenter sous une autre face ? est-ce parce que le mot se déplace et tourne ailleurs ? On l’a expliqué des deux façons.

De tous les tropes, le plus fréquent, le plus riche, le trope par excellence et dans lequel rentrent tous les autres, c’est la métaphore. Il y a métaphore, en effet, toutes les fois que, en vertu d’une comparaison mentale, on emploie le signe d’une idée pour exprimer une autre idée, semblable ou analogue à certains égards.

Toutes les parties du discours, substantif, adjectif, verbe, participe, adverbe même, peuvent être prises dans un sens métaphorique. La métaphore s’applique à tous les objets de la pensée, physiques ou moraux, abstraits ou concrets, naturels ou artificiels, réels ou imaginaires. La métaphore est partout : ici, tellement familière qu’elle se confond avec le langage commun ; là, si neuve et si brillante qu’elle réveille par le piquant et éblouit par l’éclat de ses traits. Magicienne universelle, elle transforme, au gré de l’écrivain, tout être et toute chose, et la nature entière lui offre à profusion les images et les couleurs qui vivifient les idées.

Tantôt les êtres animés changent entre eux les signes qui les expriment. L’assassin emprunte au tigre son nom comme ses mœurs, Fénelon et Bossuet ne sont plus des orateurs harmonieux ou sublimes, ce sont des cygnes ou des aigles :

Ces tigres à ces mots tombent à ses genoux…
Le cygne de Cambrai, l’aigle brillant de Meaux…

Tantôt le même échange a lieu entre les objet inanimés, physiques ou moraux :

Je ne sens plus le poils ni les glaces de l’âge.

Quelquefois on transporte l’expression d’une chose inanimée à une chose animée :

Et de David éteint rallumer le flambeau,

et réciproquement :

Le flot qui l’apporta recule épouvanté.

De là quatre espèces de métaphores, auxquelles ou pourrait en ajouter d’autres et les subdiviser encore. Ainsi, la métaphore est parfois élevée, en quelque sorte, à la seconde puissance. Boileau dit à Seignelay :

Tu souffres la louange adroite et délicate,
Dont la trop forte odeur n’ébranle point les sens ;

et Victor Hugo, à propos de Napoléon :

Il a placé si haut son aire impériale…

Qu’est-ce que l’odeur d’une louange, et l’aire de Napoléon ? Vous voyez que les deux poëtes laissent au lecteur le soin de faire mentalement entre la louange et l’encens, entre Napoléon et l’aigle, une comparaison qui amène la métaphore elliptique, pour ainsi dire, qu’ils ont employée. On conçoit qu’une figure si infinie donne au style une élégance, un charme, une énergie, une vivacité extrême ; mais en même temps que, par sa vertu même, elle prête singulièrement à l’abus et à l’affectation. Aussi n’en est-il aucune sur laquelle les rhéteurs se soient plus longuement et plus utilement arrêtés.

Il résulte de la définition même de la métaphore qu’elle doit être vraie, c’est-à-dire fondée sur une ressemblance réelle et non point équivoque ou supposée ; lumineuse, en sorte que cette vérité et cette justesse de rapports frappent l’esprit à l’instant, et n’y laissent jamais la moindre ambiguïté ; noble, qu’on ne la tire point d’objets bas, dégoûtants, inconvenants, de façon à déparer le discours qu’elle doit orner ; naturelle, qu’elle ne soit ni péniblement recherchée, ni multipliée sans mesure et sans besoin ; préparée, quand le terme substitué n’a pas une analogie assez sensible avec celui qu’on rejette, qu’il soit amené par d’autres qui ménagent la transition entre l’expression propre et l’expression figurée ; soutenue enfin, c’est-à-dire que, si la métaphore se prolonge, elle soit toujours d’accord avec elle-même et que ses termes ne semblent pas s’exclure mutuellement. « Il faut, dit Quintilien, avoir soin d’être conséquent, et ne pas faire comme beaucoup de gens qui, après avoir commencé par une tempête, finissent par un incendie ou une ruine ; ce qui est extrêmement vicieux102. » Condillac explique ce que c’est qu’une métaphore préparée, en citant madame de Sévigné : « Vous êtes bonne quand vous dites que vous avez peur des beaux esprits. Hélas ! si vous saviez combien ils sont empêchés de leur personne, et combien ils sont petits de près, vous les remettriez bientôt à hauteur d’appui. » Voilà, ajoute-t-il, ce que j’appelle une figure préparée. En voici, au contraire, une de la Bruyère qui ne l’est pas. « On voit peu d’esprits entièrement stupides ; l’on en voit encore moins qui soient sublimes et transcendants. Le commun des hommes nage entre les deux extrémités. » Le mot nager vient mal après ces deux classes d’esprits : cette figure avait besoin d’être préparée.

