Chapitre XIX.
des qualités accidentelles du style. — noblesse, richesse, énergie, sublime
Ainsi clarté, pureté, propriété, précision, naturel, harmonie, voilà les qualités de style nécessaires partout et toujours, dans l’oraison funèbre comme dans le roman bourgeois, dans les écarts du dithyrambe comme dans les naïvetés de l’idylle.
Mais vous n’avez pas oublié ce qui a été dit plus haut sur la convenance du ton. Cette convenance, loi suprême de toute composition, exige que chacun des genres extrêmes, en quelque sorte, et des intermédiaires qui les séparent, ajoute à ces vertus nommées essentielles, parce qu’elles conviennent à tous, un caractère propre et des qualités spéciales. Tel sujet veut la noblesse, la magnificence, l’énergie, la véhémence ; tel autre, l’élégance, la finesse, la délicatesse ; l’un rejette le ton plaisant admis sans difficulté dans l’autre. C’est ici que la division des genres, en simple, sublime et tempéré, justement proscrite plus haut, pourrait trouver sa place. On dira fort bien en effet que, selon la nature du sujet, la forme adoptée, la classe de lecteurs ou d’auditeurs auxquels on s’adresse, les mœurs, les circonstances, etc., le genre d’écrire sera plus nu ou plus fleuri, plus négligé ou plus châtié, plus familier ou plus noble. Il y a même des sujets qui supportent le mélange des tons divers. Mais ceux-là sont rares et demandent une habileté qui ne l’est pas moins. Parfois la lettre familière peut monter jusqu’à l’éloquence, et l’orateur chrétien descendre jusqu’à converser familièrement avec son auditoire. Ne se rencontre-t-il pas des occasions où le sourire se glisse au milieu des larmes ? Mais, encore une fois, de la circonspection sur ce point, et ne perdez pas de vue les préceptes exposés dans un des chapitres de la Disposition, à propos du vers de Boileau :
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.
En général les livres qui traitent d’intérêts sérieux, qui ont pour objet l’humanité,
la patrie, les hautes doctrines de la société, tous les ouvrages didactiques, religieux,
moraux, politiques, historiques, exigent la gravité du ton, la dignité du langage, une
réserve scrupuleuse dans le choix des termes. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’être
roide et collet monté ; je ne demande qu’une aisance décente, une répugnance de bon goût
pour le trivial et le bouffon. « Le style grave, dit Voltaire, évite les
saillies, les plaisanteries : s’il s’élève quelquefois au sublime, si dans l’occasion
il est touchant, il rentre bientôt dans cette sagesse, dans cette simplicité noble qui
fait son caractère ; il a de la force, mais peu de hardiesse. Sa plus grande
difficulté est de n’être point monotone. »
De Thon, l’Hospital, d’Aguesseau,
M. Guizot, sont d’excellents modèles de ce que j’appelle la gravité.
Une observation. Ne mettez pas la gravité dans les sujets qui ne la méritent pas, ne craignez pas de la mettre dans ceux qui la comportent. L’un et l’autre défaut vient d’une même source, l’amour-propre. Il est des écrivains qui se figurent que l’univers entier s’occupe de ce qui les occupe, qui prennent un air rogue pour débiter des vétilles, qui s’appesantissent sur de minutieux détails historiques ou philologiques, à peine dignes d’être effleurés, qui moutent en chaire et prêchent, quand il faudrait causer. D’autres, au contraire, redoutant par-dessus tout le reproche de pédantisme, affectent le langage badin dans les plus graves questions, croient de bon ton de traiter toutes choses d’une façon leste et dégagée, ou sèment les fleurs et les paillettes sur la pourpre et les robes de deuil. Présentez l’histoire des dieux païens et de leur entourage sous la forme de Lettres à Emilie, je le veux bien, le correspondant est à la hauteur du sujet ; mais s’il s’agit de chimie ou d’astronomie, faites-moi grâce de votre prose légère et de vos bouquets à Chloris. Les uns et les autres tombent naturellement et de bonne foi dans ce burlesque que le xviie siècle présentait sous deux faces, l’une parlant plaisamment de choses sérieuses, l’autre pompeusement de choses communes ou insignifiantes. Pour éviter toute espèce de burlesque, ayez soin que votre ton soit toujours d’accord avec votre sujet.
