Chapitre XVI.
des qualités essentielles du style. — clarté, pureté
La qualité souveraine du style, toujours et partout indispensable, c’est la clarté.
« Summa virtus orationis est perspicuitas, »
dit
Quintilien, dès le premier livre de ses Institutions, pour revenir sur
cette vérité au huitième : « nobis prima sit virtus
perspicuitas. » Le discours, selon lui, doit être clair comme la lumière du
soleil, »
occurrat in animum audientis oratio, sicut sol in
oculos. »
Mais la clarté de l’expression suppose une conception nette des idées, et une méthode habile dans leur disposition. Il faut donc d’abord se rappeler ici ce que nous avons dit à propos de l’invention et de l’ordre :
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,Et les mots pour le dire arrivent aisément ;
ou du moins finissent, avec la méditation, par arriver et se ranger dans l’ordre voulu.
Que les pensées soient vagues et mal conçues, que leur arrangement soit pénible ou
irrégulier, vous avez beau travailler l’expression, elle reste obscure et mal dessinée.
Je parle non-seulement de la conception, mais de l’arrangement des
idées. Ne perdez pas de vue ce second point dont Boileau ne parle pas, mais qu’il
supposait sans doute. Il ne suffit pas en effet de concevoir bien
pour énoncer clairement. « Dans un cas, comme le fait observer
Condillae, toutes les idées se présentent à la fois à l’esprit ; dans l’autre, elles
doivent se montrer successivement. Pour bien écrire, ce n’est donc pas assez de bien
concevoir : il faut encore apprendre l’ordre dans lequel vous devez communiquer l’une
après l’autre des idées que vous apercevez ensemble, il faut savoir analyser votre
pensée. Accoutumez-vous de bonne heure à concevoir avec netteté, et familiarisez-vous
en même temps avec le principe de la plus grande liaison des idées. »
On a soutenu cependant qu’il est des matières où la clarté n’est pas indispensable, et dans lesquelles même une certaine obscurité ne messied pas.
Sans doute quelques ouvrages scientifiques demandent au lecteur, avec des connaissances
préalables, une plus grande attention que d’autres, et je ne prétends pas que la Mécanique céleste de Laplace soit obscure, parce que le commun des
lecteurs ne la comprend pas. Mais dans tout ce qui n’est point science pure et spéciale,
dans tout ce qui s’adresse à l’humanité en général, dans toutes les questions
philosophiques, politiques, littéraires, la clarté est impérieusement exigée, et
j’ajoute que l’on peut toujours y parvenir par le travail. L’obscurité, comme la
diffusion, naît le plus souvent de la précipitation ou de la paresse. N’est-ce point
Pascal qui écrivait à un ami : « Excusez la longueur de cette lettre ; je n’ai
pas eu le temps de la faire plus courte » ?
La plupart de nos auteurs nébuleux
pourraient dire également : Excusez l’obscurité de cet ouvrage, je n’ai pas eu la
patience d’être plus clair.
Si, dès le principe, l’auteur a soin, quand ses conceptions sont absolument neuves, de fixer et de bien définir sa terminologie : quand elles ne le sont pas, de se conformer au langage reçu, et d’éviter, autant que possible, le charlatanisme des termes techniques et l’affectation des formes étranges, il sera compris de tous les hommes intelligents, et son ouvrage gagnera en mérite et en renommée, même auprès des masses. On se trompe, en effet, si l’on croit que le bon peuple se laisse toujours éblouir, et applaudit tout harangueur qu’il n’entend point. Aux sophismes de ceux qui lui crient : C’est le beau ! le bon sens de la majorité répond avec Dandin : C’est le laid ; et l’écrivain obscur ne devient jamais populaire. Le vrai talent est de contenter à la fois la foule et les hommes d’élite, de se faire entendre des plus vulgaires, en se faisant estimer des plus habiles.
On se trompe encore si l’on croit que l’obscurité ajoute à l’énergie ou à l’élégance de
la pensée. « La clarté, dit très-bien Vauvenargues, orne les pensées
profondes. »
Certains écrivains allemands ont une prédilection toute particulière pour les ténèbres
du langage ; les intelligences les plus obstinées s’usent à vouloir les pénétrer. Que la
vanité de leurs adeptes fasse une vertu de ce vice, on le conçoit ; le renom de
comprendre seul ce qui est inintelligible au reste du monde chatouille l’amour-propre.
