(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre XVIII. des qualites essentielles du style. — harmonie  » pp. 240-256
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre XVIII. des qualites essentielles du style. — harmonie  » pp. 240-256

Chapitre XVIII.

des qualites essentielles du style. — harmonie

Une des qualités sur laquelle ont le plus vivement insisté quelques rhéteurs, c’est l’harmonie. Je suis loin d’en nier l’importance, mais je ne veux pas qu’on l’exagère. Sans en faire, avec un contemporain71, la dernière des qualités accidentelles du discours, je me garderai de la placer, comme Crévier, au premier rang des qualités essentielles.

Je la compte seulement parmi celles-ci, parce qu’il n’est aucun genre d’écrits auquel ne s’applique le précepte de Boileau :

Il est un heureux choix de mots harmonieux ;
Fuyez des mauvais sons le concours odieux.

Précepte fondé en raison, car il rentre parfaitement dans le principe formulé plus haut : Toute règle est l’expression d’un besoin de notre nature.

L’oreille a ses besoins comme l’esprit. Personne ne conteste que les sons l’attirent ou la repoussent par leur vertu propre, et indépendamment de toute idée accessoire ; qu’une gamme, un prélude, un accord, une vocalise peuvent lui plaire, sans offrir à l’esprit aucun caractère positif, aucune image déterminée. Mais dès que les sons prétendent représenter une pensée, une image, un sentiment, soit sous les formes vagues et souples de la musique, soit dans le langage plus strict et mieux défini de la littérature, l’oreille ne se contente plus de sa première jouissance, elle n’est pleinement satisfaite que par l’accord entre les sons et l’idée ou l’émotion à laquelle ils s’appliquent.

Il y a donc deux sortes d’harmonie : celle que j’appellerai générale, qui ne considère les sons qu’en eux-mêmes et abstraction faite de l’idée qu’ils représentent, et l’harmonie spéciale ou imitative, qui les considère dans leurs rapports avec les pensées et les sentiments qu’ils expriment.

L’harmonie générale dépend soit de la nature individuelle des sons, c’est ce qu’on nomme euphonie, soit de leur alliance et de leur succession, d’où naît le rhythme. L’harmonie imitative dépend de la représentation de la pensée ou par le son même des mots, ce qui constitue l’onomatopée, ou par le mouvement de la phrase.

On s’est récrié de tout temps contre les caprices et la dédaigneuse délicatesse de l’oreille, superbissimum aurium judicium ; et pourtant ses sympathies et ses antipathies sont plus logiques qu’on ne le suppose d’ordinaire. Analysez-les, et vous verrez qu’elles dépendent presque toujours du plus ou moins d’efforts des organes vocaux dans l’émission des sons. « La dureté, dit Marmontel72, consiste dans la difficulté qu’oppose l’articulation à l’organe qui l’exécute. Le sentiment réfléchi de la peine que doit avoir celui qui parle nous fatigue nous-mêmes. » Tout est là. Boileau vous dit : Fuyez les mauvais sons ; mais il ne vous dit pas ce que c’est qu’un mauvais son. Le rhéteur vous répond pour lui : Un mauvais son est celui qui blesse l’oreille, et tout son blesse l’oreille, dès qu’il fatigue en quoi que ce soit l’organe appelé à l’émettre. Voilà le principe de toutes les lois de l’harmonie générale en littérature. Et bien entendu que je parle ici de la littérature écrite comme de la littérature parlée. Car puisque l’écriture peut et doit toujours en dernier résultat se ramener à la parole, dont elle n’est que l’image visible, le monument, comme l’appelle Quintilien, il est évident que les règles d’harmonie du discours écrit ne seront autres que celles du discours parlé.

Depuis la fameuse scène du Bourgeois gentilhomme sur la prononciation des lettres, il semble qu’aussitôt qu’on parle voyelles ou consonnes, on se trouve dans la position des augures de Cicéron qui ne pouvaient se regarder sans rire. Il n’en est pas moins vrai pourtant que si le maître de philosophie est un personnage burlesque, ce qu’il dit n’a rien de ridicule73.