La gravité du style, à mesure que le sujet s’élève et s’agrandit, peut arriver à la noblesse, à la richesse, à la magnificence : la noblesse, qui n’emploie que les termes les plus généraux et les tournures les plus polies et les plus dignes ; la richesse, qui y ajoute l’éclat des images, l’abondance des ornements, le nombre de la phrase, ou qui encore renferme sous peu de mots des idées fécondes ; la magnificence, qui est la grandeur dans la richesse. Il est bien évident que tous les sujets et tous les tous n’admettent pas ces qualités.
Quelques-uns cependant ont rangé la noblesse parmi les vertus générales du style. Ils s’appuient sur le mot de Boileau,
Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.
Mais remarquez que Boileau dit sa noblesse et non point la noblesse. Aussi quand les rhéteurs en viennent à expliquer ce vers, tous
leurs préceptes et leurs exemples se bornent à nous apprendre qu’il faut, en certains
genres, éviter des idées, des images, des expressions familières et presque triviales,
qui pourraient cependant se supporter ailleurs. D’Aguesseau, selon Crévier, ayant à
discuter les droits des prétendants à la succession d’un acteur de la Comédie italienne,
ne se permit pas de le désigner par son nom de
comédien :
« Tiberio Fiorelli, dit-il, connu sous un autre nom dans le monde… »
En
marge, ajoute Crévier, est le nom de Scaramouche, qui a été jugé
indigne d’entrer dans le texte. Or supposons, ce que je ne crois pas d’ailleurs, que la
dignité du barreau défendit en effet à d’Aguesseau d’employer ce terme, il est évident
qu’il n’eût été nullement déplacé, dans un autre ouvrage, par exemple, dans un livre de
critique sur la Comédie italienne. Ainsi, tandis que les qualités que j’ai désignées
comme essentielles sont partout indispensables, la noblesse du style dépend de la nature
du sujet et du genre, et se modifie à l’infini selon les circonstances. Ce que l’on peut
dire seulement pour donner l’universalité au précepte de Boileau, c’est que, s’il est
des genres où la noblesse contrarie trop manifestement le naturel pour pouvoir être
admise, où la bassesse et la trivialité absolues soient le seul moyen de rester dans le
vrai, ces genres ne sont pas du ressort de la critique, et les honnêtes gens s’en
abstiennent. Et réellement qu’ont à faire avec la rhétorique et la littérature la Pipe cassée de Vadé, ou les ignobles parades qu’on nous donne si
souvent sous le nom de roman et de vaudeville ?
Maintenant quelle idée attacher à ce mot noblesse, à propos du
style ? Etymologiquement, il ne peut signifier que le langage des nobles ; mais quel est
le langage des nobles, et en quoi diffère-t-il de celui du peuple ? Quand il y avait une
noblesse en France, il y avait en même temps un excellent adage : Noblesse
oblige ; c’est-à-dire les prérogatives que la société attache à une haute
naissance exigent de ceux à qui le hasard les a données un courage, une élévation, une
générosité, certaines qualités enfin, en quelque sorte héréditaires, dans les actes,
dans les sentiments, dans les habitudes, qui doivent les distinguer du commun des
citoyens et se refléter dans leur langage. « Des âmes sans cesse nourries de
gloire et de vertus, dit Marmontel, doivent nécessairement avoir une façon de
s’exprimer analogue à l’élévation de leurs pensées. Les objets vils et populaires ne
leur sont pas assez familiers pour que les termes qui les représentent soient de la
langue qu’ils ont apprise. Ou ces objets ne leur viennent pas
dans l’esprit, ou, si quelque circonstance leur en présente
l’idée et les oblige à l’exprimer ; le mot propre qui les désigne est censé leur être
inconnu, et c’est par un mot de leur langue habituelle qu’ils y
suppléent. »
Il n’y a plus de noblesse en France, politiquement parlant ; mais aucun décret, que je sache, n’a banni la noblesse de l’art et de la science. Pour ceux qui ont obtenu ou veulent obtenir cet anoblissement littéraire, il est, comme jadis pour les nobles de race, des idées basses et vulgaires qui ne doivent pas leur venir à l’esprit, et si le sujet les amène forcément, l’expression propre est censée aussi leur être inconnue. Noblesse oblige. Je veux que les écrivains respectent leurs lecteurs en se respectant eux-mêmes ; qu’ils ne s’imaginent pas, et aujourd’hui moins que jamais, qu’on ne puisse parler dans le sens populaire sans emprunter le langage de la populaire, et que la bassesse du style en augmente l’énergie. Les contemporains de Corneille le blâmaient d’avoir dit du sénat romain :
Dont plus de la moitié piteusement étaleUne indigne curée aux vautours de Pharsale.
