Chapitre XX.
des qualités accidentelles du style. — élégance, finesse, naiveté, enjouement
Dans les ouvrages qui appartiennent au genre tempéré et même au genre simple, la première qualité spéciale, c’est l’élégance.
Bien des rhéteurs modernes ont parlé de l’élégance, et ont dit à ce propos des choses non-seulement justes, mais fines et délicates ; et peut-être, malgré tout, ne font-ils pas encore bien apprécier ce qu’elle est réellement. Je m’en tiendrais volontiers à l’étymologie, eligere, choisir. L’élégance est le choix, le choix en tout, choix de pensées, choix d’expressions, choix de tours, choix de nombres. Ajouter à la justesse, au naturel, à la facilité, l’agrément et la distinction, c’est ce qu’on nomme, dans les choses d’esprit et de raison, l’élégance, dans les choses de sentiment, la grâce. La grâce a donc un caractère plus instinctif, plus naïf que l’élégance, l’élégance s’apprend mieux que la grâce ; celle-ci provient plutôt de la nature, l’autre de l’art ; au physique, on dira un costume élégant, et une tournure gracieuse ; les enfants en général sont gracieux, ils cessent de l’être quand ils deviennent élégants.
Maitre Corbeau, sur un arbre perché,Tenait dans son bec un fromage…
Voilà qui est naturel et facile.
Du palais d’un jeune lapin,Dame belette, un beau matin,S’empara ; c’est une rusée.Elle porta chez lui ses pénates, un jourQu’il était allé faire à l’aurore sa courParmi le thym et la rosée.
Voilà l’élégance. Et maintenant, voici la grâce :
Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre.L’un deux, s’ennuyant au logis,Fut assez fou pour entreprendreUn voyage en lointain pays…
Mais ce choix même, qui constitue l’élégance, suppose un travail scrupuleux et une grande attention de détail, et c’est pourquoi l’élégance n’est pas une qualité essentielle. Nous ne l’exigeons pas rigoureusement dans les œuvres d’entrain, de spontanéité, quand l’idée est si vaste qu’elle absorbe en quelque sorte l’expression, si haute qu’elle la dédaigne. Mais partout ailleurs, même dans les naïvetés et le comique, l’élégance nous semble presque toujours indispensable. Que sert d’écrire, en effet, pour dire les premières choses qui viennent à l’esprit, et pour les dire comme tout le monde ? Je partage bien l’avis de la Bruyère ; je pense bien, comme lui, que quand Acis veut dire : il fait froid, il doit dire : il fait froid ; mais ce que je ne vois pas, c’est la nécessité de prendre la plume pour écrire — il fait froid. Je n’admettrai pas, avec Voltaire, que le poëte doive jamais sacrifier la pensée à l’élégance de l’expression ; mais s’il désespère de traiter élégamment une idée, qu’il suive l’avis d’Horace, qu’il y renonce,
… Et quæDesperat tractata nitescere posse, relinquit90
Au reste, il est rare qu’une idée, quelle qu’elle soit, se montre obstinément rebelle au travail qui veut la polir, et le dédain de l’élégance n’est le plus souvent qu’une excuse de la paresse ou de la vanité. Voyez Racine ; quand il est forcé de mettre en scène des personnages moins tragiques, moins intéressants que les autres, ne sait-il pas les faire passer à la faveur de cette élégance soutenue, qui souvent donne un charme aux idées les plus vulgaires, aux détails les plus insignifiants ? Pradon bâtit, comme Racine, une tragédie de Phèdre ; comme Racine, il y introduit une Aricie aimée par Hippolyte, et cet amour au fond ne m’intéresse pas plus dans l’un que dans l’autre. Mais qu’ils viennent à s’exprimer, mon indifférence se change ici en apathie, là en intérêt. L’Hippolyte de Pradon ose▶ dire à Aricie :
Depuis que je vous vois, j’abandonne la chasse,Elle fit autrefois mes plaisirs les plus doux,Et quand j’y vais, ce n’est que pour penser à vous.