D’où vient que le retour fréquent de l’i et de l’u est plus disgracieux à l’oreille que celui des autres voyelles ? C’est que les lèvres se resserrent de l’a à l’i, et s’allongent de l’a à l’u d’après l’échelle suivante :

i, e, a, o, u ;

qu’il y a, par conséquent, un peu plus d’effort dans l’émission des deux voyelles extrêmes que dans celle des médiales. Si ce principe est vrai, l’a serait la plus euphonique, comme elle est la plus sonore des voyelles ; et, dans le fait, n’en est-il pas ainsi ?

Cette même observation ne sert-elle pas à expliquer les règles en apparence si capricieuses de l’hiatus ? Toute rencontre de voyelles n’est pas essentiellement dissonante ; celle des diverses médiales a même une certaine grâce : Danaé, Phaon, Méléagre. On peut en dire autant du rapprochement des extrêmes et des médiales dans l’ordre indiqué plus haut, il y est, il y a, Léon, etc., tandis que, au contraire, leur rapprochement en ordre inverse nous est antipathique, et ne s’admet guère que dans les onomatopées, huons, hua, haïr, etc. Pourquoi ? C’est que celui-ci exige un mouvement de lèvres un peu plus pénible. Vous dites il y a, tandis que pour ne point prononcer y-a-il, vous jetez entre les deux derniers sons un t insignifiant, et que l’euphonie seule explique et justifie. La présence de l’e muet devant une autre voyelle, la répétition de la même voyelle, a-a, e-a, e-é, nous choquent tellement que nous préférons ou anéantir la première voyelle par l’apostrophe, l’âme, l’ange, l’esprit, ou même faire un solécisme, et mettre au masculin ce qui est au féminin mon âme, mon épée 74. Il suit de là que si le rhéteur vous dit : la phrase, il alla à Athènes, pèche contre l’harmonie ; c’est comme s’il disait : la répétition de la même émission de voix fatigue l’oreille qui écoute, parce qu’elle fatigue l’organe qui prononce. Les règles de la versification permettaient à Racine le vers suivant :

Allez donc, et portez cette joie à mon frère…

Il a eu tort de profiter de la permission, l’euphonie le lui défendait. Au contraire, il a eu raison d’obéir à l’euphonie en dépit des lois de la grammaire, quand il a fait dire à Agamemnon,

J’écrivis en Argos…

Vous comprenez pourquoi l’hiatus est absolument interdit dans les vers75. La prose, moins exigeante, ne doit pourtant pas en abuser. On a justement reproché à Fléchier : « Il condamna à un supplice rigoureux et à un silence éternel ;… » et à Bossuet : « Il ne dédaigna pas de juger ce qu’il a créé, et encore… »

Evitez aussi ce qu’on nomme le bâillement, c’est-à-dire la rencontre d’une consonne finale avec une voyelle initiale sur laquelle elle ne doit pas se faire sentir :

Je vous fermais le champ où vous voulez courir…
Pourquoi d’un an entier l’avons-nous différée… ?

An entier est insupportable, et ne le cède qu’au vers de Lamotte :

Et le mien incertain encore…

Tout en reconnaissant quelque exagération dans la sentence de Boileau :

Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée,

il faut avouer du moins que l’oubli des lois de l’harmonie nuit aux meilleures choses76.

Prenez donc garde également à la rencontre des consonnes rudes ou sifflantes, comme les r, les dentales, les gutturales : Quintilien proscrivait avec raison exercitus Xerxis, arx studiorum, etc. ; à la répétition des mêmes finales dans les nombres voisins l’un de l’autre :

Du destin des Latins expliquant les oracles… ;

au retour trop multiplié des mêmes articulations :

Apprends-lui qu’il n’est roi, qu’il n’est né que pour eux…

dans la Henriade de Voltaire, et dans Lemierre, au commencement du second acte de Guillaume Tell :

Oui, seigneur, c’est ici ; c’est du moins vers ces lieux,
Non loin de ce château, sous ces rocs sourcilleux77… ;

fuyez enfin tout concours de mauvais sons, toute cacophonie.