Qu’auraient-ils dit, bon Dieu ! d’un ministre adressant à Charles-Quint une bien autre métaphore :
Et l’aigle impérial qui jadis, sous ta loi,Couvrait le monde entier de tonnerre et de flamme,Cuit, pauvre oison plumé, dans leur marmite infâme84…
Remarquez, au reste, quelque valeur que nous attachions à la dignité du style, que nous ne confondons point la noblesse réelle, celle qui vient du cœur et du goût, avec cette noblesse qui n’est que pruderie et misérable étiquette. Nous avons déjà touché cette observation en parlant du naturel. Nous condamnons complétement les préjugés en vogue, sous ce rapport, au commencement du xviie siècle. Ils ont égaré le goût de la nation ; par un respect mal entendu pour la noblesse du style, ils ont banni de la poésie et même de la prose une foule de mots justes, précis et parfaitement français, pour y substituer des termes vagues et de convention85. Ils ont surtout égaré la critique. On conçoit, en effet, d’après tout ce qui a été dit, que la noblesse varie nécessairement d’après les époques, les lieux, les circonstances, les convenances de personnes et de choses ; que ces nuances se multiplient à l’infini ; que la même idée, la même expression a pu être tour à tour anoblie ou avilie par l’opinion ; qu’ainsi il est à peu près impossible de prononcer à cet égard, quand il s’agit des anciens et des étrangers. Dans les choses de la nature et de l’art, dans les noms, par exemple, de certains animaux, de certaines professions, de certains détails de la vie humaine, tel mot qui nous paraît bas et trivial ne l’était pas sans doute pour les Grecs et les Latins, ni même pour les Français d’une autre époque, et ne le serait pas aujourd’hui pour les Anglais ou les Allemands. C’est ce que la critique du xviie siècle n’a pas compris, et ses fausses idées sur la noblesse du style lui ont fait mal juger de tout ce qui s’y rattache.
Pour nous, nous dirons à l’écrivain : Point de pruderie dédaigneuse, mais cette bienséance qu’on doit garder pour les paroles comme pour les habits, et qui, loin de blesser la vérité, est elle-même un élément de vérité ; cette dignité de langage, que recommande Cicéron et que comportent tous les arts86 ; en un mot ce familier noble, comme l’appelle Marmontel, qui tout en modifiant le discours d’après les temps et les personnes, ne le laisse jamais se dégrader et s’avilir, et conserve avec la nature une ressemblance, mais cette ressemblance embellie, sans laquelle il n’y a plus d’art.
