Chapitre XV.
de l’élocution
Voici une nouvelle preuve de l’infirmité de la parole humaine, un nouvel exemple de la
nécessité de diviser dans le langage des choses indivisibles de leur nature. Je sépare
ici, avec tous les rhéteurs, l’élocution de l’invention et de la disposition, comme j’ai séparé celles-ci
l’une de l’autre. Et cependant ces trois parties sont si étroitement unies en réalité,
qu’elles sembleraient ne devoir jamais être distinctes, même dans leurs applications les
plus variées. Si l’on admet entre elles une division fictive, ce n’est que pour venir en
aide à notre faiblesse, et nous faire mieux saisir les qualités et les défauts qui
affectent plus spécialement chacune d’elles, quand l’une ou l’autre n’atteint pas le but
commun. L’unité est d’ailleurs l’indispensable condition d’existence de cette trinité
oratoire. « En effet, dit Cicéron, le discours se composant de la pensée et de
l’expression, l’expression n’existe pas, si vous retranchez la pensée ; la pensée ne
se manifeste pas, si vous supprimez l’expression. »
Ce qui revient à l’idée de
Buffon : « Bien écrire est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien
rendre ; c’est avoir à la fois de l’esprit, de l’âme et du goût63. »
Mais par là même qu’on met à part le bien rendre, on conçoit qu’on puisse, en rhétorique, abstraire l’expression d’un écrit, pour la considérer indépendamment de toute autre propriété, comme, en géométrie, on abstrait l’étendue de la matière, en peinture, le coloris du tableau. On conçoit qu’il arrive parfois qu’une idée vraie et digne soit mal rendue, et qu’une idée fausse et inconvenante plaise, jusqu’à un certain point, par sa forme ; qu’un même sens, comme l’a remarqué Pascal, change selon les paroles qui l’expriment, et que les sens reçoivent des paroles leur dignité, au lieu de la leur donner64.
« La seule différence entre Pradon et moi, disait Racine, c’est que j’écris
mieux que lui. »
Le mot, vrai ou faux, prouve la haute importance que Racine
attachait ou était supposé attacher à l’expression. Buffon était du même avis :
« Les ouvrages bien écrits, dit-il, seront les seuls qui passeront à la postérité. La quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité65. Si les ouvrages qui les contiennent sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles ; ces choses sont hors de l’homme, le style est l’homme même. »
Cette dernière idée mérite explication.
Expression, élocution, diction, style : voilà les termes ordinairement employés pour dire la manifestation de la pensée par des signes. Mais il faut distinguer entre ces termes.
Expression est le mot générique ; le cri, les pleurs, le geste sont, aussi bien que l’écriture ou la parole, l’expression d’un sentiment ou d’une idée.
Elocution s’applique plus spécialement au discours écrit ou parlé. Ce mot représente, comme en latin, ee que les Grecs appelaient φράτις.
Diction s’emploie quand il s’agit des qualités générales du discours, clarté, pureté, harmonie, ou de celles du débit oratoire ou théâtral.
Quant au mot style, sans m’arrêter à son étymologie, il me semble présenter un caractère en quelque sorte individuel. J’entends par style le procédé propre à chaque écrivain pour exprimer ses idées. Le style dépend donc non pas de la nature du sujet, mais encore et surtout du tempérament, du cœur, de l’esprit, du goût de l’écrivain, le tout forcément modifié par l’influence du siècle et du pays. Voilà le sens du mot de Buffon : Le style est l’homme. Le style est ce que l’on nomme, dans les arts, la manière, le faire, ce qui donne au peintre et au sculpteur son cachet, ce qui le distingue des autres et constitue son originalité. Celui qui ne sait pas écrire n’a pas de style ; celui qui sait écrire en a un qui lui est propre, et n’en a qu’un, que l’on reconnaît partout. La première ambition de l’écrivain doit être d’avoir ainsi un style à soi66.
Il suit de là qu’on ne peut diviser le style en catégories, d’après la nature des divers sujets, mais seulement d’après les divers écrivains, et par là même qu’il est inutile de chercher à établir des classifications de style. Chaque espèce en effet ne contiendrait guère qu’un individu, elles se multiplieraient done à l’infini, et l’avenir en couverait autant que le passé en aurait fait éclore. Il suit encore que l’on a mal compris Denys d’Halicarnasse, Cicéron et Quintilien quand on a voulu établir d’après eux les distinctions de style sublime, simple et tempéré 67.