Tous ces préceptes sont incontestables, et les grands maîtres les ont presque toujours religieusement suivis ; mais si parfois ils les perdent de vue, ce sont leurs fautes même que la critique doit relever le plus vivement, puisque leur supériorité rend leur exemple plus contagieux. C’est l’application du mot de Salluste : In maxuma fortuna minuma licentia est.

Tout le monde, par exemple, connaît et admire le charmant petit poëme de la Fontaine, Philémon et Baucis. Mais est-ce un motif pour lui pardonner les figures qui déparent les premiers vers ?

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux ;
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille ;
Des soucis dévorants c’est l’éternel asile,
Véritable vautour, que le fils de Japet
Représente, enchaîné sur son triste sommet.

D’abord on ne se figure guère l’or sous la forme d’une divinité, comme la grandeur. Certains objets sont si essentiellement matériels qu’il est malaisé d’en admettre la personnification103. Mais si l’or est une divinité, il ne peut être immédiatement après un asile, et à plus forte raison, un vautour. Maintenant, comment Prométhée, le fils de Japet, représente-t-il un vautour ? Que Prométhée dévoré par un vautour soit l’emblème de l’homme ambitieux et cupide, je le veux bien ; mais que l’or soit tout à la fois une divinité, un asile et un vautour représenté par Prométhée ! c’est tout autre chose. Rapportera-t-on éternel asile à biens et plaisir ? il y a ambiguïté, et de toute façon la fin de la période sera vicieuse. Et pourtant la Fontaine avait assurément lu Quintilien, il en raffolait même à certaine époque, comme il raffola de Platon et de Baruch.

J’en dirai autant de Lamartine. Assurément, il y a dans les poésies de Lamartine de riches et brillantes descriptions, des narrations suaves et touchantes, des morceaux lyriques aussi irréprochables qu’élevés, mais, en même temps, il s’y trouve des passages, et, entre autres, une certaine dédicace à Maria Anna Elisa où s’accumulent les métaphores les plus fausses et les plus incohérentes que l’on puisse rencontrer :

Doux nom de mon bonheur, si je pouvais inscrire
Un chiffre ineffaçable au socle de ma lyre,
C’est le tien que mon cœur écrirait avant moi,
Ce nom où vit ma vie et qui double mon âme ;
Mais pour lui conserver sa chaste ombre de femme,
Je ne l’écrirais que pour toi.
Lit d’ombrage et de fleurs, où l’onde de ma vie
Coule secrètement, coule à demi tarie,
Dont les bords trop souvent sont attristés par moi,
Si quelque pan du ciel par moment s’y dévoile,
Si quelque flot y chante en roulant une étoile,
Que ce murmure monte à toi.
Abri dans la tourmente, où l’arbre du poëte
Sous un ciel déjà sombre obscurément végète,
Et d’où la séve monte et coule encore en moi.
Si quelque vert débris de ma pâle couronne
Refleurit aux rameaux et tombe aux vents d’automne,
Que ces feuilles tombent sur toi !

Je conçois que, si la femme aimée vous rend parfaitement heureux, vous puissiez dire que son nom est celui de votre bonheur ; mais ce que je ne conçois pas, c’est que votre cœur écrive avant vous le chiffre de ce nom, et que vous prétendiez conserver à ce chiffre ou à ce nom une chaste ombre de femme. Je conçois que la femme dans laquelle vous avez mis toute votre existence soit le lit où coule le fleuve de votre vie ; mais je ne conçois pas ce que c’est qu’un lit d’ombrage, je ne conçois pas que, si le flot de votre vie y chante en roulant une étoile (un flot qui chante en roulant une étoile !), le murmure de ce flot puisse monter au lit du fleuve. Je conçois que cette femme, nom de bonheur et lit d’ombrage, puisse encore être l’abri sous lequel végète le poëte, ou, puisque vous le préférez, l’arbre du poëte ; mais je ne conçois pas que jamais la séve puisse monter de l’abri pour couler en l’arbre, je ne conçois pas que les feuilles vertes qui refleurissent aux rameaux tombent, et tombent sur l’abri.