Mais les esprits sains dédaigneront toujours ce goût des doctrines ésotériques, comme parlaient les anciens, qui fait des vérités les plus
essentielles à tous le privilége exclusif de quelques initiés, et une lettre close pour
la majorité de ceux même qui veulent les étudier. La vérité est nue, attrayante de sa
propre beauté, tout à la fois fière et pudique ; ce n’est que la lâcheté, le mensonge ou
la fausse science qui s’enveloppent de tant de voiles. Quoi qu’on puisse dire en faveur
des logogriphes philosophiques ou sociaux, un écrivain obscur sera toujours, à mes yeux,
un écrivain incomplet. Je laisserais même au delà du Rhin, sans m’en occuper autrement,
cette manie du mysticisme et de l’inintelligible, si elle ne passait le fleuve,
accueillie par quelques-uns de nos auteurs qui oublient le mot si vrai de Voltaire :
« Ce qui n’est pas clair n’est pas français. »
Ce qui n’est pas clair n’est pas français, parce qu’il semble que chaque peuple ayant reçu de la Providence sa mission sur la terre, celle de la France soit de répandre toutes les grandes et utiles vérités, et que, pour maintenir dignement cette noble propagande, il faut savoir rendre la vérité manifeste et accessible à tous. Or c’est là un des caractères du génie français. Ailleurs, comme eu France, on fait des découvertes, on a des idées, on crée des systèmes, on établit des théories ; en France seulement on vulgarise tout cela. Ailleurs on écrit des volumes ; ce n’est qu’en France, de l’aveu de tous, que l’on sait faire un livre.
Dans un ordre d’idées moins élevé, ce qui n’est pas clair n’est pas français, non parce que la langue française est en elle-même plus claire qu’une autre, mais, au contraire, parce qu’elle prête davantage à l’obscurité, parce que la rigueur de ses constructions et le peu d’élasticité de sa phraséologie exigent de l’écrivain les plus minutieuses précautions pour être toujours entendu, et qu’il doit veiller sur la clarté avec une attention d’autant plus inquiète qu’elle est toujours près de lui échapper.
Au reste, il est rare que l’obscurité soit, en France, comme en Allemagne, le résultat d’un parti pris de la part de l’écrivain. Le plus souvent elle n’affecte que les détails, et naît de diverses causes.
Tantôt, c’est l’ignorance ou l’oubli des règles de la grammaire, les phrases équivoques ou mal construites, l’emploi de mots obsolètes ou inconnus, l’impropriété absolue ou relative des termes.
Tantôt, c’est l’affectation de la brièveté :
J’évite d’être long et je deviens obscur ;
ou bien, tout au contraire, la diffusion, les périodes interminables, l’accumulation des parenthèses, des épisodes, des idées accessoires qui embarrassent le lecteur et lui font perdre de vue l’idée principale.
Enfin, c’est le désir excessif de montrer de l’esprit à tout propos et hors de propos.
« Quand on court après l’esprit, dit Montesquieu, on attrape la
sottise. »
J’ajoute qu’on attrape aussi l’obscur et le galimatias. Que
d’écrivains auxquels s’applique le paragraphe de la Bruyère sur Acis, le beau parleur !
« Que dites-vous ? comment ? je n’y suis pas : vous plairait-il de
recommencer ? J’y suis encore moins. Je devine enfin.
Vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid ; que ne
disiez-vous : Il fait froid ? Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ;
dites : Il pleut, il neige… Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair, et
d’ailleurs qui ne pourrait pas en dire autant ? Qu’importe, Acis ? est-ce un si grand
mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? »
Les qualités opposées à ces diverses causes d’obscurité, et par conséquent les éléments de la clarté du style sont la pureté, la propriété, la précision, le naturel. Examinons successivement chacun de ces titres ; et d’abord la pureté.
La pureté consiste à n’employer que les termes et les constructions conformes aux lois de la raison et à celles de la langue. Le bon sens universel sanctionne les premières, la science de la grammaire générale les formule. La sanction des autres est l’usage et l’assentiment des écrivains éminents ; leur code, les grammaires et lexiques spéciaux, approuvés par les autorités compétentes, c’est-à-dire par les corps savants et la partie éclairée du public.