D’abord, pourquoi ces catégories en rhétorique ? Les reconnaît-on dans la critique des arts ? S’il en était ainsi, les kermesses de Teniers appartiendraient sans doute au style simple, et les grandes pages de Rubens au sublime. Or il suffit de jeter les yeux sur ces dernières pour voir qu’elles se rapprochent plus de Teniers lui-même que de Raphaël, par exemple. Ainsi encore le Chapeau de paille, la Descente de croix, le Martyre de saint Liévin du roi des peintres flamands, offrent plus d’analogie avec sa Chasse qu’avec la Transfiguration ou la Fornarina. C’est que ces diverses toiles ne sont ni du style sublime, ni du tempéré ; les unes sont du style de Rubens, les autres du style de Raphaël.
Il en est de même en littérature. Le sublime de Pascal n’est point celui de Bossuet, ni le sublime de Bossuet celui de Corneille. Corneille le tragique est plus près, comme style, de Molière le comique que de Racine. Que dites-vous de l’énergique entrée en scène d’Attila :
Ils ne sont pas venus nos deux rois ! qu’on leur dieQu’ils se font trop attendre, et qu’Attila s’ennuie… ?
La rangerez-vous sous le titre style sublime à côté des premiers vers d’Iphigénie :
Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille,Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille…
Il est cependant manifeste que ces deux styles, également sublimes, si vous voulez, ne se ressemblent d’ailleurs en aucune façon.
Dans le Temple de Gnide de Montesquieu, que vous devriez pouvoir rapprocher, comme style fleuri, des Lettres à Emilie sur la mythologie, vous reconnaîtrez le faire de l’Esprit des lois ; et la Pluralité des mondes de Fontenelle ressemble plus à Demoustier qu’à Laplace. Encore une fois le style est l’homme, et non pas la matière.
Tout ceci ne signifie pas que les anciens aient eu tort d’établir ces distinctions ; mais je crois que ceux qui les ont interprétés les ont parfois mal compris.
On affirme, dans quelques rhétoriques, que Denys d’Halicarnasse divise le style en trois classes : l’austère, le fleuri et le mitoyen. Il n’y a rien de tout cela dans Denys. Le seul passage où il semble établir des distinctions de ce genre se trouve au commencement de son traité sur l’éloquence de Démosthène, traité qui nous est d’ailleurs parvenu acéphale, comme on sait. Et là, que dit-il ? Non pas qu’il y ait un style austère, un fleuri et un mitoyen ; mais bien que la diction, de Thucydide, s’éloigne du langage ordinaire et est semée d’ornements, tandis que celle de Lysias est simple, et celle d’Isocrate moyenne, pour ainsi dire, et composée des deux autres. Vous voyez qu’il ne s’agit ici que d’une critique d’individus et non des généralités de la rhétorique. Denys est si loin de prétendre donner par là des préceptes à suivre aux écrivains, que, tout en proclamant Thucydide la limite et la règle, ὄρος ϰαὶ ϰανών, de cette diction en dehors du vulgaire, ἰξϰλλαγμίνη ϰαὶ περιττύ, il ajoute qu’il est le seul de son espèce, et que personne ne l’a jamais, non-seulement surpassé, mais même imité.
Cicéron et Quintilien sont, il est vrai, beaucoup plus explicites. Cicéron surtout, dans l’Orateur, développe amplement et toutes voiles dehors, comme il dit lui-même, ce qu’il entend par le sublime, le simple et le tempéré. Mais les périphrases qu’il emploie68 ne comportent pas en français, ce me semble, l’idée qu’on doit attacher au mot style. Quand Cicéron et Quintilien emploient le mot stylus, ils entendent par là l’exercice de la composition, le travail préparatoire qui forme ce que nous nommons en français le style. C’est en ce sens que Cicéron appelle le style le meilleur artisan, le meilleur maître d’éloquence. Vous voyez que c’est une tout autre signification qu’en français. Les mots que l’on traduit dans Cicéron par style devraient, ce me semble, se traduire plutôt par ton. A chaque ligne, en effet, perce l’intention de traiter réellement du ton plutôt que du style, et même du ton proprement dit, c’est-à-dire du débit et de l’accent. A tout moment, il fait allusion aux exigences de la voix et du geste, préoccupation bien naturelle d’ailleurs à un rhéteur qui avait pour but l’art de dire plus encore que l’art d’écrire.