Et qu’on ne dise pas que soumettre la poésie à un si minutieux examen, c’est glacer l’imagination, froisser les ailes du poëte entre les gros doigts de l’analyse,

Et hasarder la muse à sécher de langueur.

Non, mille fois non ; je soutiens qu’avec du travail on peut être élégant, brillant, hardi, téméraire même, sans cesser d’être correct et sensé ; que tous les vrais poëtes de tous les âges, et entre autres M. de Lamartine lui-même, l’ont prouvé surabondamment, et que la source de ces non-sens n’est ni l’ignorance, ni l’impuissance, mais le dédain pour les règles, et surtout la précipitation paresseuse qui sacrifie parfois le bien faire au besoin de faire vite.

Deux siècles se sont moqués de Benserade pour avoir dit à propos du déluge dans ses Métamorphoses d’Ovide en rondeaux :

Dieu lava bien la tête à son image,

traduction libre de Tertullien qui appelait le déluge la lessive générale de la nature, diluvium, naturœ generale lixivium. Ce style de buanderie me rappelle M. Auguste Barbier :

Il est, il est sur terre une infernale cuve,
On la nomme Paris ; c’est une large étuve,
Une fosse de pierre aux immenses contours,
Qu’une eau jaune et terreuse enferme à triples tours ;
C’est un volcan fumeux et toujours en haleine
Qui remue à longs flots de la matière humaine… etc.

Tout cela fait bondir le cœur, et je pourrais citer dans M. Barbier plusieurs passages de ce genre, sans même parler de ceux où il pousse jusqu’au cynisme le plus effronté. M. Barbier, qui voulut dépasser Juvénal en hyperboles et en crudité d’expression, est un homme d’un talent remarquable, mais il a dans ses vers, le même défaut que Timon l’Athénien dans sa prose. Si ces deux écrivains ont infiniment d’esprit, de verve et d’originalité de style, ce sont bien, d’autre part, les plus étranges fabricateurs de figures triviales que la France ait produits. C’est dans le Livre des Orateurs qu’on trouve que les orateurs pathétiques « doivent tenir l’assemblée dans un état de moiteur et de peau assouplie ; » que le style de M. de Kératry « n’est pas sans une sorte d’insufflation cahotée, mais échauffante, » etc., etc.

L’auteur du Chemin de traverse sait, aussi bien que tous ces messieurs, et il l’a montré dans bien des pages excellentes, que la métaphore est défectueuse quand elle est forcée, quand l’analogie entre les idées comparées n’est ni assez naturelle, ni assez sensible, et cependant il a écrit : « On voyait au bout du jardin, dont il avait l’air d’être le dogue fidèle, le Rhône qui se déroulait en aboyant… le Rhône a une grande voix et de grands bras, il est limpide, il étincelle, il marche à grands pas, toujours en poste, faisant claquer son fouet comme un gentilhomme en vacances !… » Le Chemin de traverse est en partie dans ce goût. Mais le sublime, le nec plus ultra du genre, c’est un des critiques de notre siècle dont les excentricités métaphoriques rempliraient des volumes. Je n’en citerai qu’un exemple. Il s’agit de prouver la supériorité du style de M. Léon Gozlan sur celui de MM. les vaudevillistes en général. « A la représentation de cette pièce (Trois Rois et trois Dames) on éprouvait, dit le critique, des voluptés de syntaxe à écouter ces phrases bien assises sur leurs hanches, cheminant d’une allure preste sans chopper, sans se prendre les jambes dans les plis de leurs robes, sans piquer du nez en terre, au lieu des périodes bancales, des affreux tortillards enchevêtrant leurs pivots de mandragore, qui se démènent hideusement dans le style de ces messieurs. » lei il n’y a plus rien à souligner. Il faudrait des italiques d’un bout à l’autre.