Comparez à ces platitudes les vers de Racine :
Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune,Je ne me souviens plus des leçons de Neptune…
et toute la suite, un dialogue d’une exquise élégance.
En vain dira-t-on que ce n’est point là le ton dramatique, que le théâtre tragique ou comique est l’image de la vie humaine, que les hommes entre eux ne parlent pas ainsi, etc. Je réponds que quand le cœur, l’esprit, l’imagination, l’oreille sont charmés par cette harmonieuse élégance, quand elle fait naître l’intérêt qui se refuserait à la chose elle-même91, il est impossible que toutes nos facultés prennent ainsi le change et s’abusent sur ce qui les charme ; que ce n’est réellement pas la peine de construire un théâtre, d’y réunir tous les prestiges des arts, d’y convoquer l’élite de la société, pour y faire entendre les conversations du coin de la rue,
Depuis que je vous vois, j’abandonne la chasse,
ou encore :
Demain, vingt-cinq juin mil six cent cinquante-sept,Quelqu’un que lord Broghill autrefois chérissaitAttend de grand matin ledit lord aux Trois Grues,Près de la halle au vin, à l’angle des deux rues92.
Je l’ai dit vingt fois et ne puis assez le redire : rien d’insupportable comme l’affecté et le précieux, rien de fade comme le langoureux et l’efféminé ; mais enfin entre les ridicules d’un incroyable ou d’un Céladon et les trivialités d’un bourgeois ou d’un rustre, il y a, me semble-t-il, l’aisance distinguée de l’homme comme il faut. Choisir parmi les développements de la pensée les plus naturels et les plus dignes, parmi les expressions celles qui réunissent à la justesse l’harmonie et le coloris, parmi les tours les plus faciles et les plus variés, voilà le mérite de l’écrivain élégant. Racine, Fléchier, Massillon, M. Villemain, Casimir Delavigne, dans ses bonnes pages, sont les meilleurs modèles de l’élégance du style.
Le style fleuri fait vers l’afféterie et la mollesse un pas de plus que l’élégant. Il y touche de si près qu’il ne convient guère qu’aux églogues, aux descriptions champêtres des saisons, des jardins, à certaines pièces de pur agrément. Voltaire donne pour modèle du style fleuri ces jolis vers de Quinault dans l’opéra d’Isis :
Ce fut dans ces vallons, où par mille détoursInachus prend plaisir à prolonger son cours,Ce fut sur son charmant rivageQue sa fille volageMe promit de m’aimer toujours.Le zéphyr fut témoin, l’onde fut attentive,Quand la nymphe jura de ne changer jamais ;Mais le zéphyr léger et l’onde fugitiveOnt bientôt emporté les serments qu’elle a faits.
J’ai trouvé du style fleuri dans André Chénier, poëte beaucoup moins naïf et inventeur qu’on ne l’a cru et qu’on ne l’a dit, à l’époque où ses œuvres furent réimprimées. Il a été plus justement apprécié depuis.
Vous vous rappelez ce que nous avons dit de l’esprit, qu’il n’est autre chose qu’une perception vive et soudaine de rapports inaperçus par le vulgaire. Si, dans l’expression de ces rapports, vous ne dites pas tout, si, sans affectation, vous laissez une arrière-pensée à demi voilée, une explication sous-entendue, votre style ne sera pas seulement ingénieux, il atteindra la finesse et la délicatesse.
La finesse est une qualité que l’on aime à rencontrer dans un auteur,
non-seulement parce que l’esprit plaît généralement, mais parce que l’amour-propre est
flatté par celui qui nous a cru capable d’entendre plus qu’il ne nous disait.
« La finesse, dit Voltaire, est une énigme dont les gens d’esprit devinent tout
d’un coup le mot. »
Les lecteurs savent gré à l’écrivain qui paraît les
estimer gens d’esprit, dût-il y être trompé lui-même ; car tous ne devinent pas le mot.