Comment parle-t-il du style simple ? Après l’avoir comparé à une beauté négligée qui a
des grâces d’autant plus touchantes qu’elle n’y songe pas ; à un repas sans
magnificence, mais où règne le bon goût avec l’économie ; « on n’y trouve,
dit-il, aucune de ces figures de rhéteur qui semblent des piéges tendus pour
séduire. »
Les figures de répétition, qui veulent une prononciation forte et animée, ne s’accorderaient pas non plus avec ce ton modeste et simple ; mais il n’exclut
pas
les autres figures de mots, pourvu que les phrases soient coupées et toujours faciles,
et les expressions conformes à l’usage, que les métaphores ne soient pas trop hardies,
ni les figures de pensée trop ambitieuses. L’orateur ne fera point parler la république,
n’évoquera point les morts, n’affectera point ces riches énumérations qui se lient dans
une seule période… Et pourquoi tout cela ? pour le même motif qui lui a fait proscrire
tout à l’heure les figures de répétition. « Ces ornements supposent dans la voix
une véhémence qu’on ne doit attendre ni exiger de lui ; il sera simple dans son débit
comme dans son style… Son action ne sera ni tragique ni théâtrale ; avec
des gestes modérés et l’air du visage, il produira une vive impression ; et
sans grimace, il fera voir naturellement dans quel sens il faut l’entendre…,
etc. »
Il en est de même à propos des autres genres de style. Je me crois donc autorisé à
appliquer ces différents préceptes au ton. Mais je vais plus loin, et Cicéron n’ayant
pas défini le ton, j’adopte pour ce mot la définition de Buffon : « Le ton n’est que la convenance du style à la nature du sujet. Il naîtra
naturellement du fond même de la chose, et dépendra beaucoup du point de généralité
auquel on aura porté ses pensées. Si l’on s’est élevé aux idées les plus générales, et
si l’objet en lui-même est grand, le ton pourra s’élever à la même
hauteur. »
Ceci me semble aussi juste qu’intelligible. La généralisation des idées dépend de la grandeur du sujet, et le ton, à son tour, est déterminé par elle, comme, lorsqu’on parle, la disposition plus ou moins passionnée de l’esprit dépend de la grandeur des intérêts mis en jeu, et détermine à son tour le ton de la voix. Ou comprend aisément que l’on ne peut s’élever à des vues▶ très-générales dans un sujet commun et léger, et en même temps que là où l’on s’élève aux ◀vues▶ générales, on ne peut garder un ton simple et vulgaire.
Que Voltaire traite un sujet sérieux sur le ton de la plaisanterie, ceci appartient à sa manière d’envisager les choses ; mais il est bien évident que s’il a pris le ton simple ou tempéré, qui est celui de la plaisanterie, c’est qu’il n’aura pas eu l’intention de s’élever aux idées générales, et s’il lui arrive, chemin faisant, d’agrandir sa pensée, son ton s’élèvera forcément dans la même proportion. Remarquez d’ailleurs que, dans tous ces degrés divers, le style restera toujours le style de Voltaire.
Mais, peu importe, dira-t-on, que vous appeliez ton ce que d’autres appellent style ; les résultats, les préceptes seront toujours les mêmes. — Il importe beaucoup, au contraire.
D’abord, si la plus rigoureuse propriété d’expression est nécessaire quelque part, c’est assurément lorsque l’on traite de l’art d’écrire.