Encore quelques observations. Evitez avec soin dans vos métaphores l’anachronisme et l’abus des mots techniques.

J’appelle anachronisme l’application à un siècle d’une image qui se rattache aux idées d’un autre siècle. Traitez-vous de l’antiquité ou du moyen âge, arrière, je vous prie, toute métaphore tirée de la poudre à canon, et à plus forte raison du coton-poudre, de la vapeur, du progrès des lumières, du gouvernement constitutionnel ou du télégraphe électrique. Ne parlez pas d’un sourire stéréotypé sur les lèvres de Diane de Poitiers, ni de la silhouette de Henri IV, etc.

La science beaucoup plus répandue de nos jours, les découvertes entrées rapidement dans le domaine public ont enrichi la langue d’une foule de métaphores dont les écrivains des deux derniers siècles, les eussent-ils connues, se seraient soigneusement gardés, parce que leurs lecteurs ne les auraient point comprises, et qu’en définitive, il ne faut pas l’oublier, le premier mérite, quand on parle, est d’être entendu. Nous pouvons nous permettre beaucoup plus sous ce rapport ; n’allez point cependant amonceler dans un ouvrage d’imagination toutes les bribes technologiques d’architecture, de peinture, de chimie ou de botanique, que vous aurez ramassées dans les cours de la faculté ou dans le feuilleton de la veille. N’en usez que d’urgence, à longs intervalles, sans afféterie ni pédantisme, et la clarté sauve. Ayez surtout au moins les premières notions de la science à laquelle vous empruntez vos métaphores. On a blâmé le vers de J.-B. Rousseau :

Et les jeunes zéphyrs de leurs chaudes haleines
Ont fondu l’écorce des eaux ;

car si la glace qui couvre la surface de l’eau peut jusqu’à un certain point se comparer à une écorce, on se figure mal de l’écorce fondue comme du métal. Mais que dira-t-on de deux exemples cités par M. Wey ? l’un est d’un romancier moderne qui, dédiant son livre à un peintre, et voulant lui faire sentir que tous deux contribuent à propager les mêmes idées, chacun dans son genre, s’exprime ainsi : « Vous et moi, l’un avec son pinceau, l’autre avec sa plume, nous suivons deux lignes parallèles, qui aboutissent au même point. » Romancier, mon ami, accordez-vous avec M. Legendre qui dit au § xii : « Deux lignes sont dites parallèles, lorsqu’étant situées dans le même plan, elles ne peuvent se rencontrer à quelque distance qu’on les prolonge l’une et l’autre. » L’autre est d’un critique qui, dissertant sur les comédies de Molière, compare Agnès « à cette fleur exotique qui se développe en un moment, et qu’un jardinier mal avisé a mise sous cloche. Un beau jour, la fleur fait éclater sa prison de verre, sous les yeux de son gardien. » Connaissez-vous aucune fleur, même exotique, qui possède cette merveilleuse propriété, et aucun jardinier, bien ou mal avisé, qui ait jamais éprouvé pareille déconvenue ?

Le poëte, le romancier, le critique ne sont point, sans doute, des savants de profession, mais qui les oblige de parler de ce qu’ils ignorent ? Je ne leur pardonne qu’une espèce d’erreurs scientifiques, celles que consacre la fable ou le préjugé populaire ; car eux aussi sont du peuple. Ainsi, les naturalistes ont beau se récrier, je n’interdirai à la métaphore ni le laurier bravant la foudre, ni les larmes du crocodile, ni le chant du cygne, ni l’aiguillon à la queue du serpent, ni l’influence léthifère du mancenillier, etc. Personne ne croit assurément qu’une rivière, une fois mêlée à l’Océan, puisse y conserver la douceur et la limpidité de ses eaux ; mais dès que la fable a doué la fontaine Aréthuse de ce privilége, il est permis à Voltaire de dire à propos de Mornay, resté pur et intègre au milieu de la corruption des cours :

Relie Aréthuse, ainsi ton onde fortunée
Roule au sein furieux d’Amphitrite étonnée
Un cristal toujours pur et des flots toujours clairs
Que jamais ne corrompt l’amertume des mers.