Le cardinal Dubois, après avoir fait l’éducation du Régent, était devenu son premier
ministre ; Fontenelle lui adressa ce compliment, aussi fin que déplacé :
« Monseigneur, vous avez
travaillé
dix ans à vous rendre inutile. »
Les contrefacteurs de Hollande, ne comprenant
pas l’énigme à deviner, la prirent pour une bévue de l’éditeur de
Paris, et substituèrent : à vous rendre utile. Il ne faut pas être
libraire hollandais pour en faire autant. Et c’est pour cela que les dramatistes exercés
évitent la trop grande finesse de pensée et d’expression. Ils connaissent leur parterre
et s’en méfient. Un ami de Voltaire lui indiquait un vers dont la suppression eût donné
plus de finesse à la pensée. « J’y avais songé, répondit-il, et je l’eusse
retranché, si le parterre était composé de juges comme vous. »
Les Proverbes de Th. Leclercq, charmants dans un salon, ne seraient pas
appréciés au théâtre. Un Gérard Dow ou un Mieris ne
doivent pas être vus à la même distance qu’un Michel-Ange ou un Rubens. Quand Marivaux fit jouer ses pièces, leur finesse, fatigante
d’ailleurs, parce qu’elle est continue, échappait aux premières représentations. Les
acteurs, quand ils la saisissaient, ce qui n’arrivait pas toujours, appuyaient sur elle,
c’est-à-dire lui ôtaient une partie de son caractère, pour la faire saisir du public.
Grâce à ce contre-sens, celui-ci finissait peu à peu par comprendre et par
applaudir.
L’homme qui a eu de nos jours la plus grande renommée de finesse d’esprit, et qui l’a
le mieux méritée, est assurément M. de Talleyrand. Les reparties ingénieuses qui lui
appartiennent réellement ou qu’on lui attribue sont innombrables. On ne prête qu’aux
riches ; et il en a été de son esprit comme de la vigueur d’Hercule, à qui l’antiquité
fit honneur des exploits de tous ses contemporains. On sait que quand Louis XVIII revint
de Gand après les cent jours, le titre le plus puissant aux faveurs du pouvoir était
d’avoir accompagné le roi dans son court exil. Un solliciteur disait à M. de Tallcyrand
pour appuyer sa demande : « Et notez, monseigneur, que je suis allé à Gand. — En
êtes-vous bien sûr ? lui répond le prince ; c’est que nous y sommes allés deux ou
trois cents, et nous en sommes revenus deux ou trois mille. »
Napoléon lui fit
comprendre un jour que l’origine de sa grande fortune était suspecte à bien des
gens. — « Rien de plus facile à expliquer, sire ; j’ai beaucoup acheté la
veille du
18 brumaire, et j’ai tout revendu
le lendemain. »
On ne pouvait se tirer d’affaire avec plus de finesse. Une
flatterie plus délicate, parce qu’elle pouvait être sincère, est celle de cet officier
français à Marie-Thérèse. Il arrivait de Saxe. — « Eh bien ! lui dit
l’impératrice, vous avez vu la princesse ***. Croyez-vous qu’elle soit, comme on le
dit, la plus belle personne de l’Allemagne ? — Madame, je le croyais
hier. »
Entre la finesse et la délicatesse je retrouve à peu près la distinction établie entre l’élégance et la grâce. La délicatesse est la finesse du cœur, la finesse est la délicatesse de l’esprit ; celle-ci suppose donc dans celui à qui elle s’adresse la sagacité de l’esprit, l’autre, la sagacité du cœur. La finesse va mieux à l’épigramme, la délicatesse au madrigal. Toutes deux sourient, mais si je ne craignais de donner moi-même dans le maniéré, je dirais que l’une sourit des lèvres, l’autre des yeux. La finesse laisse deviner la pensée, la délicatesse ménage le sentiment ; elle désire à la fois et craint d’être comprise ; c’est la Galatée de Virgile,
Quæ fugit ad salices, et se cupit ante videri.