Ensuite, la distinction que je propose une fois admise, le jeune homme, à qui l’on recommande de se faire un style, ne demandera plus lequel il doit prendre, du simple, du sublime ou du tempéré ; lequel des trois constitue ce que l’on peut appeler un bon ou un mauvais style. Car remarquez que, tout en s’individualisant, pour ainsi dire, le style ne perd pas ses caractères généraux. On peut fort bien dire que celui de certains écrivains est du mauvais style, et celui de MM. Villemain ou Guizot, du bon style, et expliquer pourquoi. Le jeune homme ne demandera plus pourquoi l’on cite comme sublime tout à la fois et le style de Pascal avec ses mots vulgaires et sa période négligée, et le style de Thomas avec ses phrases et ses expressions ambitieuses. Sachant que le ton n’est que la convenance du style au sujet, et qu’il dépend non-seulement de la nature de celui-ci, mais aussi du point de généralité auquel on a porté ses pensées, il ne s’effrayera plus des objections faites aux développements des anciens rhéteurs sur cette matière, ni du vague qu’entraînent ces développements mal compris. S’il a pu confondre le sublime avec le style sublime, il le distinguera sans peine du ton sublime. Il dira que le qu’il mourût est sublime, mais n’appartient pas plus au ton sublime qu’au ton simple, car cet admirable eri de dévouement à l’honneur et à la patrie n’a rien de commun avec la généralisation des idées ; qu’au contraire, il y a à la fois sublime et ton sublime dans les vers de Joad :
Celui qui met un frein à la fureur des flots… etc.
Enfin, le jeune écrivain, bien pénétré de tout ce qui vient d’être dit, aura trois objets en ◀vue▶ dans l’étude de l’expression : se former un style, saisir le ton convenable au sujet, et, enfin, quels que soient le style et le ton, acquérir préalablement les qualités essentielles et accidentelles de l’élocution, et apprendre à y distribuer avec habileté les ornements dont elle est susceptible.
Pour le premier point, il semblerait, d’après ma définition, que toute théorie soit superflue ; mais, qu’on ne l’oublie pas, ici, comme ailleurs, il y a toujours deux éléments en présence, la nature et l’art, ne pouvant se suppléer l’un l’autre que jusqu’à un certain point, et n’arrivant réellement au but que par leur collaboration. Sur la part de la nature dans la formation du style, le rhéteur n’a rien à dire ; quant à celle de l’art, il appuiera principalement sur deux préceptes.
Premièrement : Ne perdez jamais de ◀vue la relation intime et essentielle de
l’expression avec l’invention. Ici, tous les rhéteurs n’ont qu’une voix. Denys
d’Halicarnasse, dans son Jugement sur Isocrate : « La parole
doit obéir à la pensée, et non la pensée à la parole, c’est une loi de la
nature. »
Ipsœ res verba rapiunt, dit Cicéron ; et Horace :
Verbaque provisam rem non invita sequentur.
Chez les modernes, Montaigne : « Je veux que les choses surmontent, c’est aux
paroles à servir et à suivre ; »
Fénelon, s’appuyant de saint Augustin :
« Le véritable orateur pense, sent, et la parole suit. Il ne dépend point des
mots, mais les mots dépendent de lui ; »
et M. Villemain : « Il ne faut
pas croire que le style soit une chose à part, qu’on puisse en quelque sorte enlever
et remettre, et qui ne tienne pas à toute la pensée. »
D’où je conclus qu’il
ne faut rien faire pour l’amour des mots, puisque les mots ne sont faits que pour les
choses ; que la meilleure méthode pour avoir un style, c’est de songer beaucoup plus à
ce qu’on dira qu’à la façon dont on le dira ; la pensée, comme parlait Zénon, teindra
l’expression, verba sensu tincta esse oportet.