Au reste, ces lois d’harmonie ne sont pas plus universelles que les autres. Tout dépend ici, comme ailleurs, du génie de la langue. Si les mots, il alla à Athènes, m’offensent l’oreille, il est probable que les Latins du siècle d’Auguste ne trouvaient rien de pénible dans ces vers de Virgile78 :

Arma amens capio…
Flumina amem sylvasque inglorius…

Une voyelle brêve suivie d’une longue et réciproquement ne déplaisait pas à Quintilien, il trouvait même un certain air de grandeur à des phrases comme celle-ci : pulchra oratione acta omnino jactare. Rappelez-vous ici ce que nous avons dit à propos de la pureté du langage. La nature des divers peuples est modifiée par une foule de circonstances. L’idiome contracte des habitudes, résultat de ces circonstances et de la nature, et l’ensemble de ces habitudes forme ce qu’on appelle le génie de la langue. Les règles de l’harmonie, comme celles de la grammaire spéciale, ne sont le plus souvent que les formules du génie de la langue. Ce qui fatigue l’organe et par conséquent blesse l’oreille au Midi ne produira pas au Nord le même effet.

Nous avons distingué l’euphonie et le rhythme, sonus et numerus, comme dit Cicéron. D’après tout ce qui a été dit, un moment d’attention suffira pour échelonner en quelque sorte les langues sous ce double rapport.

Il est évident que plus un idiome abonde en voyelles et surtout en voyelles sonores, e, o, a, plus il multiplie les labiales et les liquides, plus il évite la fréquence et la rencontre des dentales, des sifflantes et des gutturales, plus il rapproche les consonnes en raison de leur nature et de leur degré de force, plus cet idiome est euphonique. Les langues du Midi le sont beaucoup plus que le français et les langues du Nord. En même temps, elles ont un rhythme et une prosodie, c’est-à-dire des sons graves ou aigus, longs ou brefs, déterminés par des règles fixes et un usage constant. Les langues du Nord, semées de voyelles sourdes, hérissées de consonnes âpres, ne peuvent guère mettre l’harmonie que dans le rhythme, et c’est pourquoi leur accentuation bien marquée et leur construction généralement souple leur permettent de donner à la phrase une symétrie et des développements rhythmiques. Le français tient le milieu entre ces deux familles d’idiomes. Moins riche en voyelles sonores, il compense ce défaut par l’e muet, qui soutient et prolonge la syllabe. Sa prosodie, plus flottante, n’est pourtant pas absolument nulle, et quelque fondées que soient les objections opposées à l’abbé d’Olivet, son Traité des longues et des brèves renferme bien des remarques d’une vérité et d’une justesse incontestables. Mais, sous le rapport de la prosodie, de l’accent, de la liberté des constructions, du rhythme enfin, comme de l’euphonie, le latin et surtout le grec l’emportent manifestement sur toutes les langues modernes.