Il y a des délicatesses de générosité, de fierté, de sensibilité, de pudeur, d’amour. Rappelez-vous les reproches si doux de Didon à Enéc :
Si bene quid de le merui, fuit aut tibi quidquamDulce meum… ;
le mot d’Iphigénie, quand Agamemnon veut l’obliger à renoncer à Achille :
Dieux plus doux, vous n’aviez demandé que ma vie !
le mot de Chimène à Rodrigue :
Va, je ne te hais point…,
et tant d’autres. Le rôle d’Andromaque, celui de Bérénice, sont pleins de ces sortes de délicatesses. En voici un exemple dans la Mère coquette de Quinault. De faux rapports de valets gagnés par la mère coquette ont commencé à brouiller Acanthe avec Isabelle sa maîtresse. Celle-ci lui écrit :
Je voudrais vous parler et nous voir seuls tous deux ;Je ne conçois pas bien pourquoi je le désire :Je ne sais ce que je vous veux,Mais n’auriez-vous rien à me dire ?
Parmi les prosateurs français, on peut citer pour la finesse du style Montaigne, la Rochefoucauld, la Bruyère, Pascal, Fontenelle, Montesquieu, Marivaux, Beaumarchais, MM. Nodier, Scribe et Alfred de Musset. La délicatesse est plus rare ; je ne la rencontre guère que dans la Fontaine, dans Vauvenargues, dans MMmes de Sévigné et de la Fayette, dans quelques pages de Bernardin de Saint-Pierre, de Florian, de Collin d’Harleville et de Xavier de Maistre.
Ne demandez pas à la rhétorique une théorie, une méthode de finesse et de délicatesse. Tout ce qu’elle peut faire, c’est de montrer, par l’analyse des pensées où se rencontrent ces qualités, sous quelles formes elles se produisent. Tantôt c’est une métaphore ou une allusion, tantôt une antithèse, un euphémisme, une litote, plus loin un paradoxe ou une naïveté apparente, et toujours le soin de laisser à deviner une partie de l’idée. On aura déjà reconnu l’un ou l’autre de ces caractères dans le peu d’exemples que nous avons cités.
La rhétorique apprend surtout à distinguer l’esprit vrai du faux, à conserver dans la finesse le naturel et la sobriété, à ne pas être ingénieux hors de propos, à ne point tomber dans le prétentieux, à ne jamais perdre de vue le vers de Gresset :
L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.
C’est ainsi que Condillac parvient par l’analyse à donner la formule générale de ces
pensées qui veulent être fines et
ingénieuses, et ne sont
dans le fait que communes, obscures et affectées. « Voici, dit-il, tout le secret
de ces tours recherchés. Prenez une pensée commune, exprimez-la d’abord avec
obscurité, devenez ensuite votre commentateur ; vous avez le mot de l’énigme, mais ne
vous hâtez pas de le prononcer ; faites-le deviner, et vous paraîtrez penser d’une
manière fort neuve et fort fine93. »
. Le professeur trouvera dans les écrivains même les plus
ingénieux, dans la Bruyère et dans la Rochefoucauld, la justification de la remarque de
Condillac. Que, sous sa direction, les élèves soumettent à l’analyse ces faux semblants
d’originalité et de finesse ; la science des apparences est un grand pas vers celle des
réalités.
On remarquera aussi que quelques écrivains, après avoir exprimé finement une pensée, démentent en quelque sorte leur finesse, en donnant immédiatement le mot de l’énigme. On a cité la Fontaine, dans la fable de l’Homme et la Couleuvre :
A ces mots l’animal pervers,C’est le serpent que je veux dire…
Arrêtez-vous là, il y a finesse de style ; la pensée est à moitié voilée. Mais l’auteur ajoute :
Et non l’homme, on pourrait aisément s’y tromper.
Lui-même enlève le voile. S’il l’a fait, c’est sans doute que, en sa qualité de fabuliste, il a voulu que la finesse fit bien vite place à la naïveté, qui rentre beaucoup mieux dans le caractère de la fable.
La première cependant présente parfois, comme je l’ai dit
plus haut, l’apparence de la seconde. Un évêque, connu pour devoir toute son éloquence
au talent de son secrétaire, disait un jour à Piron : « Eh bien, M. Piron.
avez-vous lu mon dernier mandement ? – Non, monseigneur ; et vous ? »
Que
Piron n’y eût pas mis de malice, la réponse serait ce qu’on nomme une naïveté, un mot qui échappe spontanément, soit à l’ignorance, soit à la
franchise, et qu’on voudrait reprendre, quand on a réfléchi ou appris. C’est pour cela
que certaines distractions ressemblent à des naïvetés ou à des malices94.