Mais comprenez bien mes paroles, et quand je recommande de
songer surtout au fond, parce que le plus souvent il entraîne la forme, n’allez point
pour cela mépriser la forme ; n’imitez pas le superbe dédain qu’affectent pour le style
certains écrivains qui n’en ont pas, et qui nous répètent qu’il ne faut jamais s’occuper
que de l’idée ; que la recherche de l’expression est vaine, oiseuse, indigne d’un esprit
sérieux et inutile aux autres. « Un beau style, répond admirablement Buffon,
n’est tel en effet que par le nombre infini des vérités qu’il présente ; toutes les
beautés intellectuelles qui s’y trouvent, tous les rapports dont il est composé sont
autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit
humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet. »
Secondement. Proposez-vous certains modèles à imiter. Je sais que le modèle ne donne point ces vertus premières que l’on ne doit qu’à la nature et au travail personnel, l’esprit, l’invention, la force, la facilité ; mais, en fait de style, l’imitation est d’une grande utilité ; elle est le premier pas dans la carrière ; seulement il y faut de la circonspection et du discernement. Quintilien est ici un excellent guide. D’abord il est manifeste que l’imitation toute seule ne suffit pas ; s’attacher aux traces d’un maître, si l’on n’a pas l’ambition de marcher bientôt de pair avec lui, de le devancer même, s’il est possible, c’est se condamner à une éternelle infériorité, necesse est semper sit posterior qui sequitur. L’imitation ne doit donc pas être absolue ; sans cela, ce n’est plus rivalité, mais servilité, ô imitatores, servum pecus !
Vous comprendrez ce qu’est l’imitation, en comprenant bien ce qu’elle n’est pas. Imiter n’est point copier les vices du modèle :
Quand sur une personne on prétend se régler,C’est par les beaux côtés qu’il lui faut ressembler.
Malheureusement, il est infiniment plus aisé d’imiter le mal que le bien. Imiter n’est pas se laisser aller par une pente insensible de la qualité qu’on veut atteindre dans le vice voisin, de l’abondance dans la diffusion, de la concision dans la sécheresse, de l’audace dans la témérité, de la simplicité dans la négligence. Imiter n’est pas s’arrêter à une vaine ressemblance de mots et de formes, prendre l’apparence pour la réalité, l’ombre pour le corps. L’antiquité se raille avec raison de ceux qui se croyaient des Salluste, quand ils avaient saupoudré un chapitre d’une pincée d’archaïsmes, ou des Cicéron, quand ils avaient clos une période par un ronflant esse videatur. L’imitation n’est ni un calque, ni un pastiche. L’imitation est une gymnastique, une lutte avec un modèle, dans laquelle on cherche à faire comme lui, pour arriver, quand on est sûr de soi, à faire mieux, s’il se peut, en faisant autrement.
Enfin, le point capital, c’est le choix du modèle. Etudiez les prosateurs français qui ont le mieux connu le génie de la langue : au xvie siècle, Amyot, Montaigne, du Bellay ; au xviie , Pascal, Bossuet, Fléchier, la Bruyère, madame de Sévigné ; malgré les reproches que la critique a pu adresser aux trois derniers, je les recommande pour l’excellence de leur forme ; au xviiie , les quatre maîtres, Voltaire, Rousseau, Buffon et Montesquieu ; j’ajouterais volontiers le duc de Saint-Simon lu avec prudence.
Vous voyez que je ne parle ni des poëtes, ni des anciens, ni des contemporains. Je ne dis rien des poëtes ; car il ne s’agit pas ici de poésie, et je n’admets pas le style poétique en prose ; la lecture des poëtes est excellente pour préparer à écrire, pour mettre en train, en quelque sorte. J’ai toujours remarqué qu’un beau morceau de poésie, lu avant de composer, et tout haut, s’il est possible, éveille l’imagination, échauffe le cœur, transporte dans les régions de l’idéal. C’est ainsi que le sculpteur Bouchardon s’inspirait à la lecture d’Homère. Prosateurs, usez des poëtes comme Bouchardon ; le même sentiment sous une expression toute différente. Je ne recommande point les anciens pour le même motif. Etudiez sans doute nuit et jour les exemplaires grecs et latins, pour l’invention et la disposition, mais n’allez point former votre style sur la période livienne ou cicéronienne, ou sur la concision de Tacite, notre langue y répugne ; autant vaudrait prendre pour modèles de diction française Gœthe ou Walter Scott. Enfin je passe sous silence les contemporains, et voici pourquoi. Je ne prétends pas établir un parallèle entre les