Souvent le sujet, pour être dignement traité, demande avec la noblesse de l’expression les images les plus vives et les figures les plus brillantes ; parfois le grandiose des idées et la hauteur des vues exigent que le langage, pour y répondre, s’élève et s’agrandisse comme la pensée. C’est alors que le ton atteint la richesse et la magnificence. Songez bien que ces deux qualités ne sont admissibles dans la forme que quand elles existent dans le fond. Jeter des mots éblouissants et sonores sur des idées pauvres et stériles, ce n’est plus de la richesse, c’est une parure de faux brillants, c’est le clinquant des acteurs sur un théâtre. Dans les sujets même qui demandent la plus grande richesse du ton, l’éclat ne doit être ni fastueux ni continu : l’ostentation déplaît, l’uniformité fatigue. Quelques pages de Cicéron, de Florus, de Fléchier, de Bernardin de Saint-Pierre, de Vergniaud, de Lamennais, de Lamartine, sont des modèles de richesse ; un grand nombre de passages des prophètes, de Platon, de Buffon, de Mirabeau, de l’Athalie de Racine, du Cosmos de M. de Humboldt, l’exorde de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre, la péroraison de celle de Condé, sont des modèles de magnificence. La magnificence est à l’esprit ce que le sublime est au sentiment, les plus hautes conceptions du génie revêtues des plus brillantes couleurs de l’imagination.
Voulez-vous comprendre la richesse du style ? Ouvrez l’admirable sermon de Fénelon sur les missions étrangères. Il veut exposer celte idée : Les
missionnaires ont pénétré jusqu’aux extrémités de l’Orient. — « Que reste-t-il ?
peuples
de l’extrémité de l’Orient, votre
heure est venue. Alexandre, ce conquérant rapide que Daniel dépeint comme ne touchant
pas la terre de ses pieds, lui qui fut si jaloux de subjuguer le monde entier,
s’arrêta bien loin en deçà de vous ; mais la charité va plus loin que l’orgueil. Ni
les sables brûlants, ni les déserts, ni les montagnes, ni la distance des lieux, ni
les tempêtes, ni les écueils de tant de mers, ni l’intempérie de l’air, ni le milieu
fatal de la ligne où l’on découvre un ciel nouveau, ni les flottes ennemies, ni les
côtes barbares ne peuvent arrêter ceux que Dieu envoie. Qui sont ceux-ci qui volent
comme les nuées ? Vents, portez-les sur vos ailes. Que le midi, que l’orient, que les
îles inconnues les attendent et les regardent en silence venir de loin. Qu’ils sont
beaux les pieds de ces hommes qu’on voit arriver du haut des montagnes, apporter la
paix, annoncer les biens éternels, prêcher le salut, et dire : O Sion ! ton Dieu
régnera sur toi ! »
Cependant la richesse du style ne consiste pas toujours dans cette brillante abondance de développements. On peut dire aussi qu’il y a richesse toutes les fois qu’une phrase, un mot même réveille plusieurs idées profondes, découvre un vaste tableau, ou fait saisir à l’instant des rapports qui semblaient ne devoir se révéler qu’à la réflexion ou à une lecture longue et variée.
On a cité le vers de la Fontaine, dans Philémon et Baucis :
Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour ;
le fameux vers de Lemierre, celui qu’il appelait modestement le vers du siècle :
Le trident de Neptune est le sceptre du monde.
Victor Hugo rencontre souvent ces sortes de vers.
J’appellerai également riches ou fécondes ces phrases de Florus que loue Montesquieu :
Florus nous représente en peu de paroles toutes les fautes
d’Annibal : « Lorsqu’il pouvait, dit-il, se servir de la victoire, il aima
mieux en jouir ; quum victoria posset uti, frui
maluit. »
Il nous donne une idée de toute la guerre de Macédoine, quand il dit : « Ce fut
vaincre que d’y entrer ; introisse victoria fuit. »
Il nous donne tout le spectacle de la vie de Scipion, quand il dit de sa jeunesse :
« C’est le Scipion qui croît pour la destruction de l’Afrique ; hic crit Scipio qui in exitium Africæ crescit. »
Vous croyez voir un
enfant qui croit et s’élève comme un géant.
Enfin il nous fait voir le grand caractère d’Annibal, la situation de l’univers, et
toute la grandeur du peuple romain, lorsqu’il dit : « Annibal fugitif cherchait
au peuple romain un ennemi par tout l’univers ; qui, profugus ex Africa,
hostem populo romano toto orbe quœrebat. »
Voici maintenant un passage de Massillon qui peut, ce me semble, donner une idée de la magnificence du style, parce qu’il exprime une grande idée par une grande image.