Le naïf est tout près, selon Boileau, du plat et du bouffon ;
De ce style à la fin la cour désabuséeDédaigna de ces vers l’extravagance aisée,Distingua le naïf du plat et du bouffon ..
selon Montesquieu, du bas et de l’ignoble. « Une des choses qui nous plaît le
plus, dit Montesquieu, c’est le naïf, mais c’est aussi le style le plus difficile à
attraper : la raison en est qu’il est précisément entre le noble et le bas ; il est si
près du bas, qu’il est très-difficile de le côtoyer toujours sans y tomber. »
De part ni d’autre, l’appréciation ne me paraît rigoureusement juste. C’est, ce me
semble, confondre la naïveté, d’un côté avec le comique, de l’autre avec la simplicité
et le naturel. J’aimerais mieux dire que le naïf est tout près de ce que la Monnoye
appelait le style niais, et dont il donnait pour type la chanson de M.
de la Palisse. Le naïf n’est pas naturel, ou du moins c’est le naturel qui s’ignore, qui
n’a pas la conscience de soi. Le naturel est opposé au recherché, le naïf au réfléchi.
Assurément tous les personnages de Molière sont naturels, Agnès est naïve. Sa lettre à
Horace est un chef-d’œuvre, comme vérité, et, si j’◀ose▶ le dire, comme tour de force.
Rien, en effet, de touchant et de gracieux,
mais aussi rien
de difficile à reproduire, comme la naïveté, quand l’ignorance est l’innocence. Certains
poëtes grecs, Homère, Euripide, Théocrite, ont une naïveté inimitable95. On rencontre le même mérite chez quelques vieux trouvères, chez Marot,
chez la Fontaine surtout, parfois même chez Scarron. Plus la littérature vieillit, plus
les auteurs naïfs deviennent rares. La naïveté est le moindre défaut des vieillards. Je
ne connais guère d’écrivain de notre siècle auquel on puisse appliquer l’épithète de
naïf.
Le naïf est donc difficile à attraper, non point, comme le dit Montesquieu, parce qu’il est précisément entre le noble et le bas, mais parce qu’il est très-difficile d’exprimer, ce que l’on ne peut prévoir, ce qui s’ignore soi-même, ce dont le premier caractère est le spontané, l’inattendu. Dire au jeune écrivain : tâchez d’être naïf, c’est presque lui dire : réfléchissez à être irréfléchi. Par son caractère essentiellement instinctif, la naïveté dépend tout entière du génie de l’écrivain ; la rhétorique y est aussi impuissante qu’à l’égard du sublime. Le seul précepte à donner, quand il est absolument nécessaire de reproduire la naïveté, c’est que l’auteur étudie alors son personnage au point de faire, plus que partout ailleurs, abstraction de sa propre nature, pour s’identifier complétement avec lui.
L’enjouement, la dernière variété de style dont nous ayons à traiter, semble plus facile à acquérir. Sans doute l’enjouement, comme la naïveté, doit être spontané ; la gaieté véritable est dans le cœur et le caractère ; rien de moins communicatif que le rire forcé, et la grimace ou la bouffonnerie de commande n’amuse que la populace. Mais les deux conditions de l’enjouement, le naturel et l’à-propos, se rencontrent plus fréquemment.