Il est naturel de croire que les langues ont d’abord été fondées sur des analogies avouées par la raison humaine ; mais une foule de circonstances, l’origine d’un peuple, son mélange plus ou moins durable, plus ou moins complet avec d’autres, l’infinie variété de relations des hommes entre eux ou avec les choses, les rapides et continuelles vicissitudes des idées et des intérêts, que sais-je ? beaucoup d’autres causes inconnues ou inappréciables ont modifié et altéré les règles primitives. La mobilité d’imagination et la paresse de jugement, également naturelles à l’homme, ont fait passer, souvent à l’insu de sa volonté, les modifications spontanées ou les altérations successives du langage à l’état d’habitude, et cette habitude, une fois enracinée dans les esprits, est devenue ce qu’on appelle le génie de la langue, c’est-à-dire cette collection d’idiotismes, ces procédés de lexilégie et de construction qui distinguent▶ une langue des autres et lui impriment un cachet particulier.
Plus souvent qu’on ne pense, les phénomènes du génie de la langue sont d’accord avec la raison universelle ; mais qu’ils se plient ou résistent à l’analyse, ne les admettez que quand l’usage ou l’autorité les justifie. Sont-ils consacrés par des écrivains éminents, ou légitimés par les corps littéraires ? voilà l’autorité. Sont-ils, en subissant même des altérations et des corruptions nouvelles, adoptés par la majorité intelligente de la nation ? voilà l’usage, l’usage, le souverain dominateur des langues, despote d’autant plus tyrannique qu’il est parfois aveugle.
Ecrire purement, c’est donc observer les règles de la grammaire générale, c’est-à-dire de la raison universelle, et surtout celles de la grammaire spéciale, c’est-à-dire du génie de la langue fixé par l’usage ou par l’autorité ; je dis surtout, car, quand il y a lutte entre les deux grammaires, c’est toujours la seconde qui doit triompher.
Tout le monde connaît les vers de Boileau :
Surtout qu’en vos écrits la langue révéréeDans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée…Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme :Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divinEst toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
Dans ces vers où Boileau ◀distingue▶, comme on le voit, celui qui invente et dispose, l’auteur, de celui qui exprime et formule, l’écrivain, il ◀distingue▶ aussi, d’après Cicéron, entre les diverses fautes de langue. Le solécisme et le barbarisme sont du domaine de la grammaire ; mais à ces vices se rattachent l’archaïsme, le néologisme et le jargon, dont il peut être utile de parler.
Le néologisme est l’emploi d’un mot nouveau ; l’archaïsme, l’emploi d’un mot vieilli. Commençons par celui-ci, qui doit avoir le pas, ne fût-ce que par droit de naissance.
J’ai recommandé l’étude de nos anciens auteurs, sous le rapport du style, plus encore que de l’idée. Je prise fort, je l’avoue, ces vieilles formes, à l’aide desquelles la langue remonte à ses origines, et j’estime qu’il est d’une saine littérature de ramener à leur sens natif les vocables que le temps en a détournés. Mais là, comme ailleurs, je demande le goût et la circonspection. S’il est des pertes à regretter, à réparer même, autant que possible, il me semble ridicule de galvaniser, en quelque sorte, des mots que la raison, le goût ou le sentiment de l’harmonie ont tués depuis longtemps. Je prends un seul exemple. Pourquoi employer, fis-je, fit-il, au lieu de dis-je, dit-il ? L’usage a défendu avec raison de confondre dans une seule et même signification deux mots dont le sens réel est tout à fait distinct.
Il en est qui ne se contentent pas, comme Salluste et Tacite chez les auciens ; de ressusciter quelques mots surannés, et de chercher des perles dans le fumier d’Ennius ; ils vont plus loin, ils écrivent des volumes tout entiers en vieux langage ; ainsi Voiture, Naudé, Pellisson, au xviie siècle ; J.-B. Rousseau, au xviiie ; M. de Balzae, de nos jours ; je ne cite que les meilleurs. A mon sens, ils ont tort. D’abord , pourquoi quitter un idiome adulte pour revenir aux vagissements de l’enfance ? Qu’ou se permette, comme la Bruyère, une demi-page de ce jeu d’esprit, je le veux bien ; mais un livre entier ! Et puis, quelles que soient l’érudition et l’habitude de l’écrivain, est-il possible de connaître assez à fond les phases de la langue, pour ne pas prêter au xve siècle, par exemple, les locutions du xive , et réciproquement ; ce qui est une grande faute dans l’espèce ? Enfin, ne court-on point risque de paraître gauche et empesé sous cet habit d’emprunt, qu’on ne revêt cependant que pour se donner un air naïf et dégagé ?