« Une fatale révolution, une rapidité que rien n’arrête, entraîne tout dans les
abîmes de l’éternité ; les siècles, les générations, les empires, tout va se perdre
dans ce gouffre ; tout y entre et rien n’en sort : nos ancêtres nous en ont frayé le
chemin et nous allons le frayer dans un moment à ceux qui viennent après nous : ainsi
les âges se renouvellent, ainsi la figure du monde change sans cesse : ainsi les morts
et les vivants se succèdent et se remplacent continuellement : rien ne demeure, tout
s’use, tout s’éteint. Dieu seul est toujours le même, et ses années ne finissent
point ; le torrent des âges et des siècles coule devant ses yeux ; et il voit avec un
air de vengeance et de fureur de faibles mortels, dans le temps même qu’ils sont
entraînés par le cours fatal, l’insulter en passant, profiter de ce seul moment pour
déshonorer son nom, et tomber au sortir de là entre les mains éternelles de sa colère
et de sa justice. »
Massillon a présenté deux fois la même idée à peu près
dans les mêmes termes, dans un des sermons du Grand Carême, et dans le
Discours prononcé
une bénédiction des drapeaux du régiment de
Catinat. En poésie, j’appelle magnifiques certaines strophes de
J.-B. Rousseau, de Lebrun, de Lamartine, la strophe célèbre de Lefrane de
Pompignan :
Le Nil a vu sur ses rivagesLes noirs habitants des désertsInsulter par des cris sauvagesL’astre éclatant de l’univers.Cris impuissants, fureurs bizarres !Tandis que ces monstres barbaresPoussaient d’insolentes clameurs,Le dieu, poursuivant sa carrière,Versait des torrents de lumièreSur ses obscurs blasphémateurs ;
et cette strophe de Béranger qui la vaut bien :
J’ai vu la paix descendre sur la terre,Semant de l’or, des fleurs et des épis.L’air était calme, et du dieu de la guerreElle étouffait les foudres assoupis.« Ah ! disait-elle, égaux par la vaillance,Français, Anglais, Belge, Russe ou Germain,Peuples, formez une sainte alliance,Et donnez-vous la main. »
Vous remarquez que le passage de Massillon, cité plus haut, réunit à la magnificence
une singulière énergie d’expression. C’est un mérite rare. En effet, ces deux qualités,
magnificence et richesse, supposent plutôt, en général, la dignité que la force ;
l’écrivain qui les déploie a sans doute été ému, inspiré, enthousiasmé par une grande
idée, mais il a dû rester assez maître de lui pour la pénétrer dans toute sa profondeur,
pour la développer dans toute son étendue et toute sa pompe. L’énergie
et la véhémence sont plutôt le langage de la passion, de la
spontanéité, du besoin d’entraîner, dût-on ne pas savoir jusqu’où l’on ira, de frapper
fort, dût-on frapper moins juste. « L’énergie, dit Montaigne, enfonce la
signification des mots. »
C’est pour cela que la concision
l’accompagne le plus souvent, sans en être cependant, comme l’ont pensé
quelques-uns, la condition indispensable. Une proposition peut être largement
développée, et ne pas manquer pourtant d’énergie. Quel est en effet le but du style
énergique ? De produire sur notre esprit une action vive et intense. Condenser le
sentiment ou la pensée est assurément un moyen de lui donner cette force et ce ressort ;
mais il arrive souvent aussi qu’il reçoit la même efficacité d’un mouvement prolongé ou
d’une suite de mouvements dépendant d’un principe unique d’action. Aussi la répétition,
qui ne s’accorde guère avec la brièveté du discours, peut fort bien être un élément
d’énergie. Quand la concision contribue à l’énergie, c’est lorsqu’elle concentre sur peu
de mots une masse d’idées ou de sentiments. C’est là le secret du style de Pascal, de
Montesquieu dans la Grandeur et décadence des Romains, de Tacite
surtout. En appréciant le caractère de la concision dans les écrivains latins qui se
sont distingués par cette vertu, l’on pourrait dire qu’elle est grave dans Salluste,
obscure flans Perse, piquante dans Sénèque, énergique dans Tacite.