Si la mélaphore est une comparaison abrégée, l’allégoric est une métaphore continuée. Il fut un temps où l’allégorie était de mode par toute l’Europe. Toute doctrine religieuse, morale, scientifique, politique, le drame comme le sermon, la thèse comme la poésie, se présentaient alors sous forme de parabole. On avait des songes, des doctrinals, des nefs, des vergiers, des danses, sans parler des vingt-cinq mille vers du Roman de la Rose, ou du Roman du Renard, dont les diverses branches en comptent près de quatre-vingt mille, Boileau a fait l’histoire du burlesque, la mode de son temps ; s’il eût traité du moyen âge, il aurait écrit celle de l’allégorie. Elle se prolongea jusqu’à la fin du xvie  siècle ; la monstrueuse épopée de Rabelais n’est pas autre chose, et tous en étaient si bien persuadés que les annotateurs sont tombés dans les bévues les plus bouffonnes, en s’obstinant à ramener à l’allégorie les passages mêmes où l’écrivain, laissant là le double sens, s’abandonne à tous les égarements de la fantaisie. Il y a mieux : on a vu plus tard le Tasse, l’auteur de l’Astrée, Chapelain et Coras, les meilleurs comme les pires, se croire obligés, pour assurer le succès de leurs livres, de supposer l’allégorie là où elle n’était point, et s’en servir comme d’un passe-port utile à la circulation.

Il va de soi qu’il ne s’agit pas ici des allégories de cette espèce, pas plus que de l’apologue ou de la fable ; ce sont là des genres de composition et non des ligures de style. L’allégorie dont je veux parler n’est qu’un détail jeté dans un poëme ou dans quelque autre ouvrage, une image vive et diaphane dont ou revêt une pensée, soit pour l’embellir et la rendre plus sensible, soit pour présenter avec ménagement quelque vérité utile, mais sévère. L’esprit charmé s’arrête d’abord à la surface ; mais pour peu que l’allégorie ail la justesse et la transparence exigées, il pénètre bientôt plus avant et saisit chaque rapport entre la pensée et l’image. Au premier rang des allégories classiques, je trouve les Prières et la Ceinture de Vénus dans Homère, la Renommée de Virgile, la Mollesse du Lutrin ; ailleurs le Fanatisme, le Temps, le Sommeil, etc.

Souvent l’allégorie remplit à elle seule une petite pièce tout entière de prose ou de poésie. Ainsi les jolis vers de madame Deshoulières à ses enfants,

Dans ces près fleuris
Qu’arrose la Seine…,

ce qu’elle a fait de mieux, à mon goût. Ainsi, dans les Méditations sur l’Évangile de Bossuet, le cheval dompté par le cavalier, qui représente si bien le chrétien sous la main de Dieu, et dans les Sermons, cette magnifique image de la vie humaine, dont on peut rapprocher, le style de Bossuet à part, un passage ingénieux des Inductions morales et physiologiques de M. de Kératry, où le monde est un palais dont le maître invisible accueille des voyageurs qu’y conduit un pouvoir inconnu. Ainsi, avant tout, la belle ode d’Horace :

O navis, refirent in mare te novi
Fluctus…,

le chef-d’œuvre peut-être des allégories. Comme tout y est à la fois juste et poétique ! comme chaque mot s’applique bien et au vaisseau qui veut affronter encore la tempête, et à la république que menacent de nouvelles guerres civiles ! Comparez à cette admirable allégorie des morceaux de quelque valeur, sans doute, mais qui sont loin de cette perfection, par exemple, le palais de l’Amour dans la Henriade,

Sur les bords fortunés de l’antique Idalie…

et vous comprendrez mieux l’incontestable supériorité d’Horace.

Quelques rhéteurs distinguent l’allégorisme de l’allégorie. La différence, selon eux, c’est que, dans l’allégorie, le double sens, littéral et métaphorique, se poursuit jusqu’au bout ; l’image, quoiqu’elle ne serve réellement qu’à envelopper une pensée, a cependant, en quelque sorte, sa vie propre et indépendante. Je puis, dans Horace, ne voir que le vaisseau, la description en est exacte et complète ; c’est la réflexion qui me fait pénétrer au delà et me montre la république. L’allégorisme, au contraire, ne présente qu’un objet, sous un nom emprunté. Par exemple, quand Mithridate veut prouver que, s’opposant seul aux invasions des Romains, son salut est nécessaire à tous les peuples :

Ils savent que, sur eux prêt à se déborder,
Ce torrent, s’il m’entraîne, ira tout inonder,
Et vous les verrez tous, prévenant son ravage,
Guider dans l’Italie ou suivre mon passage.