Quelle fut en Grèce la conséquence de cette heureuse nature de langage, à laquelle contribuaient d’ailleurs le climat, l’éducation, le libre essor de la vie extérieure et l’instinct général de l’art ? Par la continuelle habitude de l’harmonie, l’oreille acquit un goût difficile, une extrême délicatesse, une irritabilité même au moindre froissement de syllabes, semblable à celle du Sybarite au pli de ses feuilles de rose. Mais, d’autre part, nous pouvons à peine imaginer les exquises jouissances que la perfection, sous ce rapport, faisait éprouver aux auditeurs et aux lecteurs. Ceux qui ont un peu étudié la matière doivent, s’ils sont de bonne foi, reconnaître notre incompétence absolue à apprécier la vertu de l’harmonie grecque. Denys d’Halicarnasse, qui s’en est spécialement occupé, distingue dans l’harmonie oratoire, comme dans la musique, la mélodie, le nombre, la variété, la convenance ; il calcule la portée de la voix, les intervalles, les chutes, la mesure composée d’un certain nombre de pieds, formés eux-mêmes d’un certain nombre de syllabes longues ou brèves, et présentant chacun leur caractère spécial, si bien que tout l’effet est manqué, même en prose, si vous mettez un dactyle au lieu d’un spondée, et un trochée au lieu d’un ïambe, etc. Enfin, songeant aux résultats souvent prodigieux de toutes ces combinaisons, il arrive à cette conclusion incroyable : la beauté du style ne consiste ni dans l’heureux choix des expressions, ni dans la savante construction des phrases, mais dans l’harmonie à laquelle le poëte et l’orateur doivent tout sacrifier.

Voulez-vous saisir du premier coup d’œil la distance qui sépare les Latins des Grecs sous le rapport de l’harmonie, rapprochez Cicéron et Quintilien de Denys d’Halicarnasse. Assurément les deux rhéteurs latins ne négligent pas l’harmonie ; l’un, dans le Traité de l’orateur, l’autre, au livre IX des Institutions, dissertent longuement aussi sur la valeur des pieds, dans la poésie comme dans la prose, sur l’arrangement des syllabes, sur le pouvoir d’une longue ou d’une brève mise en sa place, sur le charme des ïambes, des pæons, des crétiques, habilement distribués. Mais comparez leur conclusion à celle du rhéteur grec : « Ne sacrifions jamais un mot à l’euphonie, dit Quintilien, quand ce mot est juste et expressif, car il n’en est pas de si épineux qui ne puisse se placer convenablement. » Et Cicéron : « La recherche continuelle du nombre et de l’harmonie finit par nuire à l’éloquence, surtout à celle du barreau, elle lui ôte tout caractère de vérité et de bonne foi. »

Nous voilà, comme vous voyez, bien loin de Denys d’Halicarnasse, mais, à mon sens, bien plus près de la raison. Et aujourd’hui que dirons-nous, à notre tour, au jeune écrivain français ?

Votre langue est un instrument ingrat, qui par lui-même a peu de sonorité et n’en acquiert que sous la main de l’exécutant ; travaillez donc à lui donner cette qualité qui lui manque. Mais, en même temps, le génie de votre langue est essentiellement sérieux et positif ; n’attribuez donc pas à l’harmonie une valeur exagérée, ne lui sacrifiez jamais ni la justesse, ni l’énergie de l’expression. Evitez l’hiatus, le bâillement, la répétition des mêmes sons, la rencontre des consonnes rudes et sifflantes, en un mot toutes les variétés de cacophonies indiquées plus haut, mais évitez-les naturellement, sans effort, sans que le lecteur puisse s’apercevoir du travail de l’écrivain. Aussi n’est-ce pas au moment de la composition qu’il faut s’occuper des soins minutieux de l’harmonie, ce doit être là une étude préliminaire comme celle de la langue elle-même, une habitude préalablement contractée et devenue en quelque sorte instinctive. « Les recherches sur celle partie mécanique du style, dit Marmontel, et les essais que l’on fera pour y exercer son oreille et sa plume doivent être, comme des études de peintre, destinées à ne pas voir le jour. Dès qu’on travaille sérieusement, c’est de la pensée qu’on doit s’occuper et des moyens de la rendre avec le plus de force, de clarté, de précision qu’il est possible79. »