anciens et les modernes, et ne veux point dire que le français des bons écrivains de notre temps soit inférieur, comme français, à celui des âges précédents ; ce n’est pas là la question. Mais songez que, par la pensée et jusqu’à un certain point par la forme, tout écrivain appartient toujours à son siècle, et ne peut se dérober à l’influence du milieu dans lequel il vit. Or, si vous joignez à cette inévitable homogénéité avec ce qui vous entoure l’étude à peu près exclusive des contemporains, il ne vous restera plus rien d’original ; car quel élément en vous ou hors de vous s’opposera alors à la complète reproduction de vos modèles ? Les idées de Lamartine, par exemple, ou de Victor Hugo, sont celles de plusieurs esprits distingués de notre siècle ; en les vulgarisant, ils les ont fait partager par un plus grand nombre encore ; elles sont, en quelque sorte, dans l’air que nous respirons. Maintenant, lisez assidûment Victor Hugo ou Lamartine ; vous aviez déjà leurs idées, vous aurez encore leurs formes, vous serez imitateur en dépit de vous. Au contraire, étudiez obstinément les formes d’un autre siècle, et vous ne serez jamais amené à une reproduction complète, d’abord par cela même qu’elles sont d’un autre siècle, et puis, parce que vous les appliquerez aux idées du vôtre, et les fondrez dans la teinte générale de votre âge dont vous êtes forcément imbu. Enfin vous donnerez ainsi plus de souplesse et de solidité à votre langue, en la retrempant aux sources antiques, et par cette alliance des idées d’aujourd’hui et des formes d’autrefois, l’étude si utile du modèle compromettra beaucoup moins votre originalité. Je répéterai donc le mot d’André Chénier :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
Encore une remarque qui se rapporte à celle-ci. Qui se ressemble s’assemble, dit un proverbe. Vous, au rebours, attachez-vous aux écrivains qui s’éloignent le plus des vices auxquels vous vous sentez enclin. Votre manière est-elle en général rude et concise, apprenez la grâce dans Fénelon, la période dans Massillon. Au contraire, êtes-vous porté au style nombreux et traînant, cherchez le nerf et l’énergie dans Pascal et dans Montesquieu. Par là vous améliorez votre style sans le dénaturer. En effet, cette lutte de l’imitation contre l’individualité est assez pénible en général pour ne pas entraîner au delà des bornes. A ceux qui la pousseraient trop loin, il faudrait rappeler le mot du fabuliste :
Ne forçons point notre talent,Nous ne ferions rien avec grâce.
Voilà pour le style, voici pour le ton. Pour saisir le ton convenable, considérez
attentivement l’objet de votre ouvrage ; appliquez-vous à en apprécier la nature, à en
pressentir les développements, à saisir d’avance le point de généralisation auquel vous
pourrez porter vos idées. « La poésie, l’histoire et la philosophie, dit Buffon, que je
ne puis rappeler assez, ont toutes le même objet, et un très-grand objet, l’homme et la
nature. La poésie la peint et l’embellit, elle peint aussi les hommes ; elle les
agrandit, elle les exagère, elle crée les héros et les dieux. L’histoire ne peint que
l’homme, elle le peint tel qu’il est : ainsi le ton de l’historien ne deviendra sublime
que quand il fera le portrait des plus grands hommes, quand il exposera les plus grandes
actions, les plus grands mouvements, les plus grandes révolutions, et partout ailleurs,
il suffira qu’il soit majestueux et grave. Le ton du philosophe pourra devenir sublime
toutes les fois qu’il parlera des lois de la nature, de l’être en général, de l’espace,
de la matière, du mouvement et du temps, de l’âme, de l’esprit humain, des sentiments,
des passions ; dans le reste, il suffira qu’il soit noble et élevé. Mais le ton de
l’orateur et du poëte, dès que le sujet est grand, doit toujours être sublime, parce
qu’ils sont les
maîtres de joindre à la grandeur de leur
sujet autant de couleur, autant de mouvement, autant d’illusion qu’il leur plaît, et que
devant toujours peindre et toujours agrandir les objets, ils doivent aussi partout
employer toute la force et déployer toute l’étendue de leur génie. »
Maintenant, il nous reste à étudier les qualités essentielles de l’élocution, c’est-à-dire celles qui conviennent à tous les tons ; les qualités accidentelles, c’est-à-dire celles qui ne conviennent que dans tel ou tel ton ; et enfin les ornements dont l’élocution est susceptible, et que l’on comprend sous le nom général de figures.