Évidemment le sens figuré me frappe à l’instant, et je ne puis distinguer ce torrent du peuple romain Mais pourquoi alors allégorisme ? N’est-ce pas là une vraie métaphore ?

Il en est qui appelent mythologisme les allégories tirées de la fable païenne ; mais donne-t-on un nom spécial à celles que fournissent l’Écriture sainte, l’histoire naturelle, les sciences, la société, etc. ?

J’en dirai autant de deux figures que quelques rhéteurs regardent comme des subdivisions de la métaphore ou de l’allégorie, ce sont la personnification et la subjectification. Ce dernier mot est une création de M. Fontanier. La personnification, disent-ils, consiste à faire d’un être abstrait un être réel par une simple façon de parler, par une fiction toute verbale, en quelque sorte ; et la subjectification, à dire d’une partie ou d’un attribut de l’individu ce qui ne peut s’entendre que de l’individu lui-même.

Exemples donnés par M. Fontanier : Personnifications :

Argos vous tend les bras, et Sparte vous appelle…
On sait que sur le trône une brigue insolente
Veut placer Aricie et le sang de Pallante…
Quel est ce glaive enfin qui marche devant eux ?…
Le chagrin monte en croupe et galope avec lui…
Les vainqueurs ont parlé, l’esclavage en silence
Obéit à leur voix, dans cette ville immense…

Subjectifications :

Quand vos bras combattront pour son temple attaqué,
Par vos larmes du moins il peut être invoqué…
Le silence de Phèdre épargne le coupable…

Eh bien ! analysez ces divers exemples et les passages analogues, et il vous sera aisé de voir qu’ils rentrent, soit dans la métaphore, soit dans la métonymie ou la synecdoque dont nous allons traiter. J’aimerais mieux rattacher à l’allégorie, la prosopopée qui n’en est le plus souvent qu’un développement, comme je l’ai dit plus haut.

Quand l’allégorie peut se peindre, elle prend souvent le nom d’emblème. Remarquez, en passant, que Voltaire et après lui le Dr Blair ont affirmé que toute métaphore doit nécessairement offrir une image sensible, que le crayon même ou le pinceau puisse figurer à l’œil. Le critique Clément, M. Fontanier et moi, nous ne sommes pas de cet avis. Bien des métaphores tirées de l’ouïe, de l’odorat, du goût, des êtres inanimés et abstraits, ne peuvent se peindre, et n’en sont pas moins des métaphores. Les exemples en sont innombrables dans Voltaire lui-même.

L’allusion est aussi une espèce d’allégorie ou de métaphore. L’écrivain, à propos d’une idée, en réveille tout à coup une autre dans l’esprit du lecteur, et cet autre est un fait historique, une fiction mythologique, une opinion en vogue, un passage connu de quelque écrivain, c’est ce qu’on appelle l’allusion réelle ; ou bien, il emploie à dessein un mot susceptible d’un sens différent de celui qu’il lui donne, c’est l’allusion verbale ; et dans tous les cas ce rapprochement inattendu ajoute de l’énergie, du piquant, de la nouveauté à sa pensée ou à son expression. Les auteurs qui joignent l’esprit de comparaison à beaucoup d’observations et de lectures abondent en allusions. Montaigne en est plein, sans parler même des citations positives, qu’il sait fondre si habilement dans son texte. Mirabeau, menacé par les tribunes de l’Assemblée, s’écrie : « Je n’avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu’il n’y a qu’un pas du Capitole à la roche Tarpéienne. » Et dans un de ses admirables discours aux états de Provence : « Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens ; mais atteint d’un coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel en attestant les Dieux vengeurs, et de cette poussière naquit Marius, Marius ! moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir abattu dans Rome l’aristocratie de la noblesse. » Voyez Rousseau dans l’Emile. La nécessité d’endurcir de bonne heure l’enfance à la fatigue lui rappelle Achille plongé dans le Styx ; celle de la guérir des terreurs puériles, le petit Astyanax qui, à la vue du cimier étincelant d’Hector, se rejette en pleurant sur le sein de sa nourrice. Veut-il peindre les orages des passions qui grondent dans le cœur du jeune homme, à l’approche de la puberté, « Ulysse, s’écrie-t-il, ô sage Ulysse, prends garde à toi ; les outres que tu fermais avec tant de soin sont ouvertes ; les vents sont déjà déchaînés ; ne quitte plus un moment le gouvernail, ou tout est perdu. » Et dans son cinquième livre, quel charme n’ajoute pas l’allusion au tableau de la visite de Sophie dans l’atelier du menuisier où travaille Emile ? « La folâtre essaye même d’imiter Emile. De sa blanche et débile main elle pousse un rabot sur la planche, le rabot glisse et ne mord point. Je crois voir l’Amour dans les airs rire et battre des ailes ; je crois l’entendre pousser des cris d’allégresse et dire : Hercule est vengé ! »