Indispensables au poëte, ces exercices préparatoires ne le sont guère moins au prosateur. « Dans toutes les langues, dit Turgot80, la prose est susceptible d’une harmonie qui, sans être aussi marquée, aussi mélodieuse que celle des vers, est cependant très-sensible pour toute oreille un peu délicate. Le choix ou l’arrangement des sons plus ou moins doux, le mélange des syllabes longues ou brèves, la position des accents, celle des repos, la gradation ou une sorte de symétrie dans la longueur, soit des mots, soit des membres dont la période est composée, sont les moyens dont l’orateur se sert pour flatter l’oreille. »

Vous voyez que, selon Turgot, la composition de la période dans les genres qui l’admettent est un des points auxquels l’écrivain doit s’attacher davantage. Et en effet, l’Encyclopédie du xviiie  siècle définit la période une phrase composée de plusieurs membres liés entre eux, non-seulement par le sens, mais par l’harmonie. C’est ce que n’ont pas assez compris quelques rhéteurs modernes. Ils appellent période une suite de phrases qui peuvent se détacher, tout en marchant dans un même sens et vers un même but. La définition ne me semble pas juste. Toutes les phrases au contraire doivent être tellement enchaînées dans la période, qu’on ne puisse en détacher une seule sans détruire l’ensemble. La période n’est donc ni une énumération par progression ascendante ou descendante, ni une analyse précédée ou suivie de synthèse. Elle est un enchaînement de plusieurs membres de phrase symétriquement combinés pour former un tout qui satisfasse l’oreille en même temps que l’esprit.

Dans la rhétorique grecque et latine, la période ne pouvait avoir moins de deux membres, ni plus de quatre. On reconnaissait pour légitimes la période carrée, quadrata, de trois ou quatre membres bien distincts l’un de l’autre ; la période ronde, rotunda, où les membres étaient plus étroitement liés et enchâssés ; la période croisée, decussata, où les membres se correspondaient par antithèses symétriques.

Ce fut au commencement du xviie  siècle que la période fut introduite dans le français à l’imitation du latin. Jusqu’à Balzac, on n’en trouve guère, même dans les meilleurs écrivains, qui ne soit boiteuse et déhanchée, en quelque sorte. Balzac en abusa, mais il faut avouer qu’il en a d’excellentes. La période, au reste, ne convient pas à tous les genres. D’une part le style épistolaire, la narration historique ou romanesque, la plaisanterie, la satire, de l’autre les livres techniques et didactiques, en général tout ce qui est éminemment froid et positif, ou tout à fait piquant et léger s’en accommode mal. Son triomphe est dans l’éloquence de la chaire, de la tribune, du barreau, de l’académie, et j’ajouterai, en dépit des diatribes contre la tirade, dans l’éloquence du drame et de la passion.

Pour plaire aux habiles, la période doit se dérouler avec aisance, abondance et harmonie ; qu’elle ne se prolonge pas indéfiniment comme ces phrases allemandes dont on ne trouve la fin qu’en sautant au moins un feuillet ; que les suspensions et les repos y soient ménagés avec assez d’art pour permettre au lecteur de respirer librement et à propos81 ; qu’elle se termine, autant que possible, par des sons pleins et soutenus, qui, tout en évitant le ridicule de l’esse videatur 82, empêchent la voix de tomber trop brusquement ; que pour flatter l’oreille et faciliter la prononciation, les membres en soient savamment balancés et proportionnés. Cette disposition des membres de la période, qui lui donne la symétrie, sans l’uniformité, est un des points les plus délicats, qui demande le plus de métier et l’oreille la mieux exercée. Les modèles sont Fléchier, Bossuet, Massillon, Buffon, Rousseau, et de notre temps MM. Villemain, dans ses Discours académiques, et Lacordaire, dans ses Conférences.

Qu’enfin le jeune écrivain soit surtout bien convaincu que, dans la période, comme dans le style coupé, l’objet essentiel de l’harmonie est de faire accorder le son avec le sens des paroles83. Nous voici à l’harmonie spéciale ou imitative.

L’harmonie imitative ne s’arrête pas à ces onomatopées de mots ou de phrases dont toutes les langues offrent des exemples :

L’essieu crie et se rompt…
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur ma tête ?… etc.