Jacob le bibliophile avait inventé quelque chose de plus précieux. Il employait dans son récit les formes contemporaines, même les plus avancées, et dans son dialogue le style qu’on nomme moyen âge. Autant vaudrait, quand la scène est en Angleterre ou en Allemagne, faire parler les personnages en anglais ou en allemand.
Je ne connais guère qu’une circonstance où ces pastiches puissent s’excuser. C’est celle où se trouvait Paul-Louis Courier quand il se servait de la langue d’Amyot pour corriger les contre-sens d’Amyot, ou pour ajouter à la traduction de Daphnis et Chloé celle de quelques pages récemment découvertes. Mais oserai-je le dire ? Courier lui-même s’est laissé égarer par un premier succès en appliquant son système d’archaïsme à la traduction d’Hérodote. La langue d’Hérodote n’est point, je le sais, celle de Théopompe ou de Démosthène, mais, telle qu’elle est, elle appartient à une civilisation trop avancée, quoi qu’il en dise, pour être représentée par le gazouillis du xvie siècle, comme l’appelle Pasquier. Si l’on a pu comparer Hérodote à Froissart, ce n’est point pour le style, c’est pour l’esprit et la marche de l’œuvre. Songez qu’on avait donné à ses livres le nom des Muses. Or les Muses françaises parlent la langue de Fénelon, et non celle de Froissart.
Quoi qu’il en soit, s’il fallait opter entre le néologisme et l’archaïsme, je
pencherais encore pour ce dernier. On doit être d’autant plus sévère pour le néologisme qu’il est une des plaies de notre époque, comme de toutes
celles qu’ont agitées de violentes commotions religieuses, politiques ou littéraires.
Chaque révolution, en effet, charrie en quelque sorte avec soi un limon de mots nouveaux
qu’elle dépose dans la langue en s’écoulant. C’est ainsi qu’au xvie
siècle, la Réforme, la Renaissance et les guerres d’Italie faillirent
engloutir le français sous un déluge de locutions bibliques, grecques, latines,
italiennes. Or le xviiie
siècle a plus d’un point de
contact avec le xvie
. « Comme jamais société, dit
M. Villemain, n’avait été plus violemment dissoute et mêlée que la nôtre, comme il y
eut à la fois des passions terribles et des changements profonds, l’empreinte a dû
rester dans les expressions ainsi que dans les mœurs. »
Joignez à cette cause
si puissante tant d’autres qui depuis sont venues ajouter à son action : l’Empire, les
mœurs anglo-constitutionnelles qui lui ont succédé, les rapports beaucoup plus fréquents
avec les nations étrangères, auxquelles on n’a pu emprunter les choses sans emprunter
les mots, l’étude plus approfondie de leur littérature, les progrès des technologies
diverses, qui, après avoir envahi le langage commun, s’infiltrent dans la langue
littéraire, les doctrines des saint-simoniens, des fouriéristes, des utilitaires,
des égalitaires, de tous ceux enfin à qui il a fallu des
expressions toutes neuves pour des conceptions inouïes, tout cela a dû nécessairement
désorganiser la langue, et y introduire une foule de locutions que ne pouvaient même
prévoir les siècles passés.
Mais, nous dit-on, que faire à cela ? Les révolutions du langage ne sont-elles pas une fatalité qu’il faut subir, comme les révolutions politiques ? Et la roideur conservatrice qui s’obstine à lutter ne se brise-t-elle pas avec aussi peu de succès contre les unes que contre les autres ?
Assurément. Aussi ne croyez pas que je proscrive aveuglément tous les néologismes, et veuille être plus classique qu’Horace lui-même. On sait ce qu’il dit du néologisme dans l’Art poétique. Cette image des mots qui, comme les feuilles de l’arbre, jaunissent et se fanent, pour que d’autres reverdissent à leur place, est aussi juste que poétique. J’accepte donc certaines innovations, et pense qu’un écrivain est excusable quand, pour rendre une idée réellement neuve, et à laquelle les mots font réellement défaut, retenez ces deux conditions, il a recours au néologisme. Mais si Horace met Virgile sur la même ligne que Plaute, dans la concession de son privilége, y aurait-il mis plus tard Stace on Juvénal ? Il arrive un moment où une langue semble avoir atteint son apogée sous le rapport du style, et où l’on court grand risque d’innover sans améliorer. Telle est précisément la situation du français. En définitive, il n’est pas né d’hier. Il est adulte, me semble-t-il, voire un peu grisonnant ; un assez grand nombre d’esprits ingénieux et profonds l’ont travaillé et remué en tous sens pour qu’il puisse fournir, et même abondamment, à toutes les idées de celui qui l’a sérieusement étudié, et qui le connaît bien. Le terrain, jadis ingrat pour tous, ne l’est plus aujourd’hui que pour les indolents et les inhabiles, et néologisme devient synonyme de paresse ou d’ignorance. La preuve en est que les plus grands écrivains, ceux qui ont en effet le plus d’idées neuves, usent rarement de la faveur accordée par Horace, et peut-être est-ce pour cela même que les mots qu’ils créent sont presque les seuls qui s’imposent à l’usage, et se donnent eux-mêmes le droit de cité. Ceux-là enrichissent véritablement la langue. Dix pièces d’or sont un trésor plus grand que cent pièces de plomb.