On a remarqué avec raison que l’énergie résulte souvent aussi du contraste des idées. Le vers de Corneille,
Cinna, tu t’en souviens, et veux m’assassiner,
reçoit toute son énergie de la longue énumération des bienfaits d’Auguste mis en opposition avec cette ingratitude de Cinna qu’on ne pourrait jamais s’imaginer. L’antithèse entre la gloire et la chute d’un empire, d’un souverain, d’un héros, ne peut manquer d’être énergique, c’est-à-dire de produire sur l’âme une impression vive et profonde.
Parfois la métaphore a le même résultat que l’antithèse, c’est-à-dire que l’image communique la force à l’idée. Ainsi les vers de Corneille dans Othon, en parlant des courtisans de Galba :
Je les voyais tous trois se hâter sous un maître,Qui, chargé d’un long âge, a peu de temps à l’être,Et tous trois à l’envi s’empresser ardemmentA qui dévorerait ce règne d’un moment.
Voltaire, à propos de ce dernier vers, montre fort bien comment l’énergie par l’image peut dégénérer en abus, lorsqu’un désir intempérant d’originalité pousse à forcer la métaphore.
« La beauté de ce vers, dit-il, consiste dans cette métaphore rapide du mot dévorer ; tout autre terme eût été faible : c’est là un de ces mots que Despréaux appelait trouvés. Racine est plein de ces expressions dont il a enrichi la langue. Mais qu’arrive-t-il ? Bientôt ces termes neufs et originaux, employés par les écrivains les plus médiocres, perdent le premier éclat qui les distinguait ; ils deviennent familiers : alors les hommes de génie sont obligés de chercher d’autres expressions, qui souvent ne sont pas si heureuses ; c’est ce qui produit le style forcé et sauvage dont nous sommes inondés. Il en est à peu près comme des modes : on invente pour une princesse une parure nouvelle, toutes les femmes l’adoptent ; on veut ensuite renchérir, et on invente du bizarre plutôt que de l’agréable. »
Le bizarre, le forcé, le sauvage, comme l’appelle Voltaire, sont les plus grands ennemis de l’énergie réelle. Un enfant touche légèrement un ressort, la machine commence à fonctionner et révèle son activité latente ; encouragé par ce premier succès, il appuie davantage, et la machine obéissante déploie toute sa puissance ; ce n’est pas assez, il pèse plus fort, encore, encore ;… mais alors le ressort se brise, vole en éclats, et ne laisse devant l’imprudent qu’une masse inerte et inutile. On ne peut trop le redire aux jeunes gens : le mieux est l’ennemi du bien. Portées à l’excès, la gravité et la noblesse deviennent de la roideur ; la richesse et la magnificence, de l’enflure ; l’énergie, de la dureté ; la véhémence, de la déclamation.
On distingue la véhémence de l’énergie. La véhémence dépend moins de la force de l’expression que de la vivacité et de la variété du tour et du mouvement de la phrase. Des idées diverses, des affections souvent contraires s’accumulent et se pressent tumultueusement dans l’âme agitée par une passion vive ; bientôt elles débordent et se répandent au dehors avec une entraînante impétuosité L’expression fidèle de cette phase de la passion constitue la véhémence du style. Les rhéteurs appellent véhémentes, par exemple, les paroles de Nisus accourant au secours d’Enryale :
Me, me ; adsum, qui feci ! in me convertite ferrum,O Rutuli ! mea fraus omnis, nihil iste nee ausus,Nec potuit. Cœlum hoc et conscia sidera testor :Tantum infelicem nimium dilexit amicum87.