Il est peu de choses, en effet, si sérieuses qu’elles soient,
qui n’aient un côté plaisant. Or le burlesque, une des plus vastes subdivisions du
comique, n’est autre chose, nous l’avons vu, que l’art de saisir et de faire ressortir
ce côté plaisant, ou au contraire de donner à des choses plaisantes ou insignifiantes
par elles-mêmes une valeur et une gravité qu’elles n’ont point réellement. Le rire,
cette faculté si essentiellement humaine, n’est point l’expression des joies extrêmes ;
le triomphe ou l’entière satisfaction des grandes passions, si rare d’ailleurs, a plutôt
quelque chose de sérieux. La gaieté accompagne des satisfactions moindres, des joies
d’un ordre inférieur, et par là même plus fréquentes. Le rire naît surtout à l’aspect
des défauts physiques ou moraux, quand ils ne vont pas jusqu’à la terreur ou la pitié :
la laideur réelle ou simulée, les chutes, l’embarras, les désappointements, la sottise,
certains vices même qui ne nuisent le plus souvent qu’à celui qu’ils possèdent, la
gourmandise, la poltronnerie, la forfanterie, l’avarice, voilà les causes ordinaires du
rire. Il éclate encore devant les distractions, l’originalité, en général tout ce qui
fait contraste ou saillie sur l’uni et le prévu des choses de ce monde. Nous avons
également remarqué la singulière puissance du rire pour couper souvent les grandes
affaires, pour vaincre la sévérité, la colère, la douleur même. « J’ai ri, me
voilà désarmé, »
est un mot qui revient sans cesse. Ce n’est done pas
l’occasion et l’à-propos qui manquent au style enjoué.
Quant au naturel, quel génie ne se prête à l’enjouement ? Les plus puissants sont peut-être ceux qui y excellent ou y visent davantage. Sans parler d’autres grands hommes qui ont porté jusqu’à l’extrême la manie du quolibet et du calembour, Quintilien affirme que ce n’est pas le bon vouloir qui manquait à Démosthène pour être plaisant ; la réputation de Cicéron était si bien établie sous ce rapport que Caton l’appelait le consul facétieux. Homère a chanté le combat des rats et des grenouilles sur la même lyre qui chantait ceux des héros et des dieux ; l’auteur des Pensées est celui des Provinciales ; l’auteur de l’Esprit des lois, celui des Lettres persanes ; si Horace, le Pindare de Rome, en est aussi le premier satirique, qui aiguisa l’épigramme mieux que J.-B. Rousseau et Lebrun, les plus sérieux lyriques de France avant Lamartine ? Le poëte du Cid a écrit le Menteur, celui d’Athalie, les Plaideurs, celui de Brutus et de Mérope, ces innombrables facéties qui resteront les éternels modèles du genre. L’or et l’argent sont les métaux avec lesquels le mercure a le plus d’affinité.
Et cela s’explique. L’excellent dans la plaisanterie ne peut guère avoir lieu sans une observation assidue, sans des réflexions intenses et qui supposent une nature sérieuse et méditative. On a remarqué que les acteurs les plus éminemment comiques, Molière en tête, étaient d’un caractère presque mélancolique. Les facéties qui nous plaisent le plus sont, par la loi du contraste, celles que leur auteur débite sérieusement ou qui viennent de graves personnages. Il en est des nations comme des individus. C’est au milieu du flegme anglais et de la roideur espagnole que sont nés Falstaff et Hudibras, Lazarille et Sancho Pança, l’enjouement le plus naturel et le plus sympathique. Sans prétendre donc, avec Victor Hugo, que le grotesque et le grave, marchant si souvent de front dans la nature, doivent être aussi mêlés et confondus dans l’art, nous pouvons dire qu’il est peu de sujets et peu de génies qui ne se prêtent à l’enjouement du style, que la langue de la plaisanterie forme presque la moitié de la langue populaire, qu’il faut done l’étudier soigneusement, et que si en effet le style enjoué demande plus de naturel encore que le sérieux, cette étude bien dirigée ne servira qu’à perfectionner la nature.
En vous y appliquant, vous remarquerez que, comme presque toutes les qualités du style, l’enjouement prend différents caractères suivant les temps et les lieux. Sensuel, folâtre, poétique en Italie, à la fois bourgeois et fantastique en Allemagne, observateur, positif, je dirai presque instructif en Espagne, il présente eu Angleterre quelque chose de plus spécial, de plus national encore et qui ne peut s’exprimer que par le mot anglais lui-même ; car ce qu’on appelle humour n’est ni le facetum, ni le salsum, ni le dicax, ni aucune des subdivisions de la plaisanterie analysées par Quintilien.