Sans doute une heureuse rencontre en ce genre n’est pas à dédaigner, mais il ne faut ni courir après elle, ni crier au prodige, quand elle se présente ailleurs. Il en est de ces onomatopées en poésie et en musique, comme des trompe-l’œil en peinture. Le vulgaire s’extasie quand il a essayé de détacher l’épingle ou d’attraper la mouche qui n’existe que sur la toile ; les habiles sont moins émerveillés, ils connaissent la recette qui produit les mêmes effets. Virgile lit dans Ennius :

At tuba terribili sonitu taratantara dixit.

Virgile aime autant qu’un autre l’harmonie imitative, mais il la conçoit autrement, et croit imiter mieux en imitant de plus loin :

At tuba terribilem sonitum procul ære canoro
Increpuit…

Condillac dit à propos de l’harmonie française : « Nous imitons aussi quelquefois des bruits ; mais c’est un avantage que nous avons si rarement qu’il ne parait être qu’un hasard. » Condillac est dans l’erreur. Les onomatopées sont presque aussi fréquentes et aussi faciles en français qu’ailleurs, quand on s’impose le labeur puéril de les chercher. Ronsard, du Bartas et bien d’autres poëtes du xvie  siècle en sont pleins ; et au xviiie , le chevalier de Piis, écrivain assez médiocre, a publié un poëme sur la matière, où elles sont tellement prodiguées que dans le chant troisième, par exemple, il n’y a guère de vers qui n’en soit une.

A cette imitation toute matérielle préférons une harmonie plus intelligente, en quelque sorte, celle que produisent l’emploi des nombres, la marche du rhythme, le mouvement de la phrase. Les grands écrivains rencontrent parfois la première ; mais celle-ci, ils l’ont travaillée longtemps et l’étudient sans cesse. Chose singulière ! deux écrivains qui assurément n’ont pas suivi la même route, la Fontaine et Bossuet, y excellent.

Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats :

Est-il rien qui fasse mieux comprendre la coquette assurance de la laitière Perrette que l’allure leste et dégagée de ces vers ? Rapprochez tout de suite cette phrase de Bossuet ; « Semblable, dans ses sauts hardis et dans sa légère démarche, à ces animaux vigoureux et bondissants, il ne s’avance que par vives et impétueuses saillies, et n’est arrêté ni par montagnes ni par précipices. »

Observez au contraire dans le Coche et la Mouche le rhythme brisé, haletant, laborieux du début :

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un coche.
Femmes, moines, vieillards, tout était descendu,
L’attelage suait, soufflait, était rendu…

Bossuet va tout à l’heure nous offrir le pendant : et il n’y a guère de fable dans l’un ou de discours dans l’autre qui ne fournisse des exemples de cette harmonie, la seule qui mérite réellement ce nom d’écho du sens, que lui donne Pope. Marmontel analyse plusieurs périodes de Fléehier, qui l’a également portée à un haut degré, entre autres le magnifique exorde de l’oraison funèbre de Turenne. Etudiez ces modèles, cherchez à substituer aux termes employés par l’orateur des synonymes qui n’aient pas la même cadence, à déranger l’ordre des mots, à multiplier, à retrancher ou à déplacer les repos, et ce travail pour ainsi dire anatomique vous fera pénétrer le secret, et vous donnera le moyen de produire à votre tour des effets semblables. Vous y apprendrez surtout l’art si nécessaire et si difficile, en fait d’harmonie, comme de pensée et d’expression, de concilier la vérité et l’unité, l’unité dans l’harmonie générale, la vérité dans l’harmonie spéciale. Ici an exemple dira plus et mieux que tous les préceptes. Je choisis encore dans Bossuet l’admirable récit de la bataille de Rocroi.