Plusieurs pages de Démosthène dans les Philippiques et le Pro Corona, de Cicéron dans les Catilinaires et les Verrines, de nos grands orateurs parlementaires dans les hautes questions politiques et surtout personnelles, les trois dernières scènes▶ de l’Andromaque de Racine, quelques-unes des imprécations qui terminent nos tragédies classiques, sont d’excellents modèles de véhémence.
Le premier point à remarquer dans tous ces morceaux, c’est que la véhémence était dans le fond avant d’être dans la forme : rien de plus ridicule que de s’échauffer à froid ; le second, c’est la forme elle-même, les brusques mouvements de phrase, les constructions brisées, les accumulations, les suspensions, les interruptions fréquentes, fidèle image du désordre de l’orateur ou du personnage mis en ◀scène. Quand le discours est improvisé, point de règles, bien entendu ; l’orateur obéit à une impulsion spontanée, la nature agit presque en dépit de lui-même ; seulement, qu’on ne perde pas de vue ce que j’ai dit au chapitre des Passions, sur la nécessité de savoir se maîtriser, même en ces occasions. Mais pour ce que j’oserai appeler la véhémence préparée, pour celle de l’historien, du poëte, du dramatiste, il n’en est plus de même. Là, il faut étudier, pour ainsi dire, son impétuosité, la régler de manière à produire l’effet voulu, sans cependant laisser apercevoir les moyens employés ; là s’applique autant qu’à l’ode le vers de Boileau :
Chez elle un beau désordre est un effet de l’art.
Cependant en avançant dans ces hautes régions du style, nous voici tout près du sublime ; arrêtons-nous. Ceci est un livre essentiellement didactique, et le sublime ne s’enseigne pas. On a beaucoup écrit sur cette matière depuis Longin jusqu’à nous ; mais nul que je sache ne s’est avisé de traiter de l’art du sublime ; entreprendre un tel sujet serait avouer qu’on ne le comprend pas.
J’appelle sublime, en littérature, l’expression vraie de tout sentiment qui élève
l’homme au-dessus de lui-même, en lui laissant la conscience de cette élévation. Ce qui
comporte le sublime, ce n’est pas seulement ce que l’homme ne peut atteindre par sa
nature, comme l’infini en étendue, en durée, en puissance ; mais encore et surtout ce
qu’il ne peut atteindre qu’en se détachant tout à fait de sa partie animale et de son
individualité, pour n’admettre que l’idée pure et le sentiment désintéressé. Presque
toujours il y a dans le sublime un contraste entre nous et l’idée ou le spectacle, mais
un contraste qui, loin de nous rabaisser, nous agrandit par la réflexion. Le sublime,
c’est Dieu, l’éternité, l’océan, la nuit dans les plaines immenses, ou les glaciers des
Alpes resplendissant au soleil, opposés à l’humanité si chétive et si bornée, et capable
pourtant, en dépit de son infirmité, de sentir une telle grandeur ; c’est aussi le
courage, le dévouement, la générosité, la grandeur d’âme extrêmes de quelques-uns,
opposés à la crainte, à l’amour de la vie et de la personnalité, à la répulsion
instinctive de la douleur et du sacrifice, communs à l’humanité si égoïste, et à
laquelle pourtant, en dépit de son égoïsme, appartiennent ces âmes d’élite. C’est donc
moins encore la négation de la nature humaine que sa
perfection idéale. Le mot de la Bible : « que la lumière soit, et la lumière
fut »
, le Jupiter d’Homère ébranlant l’Olympe d’un signe de tête, sont
sublimes sans doute, parce que l’homme physique sent toute sa faiblesse devant la
puissance surnaturelle qui fait si simplement de si grandes choses ; mais Socrate et
Bailly en face de la mort, mais Régulus au sénat de Rome et Boissy d’Anglas à la
Convention ne sont pas moins sublimes, parce que l’homme moral sent toute sa faiblesse
devant la puissance surhumaine qui, elle aussi, fait si simplement de si grandes
choses.