En admettant donc la justification accidentelle du néologisme, je voudrais que l’on apportât dans son emploi la plus scrupuleuse circonspection ; si les transformations successives du langage sont une nécessité de sa nature, que les bons esprits littéraires se fassent un devoir, comme les bons esprits politiques, dans les révolutions des Etats, de chercher à régulariser le mouvement, et, tout en laissant au progrès la part qui lui est due, à ramener la langue à son caractère primitif ; que, selon le mot ingénieux de Quintilien, ils préfèrent dans les mots nouveaux les plus anciens, et dans les anciens les plus nouveaux. Le novateur utile n’est pas celui qui crée le plus de mots, mais celui qui, par d’heureuses alliances, combine le mieux les mots usuels.
Je vais plus loin, et j’ajoute avec M. Nodier, si bon juge en matière de langue :
« Il ne suffit pas de s’abstenir d’inventer des mots, il faut se garder encore
de les détourner de leur sens, car un terme déplacé devient souvent un barbarisme dans
la phrase où il se glisse. Il faut éviter à la fois et les néologismes et la
néologie. »
La néologie nous mène au jargon. J’ouvre l’Encyclopédie du xviiie siècle au mot Jargon, et je lis :
« Jargon se dit : 1° d’un langage corrompu, tel qu’il se parle dans nos provinces ; 2° d’une langue factice dont quelques personnes conviennent pour se parler en compagnie, sans être entendues des autres ; 3° d’un certain ramage de société qui a quelquefois son agrément et sa finesse, et qui supplée à l’esprit véritable, au bon sens et aux connaissances, dans les personnes qui ont un grand usage du monde. Celui-ci consiste dans des tours de phrases particuliers, dans un usage singulier des mots, dans l’art de relever les petites idées froides, puériles, communes, par une expression recherchée. »
Et le xviiie
siècle, toujours un peu moralisant,
ajoute :
« On peut le pardonner aux femmes, il est
indigne d’un homme. Plus un peuple est futile et corrompu, plus il a de
jargons. »
A ce compte, notre siècle xixe
est assurément un des
plus corrompus et des plus futiles qui aient jamais pris rang dans les annales de
l’humanité. Je ne parle pas du jargon provincial, du patois. De tout temps, il fut
permis à la comédie, au roman même, de reproduire ce langage corrompu, sans doute, mais
du moins généralement intelligible. Encore les âges vraiment littéraires n’accordent
point cette faveur sans condition. Je ne sais si Horace pardonnait à Plaute les scènes
en patois carthaginois de son Pœnulus, mais la Bruyère disait de
Molière : « Il ne lui a manqué que d’éviter le jargon et d’écrire
purement ; »
et Marmontel, en justifiant d’ailleurs sur ce point Molière,
Dufresny, Dancourt, et, du même trait, nos vaudevillistes du jour, ne permet pourtant
l’emploi du jargon villageois, même dans la comédie, qu’à deux conditions : s’il
contribue au comique de situation, ou s’il marque une nuance de simplicité dans les
mœurs, comme dans l’Ecole des femmes, par exemple, où il sert à
◀distinguer la simplicité grossière de Georgette de la naïveté d’Agnès. Et il ajoute avec
raison : « L’ingénuité, le naturel, la simplicité même n’ont rien qui se refuse à
la correction du langage. »
Quant à la seconde catégorie de jargons, ceux dont ou convient pour se parler sans être entendus, on conçoit que la rhétorique ne les admette nulle part. Que certain système humanitaire renferme d’excellentes choses, cela est possible ; mais, pour Dieu ! que ces messieurs se fassent traduire en français ! Les meilleures idées du monde, affublées de sociantisme, de garantisme, de simpliste et de passionéité, rebuteront les esprits délicats. N’y a-t-il donc pas moyen de rendre la langue d’une science qu’on nomme sociale, probablement parce qu’elle est celle de toute la société, un peu plus intelligible que celle de la chimie ou du calcul intégral ? ou faut-il croire, avec ses ennemis, que la forme n’est barbare que parce que le fond est absurde ?