« A la nuit qu’il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, le due d’Enghien reposa le dernier, mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d’un si grand jour et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel ; et l’on sait que le lendemain, à l’heure marquée, il fallut réveiller d’un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole ou à la victoire ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier le Français à demi vaincu, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides combattants, trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu’on voyait porté dans sa chaise, et malgré ses infirmités, montrer qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. Mais enfin, il faut céder…, etc. »

Mettons de côté pour un moment la suite et la convenance du récit, la couleur et l’énergie de l’expression ; n’examinons que le rhythme et le mouvement, et nous verrons quelle valeur l’harmonie bien comprise ajoute au discours. Sûr de lui-même et du lendemain, Condé s’est endormi à Rocroi comme il eût fait à Chantilly, et Bossuet, pour le peindre, trouve des phrases aussi calmes, aussi reposées que le sommeil du héros ; la première qui s’éteint mollement avec l’adverbe final, l’autre qui se fond en quelque sorte dans les liquides dont elle abonde. Mais déjà Alexandre réveillé s’est élancé dans les plaines d’Arbelle, et voilà que, brusquement, sans transition, la forme interrogative nous arrache aussi au lit du duc d’Enghien, et nous jette d’un seul bond à travers la mêlée où l’emporte la téméraire intrépidité de sa jeunesse ; et une fois là, voyez les phrases coupées, le cliquetis des antithèses, l’infinitif qui se multiplie et court de tous côtés comme le prince. Entrez dans les détails, cherchez, par exemple, à remplacer le mot étincelant dans le membre de phrase qui couronne si bien le tout ! Et remarquez pourtant, car c’est là la grande loi ! tandis que vous le diriez exclusivement occupé de l’image et de l’harmonie, Bossuet ne leur sacrifie rien du sens. L’épithète que nous venons de louer, nous la blâmerions, si elle n’était en effet historique autant que pittoresque, si tous les Mémoires du temps n’attestaient ce regard d’aigle du grand Condé, et l’espèce d’éblouissement qu’il causait à qui l’affrontait pour la première fois.

Cependant, au milieu de tout ce tumulte, je vois surgir la formidable infanterie de l’armée d’Espagne, et la phrase va changer d’aspect, comme le fait. Une hyperbate aussi hardie qu’heureuse présente d’abord le verbe, à la suite duquel, d’une marche pesante, inébranlable et active à la fois, s’avancent le sujet et ses compléments. La plaine est balayée par cette masse qui vomit la mort de toutes parts ; mais la furie française est aussi infatigable que le sang-froid espagnol, et le mouvement de la parole de Bossuet reproduit également la triple attaque et la triple résistance. Car observez la variété de ces constructions toujours harmonieusement imitatives. Les premières phrases commençaient par la forme adverbiale, l’apostrophe interrogative a succédé, puis le verbe, pour ainsi dire, en vedette ; maintenant vient la répétition du nom de nombre, jusqu’à ce qu’enfin ces tours vivantes, ébranlées par une irrésistible impétuosité, ne puissent plus réparer leurs brèches, et que tout semble s’écrouler sous ces mots secs et brefs, qui portent le coup décisif : mais enfin il faut céder.

Je pourrais poursuivre cette analyse. Que les professeurs et les hommes de goût me pardonnent d’avoir essayé de formuler ce qu’ils sentent aussi bien que moi. Que les jeunes gens surtout soient bien convaincus d’une vérité, c’est que les génies les plus vastes et les plus élevés, comme les plus spontanés et les plus naïfs, n’ont point estimé au-dessous d’eux les plus minutieuses prescriptions de l’art ; c’est qu’ils n’ont pas cru que l’étude de toutes les délicatesses du nombre nuisît aux sublimes inspirations de la pensée ; c’est qu’enfin, sans jamais sacrifier ni le sens, ni l’expression, ils ont su donner au discours les charmes de l’euphonie et du rhythme, et n’ont même négligé, dans l’occasion, aucun des embellissements variés de l’harmonie imitative.