En France, toujours malin et sensé, l’enjouement a varié avec les époques. Au xvie siècle, c’est une jovialité épaisse, originale, érudite ; au xviie une plaisanterie plus fine, plus décente, d’une application plus universelle, spirituelle parfois jusqu’à la mignardise ; au xviiie , une ironie mordante et philosophique. Je ne recommanderais done pas l’imitation de l’enjouement du xve siècle ; j’excepte la Satire Ménippée. Mais au xviie , sans parler des poëtes, les modèles en prose abondent : madame de Sévigné, la Bruyère, Hamilton, le Roman comique, Gil Blas qui, publié dans la dernière année du règne de Louis XIV, appartient pour la forme comme pour le fond au xviie siècle plutôt qu’au xviiie . Parmi les contemporains, je trouve MM. Nodier, Courier, une foule de pamphlets et de journaux où l’on pourrait puiser à pleines mains ; et si l’on veut des romanciers, laissant de côté M. Paul de Kock et ses imitateurs, en dépit des ridicules panégyriques de la presse anglaise, j’indiquerai MM. Mérimée, Alexandre Dumas, l’auteur de Jérôme Paturot, etc.
Ce n’est guère qu’en France non plus que l’on a connu le badinage, plus léger, plus délicat que l’enjouement, qui prend souvent l’apparence du sérieux, et n’ôte son masque qu’à la dernière scene.
Imitez de Marot l’élégant badinage,
imitez celui d’Hamilton, celui de Gresset, mais soyez circonspect dans cette imitation, et là plus qu’ailleurs craignez l’abus.
C’est dans l’enjouement, en effet, qu’il est difficile de savoir s’arrêter ; le rire est si bonne chose de sa nature, qu’il semble à plusieurs que tous les moyens sont bons pour le provoquer.
Mais qu’on y prenne garde ; les gens de goût ne sont pas si faciles à émouvoir en cet endroit. Ils restent froids aux plats quolibets, aux fades équivoques, aux mauvais jeux de mots, aux parades vulgaires ; ils s’indignent aux ignobles parodies, aux grossiers sarcasmes, aux trivialités surtout et aux indécences. Il faut que le calembour même et les plaisanteries sur les noms propres viennent bien naturellement et bien à propos pour qu’ils les pardonnent. Quintilien a grand’peine à justifier Cicéron de toutes les facéties que lui a fournies le nom de Verrès.
Le même rhéteur indique avec détailles occasions où l’écrivain et l’orateur qui se respectent doivent s’abstenir de toute plaisanterie. Ses préceptes, sous ce rapport, sont de tous les temps et de tous les lieux. Ecrivain, ne vous permettez jamais de raillerie offensante, et ne soyez pas de ceux qui perdraient vingt amis plutôt qu’un bon mot ; n’étendez point votre satire à une nation, à une fraction sociale tout entière, sans dire au moins un mot des exceptions : toute règle en a, et souvent de nombreuses ; Molière, qui sut distinguer si bien le vrai dévot du tartufe, devait croire que tous les médecins n’étaient pas des Diafoirus et des Purgon. Avocat, ne riez ni du malheur, ni du crime ; l’un est sacré, l’autre exécrable ; si vous êtes homme, le premier doit vous attendrir, le second vous indigner, et le rire s’allie mal à l’horreur et à la pitié. Homme d’Etat, publiciste, journaliste, n’oubliez pas la dignité de votre caractère et de votre mandat ; il est des institutions tellement graves, des réputations tellement pures, que toute bouffonnerie doit tomber devant elles. Attaquez, combattez ces choses ou ces hommes, si leur chute est nécessaire au triomphe des opinions que vous croyez justes et utiles et du parti que vous défendez, mais ne les raillez pas ; les respecter, c’est vous respecter vous-même.
Enfin, outre les qualités essentielles et accidentelles, il est, avons-nous dit, certaines formes de langage qui ajoutent beaucoup à la grâce ou à l’énergie du style. C’est ce qu’on nomme les figures. Leur étude est indispensable au rhétoricien.