Souvent, par l’allusion, le personnage mis en scène rappelle à son insu aux lecteurs un fait qu’ils connaissent, mais auquel ils ne songeaient pas, parce que, au moment où se passe l’action, ce fait est encore dans l’avenir.

Enfants, ainsi toujours puissiez-vous être unis,

dit Joad à Joas et à Zacharie, que désuniront plus tard les haines religieuses ; et dans la Henriade :

Ton roi, jeune Biron, te sauve enfin la vie.
Tu vis !… songe du moins à lui rester fidèle !…

L’allusion défraye une partie des devises, des inscriptions, des épigraphes, des épitaphes même. Ab uno disce omnes : voilà l’épigraphe du Manuel du libraire de Brunet. M. Lemaire songeait aux nymphes d’Ovide quand il préparait les cent cinquante volumes de sa Collection des classiques latins, uniformes par le caractère et le format, variés par les commentaires confiés à diverses mains.

Facies non omnibus una
Nec diversa tamen…

Une mère désespérée écrit sur la tombe de son enfant le mot fatal de la Bible : Et noluit consolari ; une mère résignée, le mot consolant de l’Evangile : Laissez venir à moi les petits enfants. On voit bien, dirait Jean Jacques, que ce n’est pas l’académie des inscriptions qui a fait celles-là.

Remarquez que l’allusion réelle doit rappeler des faits, des idées, des opinions, des mots généralement connus, et appartenant en quelque sorte au domaine public. Dès qu’elle réclame un commentaire, une note explicative, elle est défectueuse ; c’est là le vice radical de certains ouvrages écrits du point de vue d’une société ou d’une coterie. Chacun, à charge de revanche, bien entendu, y fait allusion à une foule de belles pensées et de fines reparties profondément ignorées de tout ce qui vit et se meut en dehors de la coterie. Ces écrivains ont aussi tout un système d’allusions verbales, qui n’est pas moins déplacé. Il en est de leurs plaisanteries comme des romans allégoriques et de certains livres sur les mœurs et caractères ; pour les pénétrer, il faut avoir la clef. Ceci retombe dans les jargons de société dont j’ai parlé plus haut.

L’allusion verbale, en effet, n’est à proprement parler qu’un jeu de mots, une équivoque fondée sur une expression susceptible d’un double sens. « De quelle langue voulez-vous vous servir avec moi ? dit Pancrace à Sganarelle. — Eh, parbleu ! de la langue que j’ai dans ma bouche. » Deux seigneurs, dont l’un perdait et l’autre gagnait chaque jour dans la faveur du prince, se rencontrent face à face sur les escaliers du palais : « Quoi de neuf ? demande l’un. — Rien, répond l’autre, sinon que vous montez et que je descends. » Les auteurs d’Ana attribuent à Molière un mot qu’il n’a probablement jamais prononcé, mais qui rentre parfaitement dans les allusions verbales : « Messieurs, aurait-il dit un jour à son public, nous vous avions promis Tartufe pour demain ; nous regrettons d’être forcés de vous manquer de parole ; monsieur le premier président ne veut pas qu’on le joue. »

On peut placer parmi les allusions verbales la figure nommée par les rhéteurs syllepse oratoire, pour la distinguer de la syllepse grammaticale, dont il sera bientôt question. La syllepse oratoire, en effet, consiste à prendre un mot dans les deux sens, au propre et au figuré, dans une même phrase. Sertorius veut dire que les vertus romaines, l’esprit romain, la pensée puissante qui donne à Rome la vie et la gloire, n’est plus dans les murailles même de Rome, mais dans son camp :

Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis.