Analysez tous les faits, toutes les choses, toutes les paroles que vous regardez ou qu’on vous donne comme sublimes, et vous trouverez au fond cet élément d’une rare puissance physique ou morale qui contraste avec la faiblesse et l’imbécillité de tout le reste. Si ce caractère ne vous frappe pas, le mot, la chose, l’acte ne méritent pas le nom de sublime. Quand je dis le mot, je n’entends que le sentiment manifesté. Le sublime, en effet, tel que je le conçois, n’est jamais dans l’expression. L’expression peut y nuire, elle ne peut y ajouter.
Longin, qui fait mal à propos rentrer dans le sublime tant de choses qui ne lui appartiennent pas, et jusqu’à l’ode de Sapho, la plus brûlante expression de l’amour sensuel, Longin cite, comme modèle de ce qu’il nomme sublime d’image, ce passage d’Euripide, où Phébus cherche à guider, dans son téméraire voyage, Phaéton déjà lancé dans les cieux :
Le père cependant, plein d’un trouble funeste,Le voit rouler de loin sur la plaine céleste,Lui montre encor sa route, et du plus haut des cieuxLe suit autant qu’il peut, de la voix et des yeux :« Va par là, lui dit-il, reviens, détourne, arrête… »
« Ne vous semble-t-il pas, ajoute Longin, que l’âme du poëte monte sur le char
avec Phaéton, partage tous ses périls et vole dans l’air avec les chevaux ? »
Sans doute, et le tableau
est saisissant de vérité. Mais la
forme à part, quel père n’eût fait de même88 ? Le sublime n’est
donc pas là. Il est dans le qu’il mourût du vieil Horace, parce qu’il
est plus haut que l’homme le père qui peut immoler spontanément le sentiment naturel de
la paternité au sentiment surnaturel du patriotisme et de l’honneur.
Selon moi, le sublime suppose toujours, dans l’objet qui l’inspire, l’intelligence ; dans le sujet qui l’éprouve, la conscience de son émotion. Je n’ai jamais reconnu, comme effet du sublime, l’extase, le délire, l’exaltation fiévreuse, ni comme cause du sublime, la puissance matérielle, provenant d’une cause matérielle, d’un poignard ou d’un million89 ; jamais le mal surtout, quelque extraordinaire, quelque puissant qu’il soit. Le mal, comme le bien, peut, il est vrai, nous emporter hors de notre nature ; mais le mal nous emporte au-dessous, pour ainsi dire ; le bien nous élève au-dessus. C’est que la dernière des brutes peut faire le mal et ôter la vie ; tandis qu’il n’y a que l’intelligence unie à la puissance qui puisse donner la vie et faire le bien.
Marmontel trouve sublime le mot de Macduff dans Shakespeare, quand Macduff apprend que
Macbeth a fait massacrer sa femme et ses enfants, et que, se cherchant une vengeance, il
s’écrie dans un morne désespoir : « Il n’a pas d’enfants ! »
Le mot est
profond, tragique, terrible, non pas sublime. Cléopâtre, Oreste, Atrée, le comte de
Fayel, Lucrèce Borgia, Marie Tudor ne sont que monstrueux.
Mais le martyr enthousiaste, le patriote dévoué, le chevalier héroïque, le monarque maître de soi comme de l’univers, Polycuete, Horace, Rodrigue, Auguste, sont sublimes. Il y a peut-être plus haut que cela.
Un échafaudage venait de s’écrouler tout entier. Une seule planche restait à cinquante
pieds au-dessus du sol, et sur cette planche deux ouvriers. La planche, assez solide
pour en soutenir un seul, allait se briser sous un double poids. Les deux hommes se
regardent, ils avaient tout compris. « Non, Pierre, dit le plus jeune à son
camarade, c’est à moi. Toi, tu as une femme et des enfants. »
Et il se
précipite sur le pavé.
Réel ou inventé, je ne connais rien au-dessus du mot de l’ouvrier. Mais où et comment de pareils mots s’enseignent-ils ? Pectus est quod facit. Ces pensées-là viennent du cœur. La rhétorique ne peut que se taire et adorer.