Quoi qu’il en soit, l’argot de ces messieurs n’est que ridicule ; celui du vol et du meurtre est odieux. Je ne vois dans notre ancienne littérature que Villon qui s’en soit rendu coupable ; celui-là du moins avait ses raisons. Condamné deux fois à la potence, il parlait à ses camarades de la pince et du croc, sa langue et leur langue. Mais que nos romanciers aient poussé le fétichisme de la couleur locale jusqu’à salir leurs récits de ce hideux jargon ; qu’à la suite d’un homme d’imagination, la tourbe servile des imitateurs se soit ruée dans cette voie : voilà ce qui était indigne et abominable, ce qu’aucune théorie d’art ne peut justifier, ce que la rhétorique, comme la morale, repousse avec dégoût !
Auprès de cet immonde argot, les jargons de la troisième espèce, les ramages de
société, sont un parler charmant ; ce qui ne nous empêche pas, sinon de les
anathématiser, au moins de les reconduire poliment jusqu’à la frontière de la langue,
sauf à en couronner quelques-uns de fleurs, comme faisait Platon de son poëte. Ainsi
l’euphuisme du temps d’Elisabeth, dont plusieurs scènes de
Shakespeare nous donnent l’idée, ainsi les conversations musquées du Pastor
fido, des bergers du Lignon, des premières précieuses, les précieuses véritables,
celles du dictionnaire de Somaise et des lettres de Voiture, ainsi les nouvelles
sentimentales de quelques romanciers allemands, ne sont que des jargons, gracieux à leur
origine, mais dont la licence va bientôt si loin qu’il ne faut rien moins que le holà
d’un Molière pour les arrêter. Tout cela s’est envolé avec la mode. Parlerai-je du
jargon d’Almack que nous ont fait connaître Byron et les romans de la haute
vie anglaise, ou de celui des savants dont Sterne a dit : « De tous les
jargons jargonnés dans ce monde jargonnant, le plus assommant, sans contredit, est le
jargon du pédantisme ? »
Depuis que notre langue a été étudiée, chaque demi-siècle, en France, a eu son jargon. Au xvie , les savants de la Renaissance, et les raffinés échappés aux guerres d’Italie ; au xviie , les précieuses et les marquis de Mascarille ; au xviiie , les roués et les Pompadours ont employé une langue à part et en dehors du vulgaire. Pour nous, nous en avons eu trois ou quatre à la fois, et si celui de cette jeunesse excentrique, dont les paroles étaient aussi burlesques que le costume et les danses, ne relevait que du feuilleton et du vaudeville, le rhéteur ne pouvait passer sous silence, il y a quelques années, les intempérances de langage de l’anglomanie aristocratique et de la tribune politique, car leurs aberrations auraient fini par être plus fatales au français que toutes les folies des précieuses et des marquis.
Evitons toutes ces fautes, de quelque nature qu’elles soient. En altérant la pureté du
style, elles nuisent à la clarté de la pensée. Mais que notre respect pour la langue
n’aille point jusqu’au purisme, c’est-à-dire jusqu’à l’observation
exagérée des plus minutieuses prescriptions de la grammaire et de l’usage. L’écrivain
pur obéit à l’esprit, le puriste est l’esclave de la lettre. Non-seulement le purisme
glace toute espèce d’élan, et donne au style une roideur pédantesque, mais souvent il
s’oppose au vrai génie de la langue. Quintilien disait finement : Aliud
latine, aliud grammatice loqui ; parler français et parler Vaugelas, ce sont deux
choses. M. Villemain, comparant les formes du xvie
siècle
à celles du xviie
, conclut que de l’un à l’autre notre
langue est devenue plus grammaticale et moins française. Et avant eux tous, la bonne
femme d’Athènes, qui, entendant parler Théophraste, s’écria : « Voilà un
étranger ! — Et d’où le voyez-vous ? — Il parle trop bien le grec. »
Ainsi, point de purisme, mais la pureté ; et avec elle la propriété des termes, qui ne contribue pas moins à la clarté.