Œnone dit à Phèdre qu’un père, même dans ses rigueurs, ne dépouille pas tout sentiment de tendresse paternelle :

Un père en punissant, madame, est toujours père.

Cette figure est fréquente, mais défiez-vous-en. Elle rapproche souvent à l’aide d’un mot des idées complétement disparates, et court risque de tomber alors dans des allusions verbales qu’un goût difficile n’approuve pas toujours. Je n’aime pas Pyrrhus réunissant dans le même vers l’incendie très-positif de Troie et les flammes métaphoriques de son amour :

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai ;

et ce n’est qu’à la brusquerie comique du Misanthrope que je passe sa syllepse à l’adresse de Philinte :

philinte.

La chute en est jolie, amoureuse, admirable !

alceste.

La peste de ta chute, empoisonneur au diable !
En eusses-tu fait une à te casser le nez.

Tout le mérite de ces phrases et des allusions verbales, en général, est dans l’heureux emploi du mot à double entente ; l’esprit sourit à ces jeux que la raison ne désavoue pas, quand le sens du mot se trouve également juste dans les deux acceptions, et qu’ils sont d’ailleurs dans le ton de l’ouvrage. Boileau lui-même n’a-t-il pas dit :

Ce n’est pas quelquefois qu’une muse un peu fine
Sur un mot, en passant, ne joue et ne badine,
Et d’un sens détourné n’abuse avec succès :
Mais fuyez sur ce point un ridicule excès… ?

Je passerai donc de loin en loin une allusion verbale finement touchée, comme j’applaudis à la parodie spirituelle de quelque grand écrivain ; mais quant aux centons, aux paronomases 104, aux pointes, aux quolibets, aux calembours, on ne trouvera pas mauvais que la rhétorique s’abstienne de les ranger parmi les sujets dont elle s’occupe.

J’aime mieux terminer ce chapitre en recommandant vivement à la jeunesse de se garder avec un religieux scrupule de tout jeu de mots obscène, de toute équivoque graveleuse ou même inconvenante. Sans vouloir assurément faire de nos jeunes auteurs les émules des précieuses, je n’aime pas voir un homme sérieux prêter, même par inadvertance, aux épaisses gaillardises de quelques bouffons. Tout le monde sait que Cicéron ne dédaignait pas le mot pour rire, car son affranchi Tiron, ou quelque autre, avait publié trois volumes de ses bons mots et reparties facétieuses. Eh bien, il recommande d’éviter même la rencontre des syllabes qui, par leur réunion, pourraient réveiller des idées déshonnêtes ; quia, si ita diceretur, obscœnius concurrerent litterœ.

On s’est fait une fausse idée du latin sous ce rapport. Parce que plusieurs modernes ont dit en latin des impertinences qu’ils n’auraient osé dire en français, on s’est imaginé que c’était là le génie de la langue latine, et on a pris à la lettre le vers de Boileau :

Le latin dans les mots brave l’honnêteté.

C’est un préjugé. Tous les rhéteurs latins, Cicéron, Varron, Quintilien, font une loi impérieuse de la plus sévère décence dans les paroles, comme dans la conduite. Quintilien va si loin qu’il ne veut pas même développer ce point. Il est, selon lui, de la pudeur romaine, remarquez l’expression ! de ne recommander l’honnêteté du langage que par le silence : Ego romani pudoris more contentus verecundiam silentio vindicabo. Prendre pour type des mœurs antiques Martial, Juvénal, ou les historiens de Tibère à Caprée, ce serait apprécier les nôtres d’après Parny, Piron, ou les débordements des romanciers de la Régence et de notre siècle. De tout temps l’écrivain qui s’est respecté lui-même a respecté la décence. Toute allusion inconvenante répugne à sa dignité. Il rougirait, s’il lui était arrivé, même à son insu, d’exciter un rire indécent. La chasteté naturelle dans le langage annonce l’homme bien élevé et de bon goût, comme la chasteté volontaire dans les mœurs indique la puissance et l’énergie du talent.