(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre XIV. de la fin  » pp. 189-202
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre XIV. de la fin  » pp. 189-202

Chapitre XIV.

de la fin

En lisant certains prosateurs et surtout certains poëtes contemporains, on remarque quelques pièces terminées brusquement, sans que le sujet soit achevé, ni l’idée principale complétement développée, sans qu’on puisse imaginer même quel motif les détermine à s’arrêter. On dirait des murailles de Carthage dans Virgile :

… pendent opera interrupta…

Pourquoi le morceau finit-il précisément là plutôt qu’avant ou après ? Je ne sais ; peut-être l’ignorent-ils eux-mêmes. N’y avait-il plus rien à dire ? Non ; c’est uniquement qu’il leur a plu d’écrire le mot Fin. Anacréon et Horace offrent, il est vrai, quelques exemples de ce procédé, et je le crois fort admissible dans les œuvres de peu d’importance, dans les badinages, dans les caprices de la fantaisie, dans ces poésies que j’appellerais, par un emprunt au langage ascétique, poésies jaculatoires. Mais nos auteurs l’ont porté jusqu’à l’abus, ils l’ont étendu à des morceaux de plus longue haleine ; de l’exception ils ont fait la règle. A leur dernière ligne, vous êtes tenté de tourner la page pour chercher la suite ; l’esprit est dérouté, désappointé, comme le serait l’oreille, si un compositeur s’avisait de s’arrêter sur un accord dissonant dont il n’aurait pas fait entendre la résolution. En vérité, il est des préceptes si simples qu’il semble qu’en les formulant on passe les bornes do la naïveté, et pourtant faut-il bien les énoncer ; celui-ci est du nombre, qui résume toutes les règles sur la manière de terminer un écrit : Parlez tant qu’il y a quelque chose d’utile à dire ; dès qu’il n’y a plus rien à dire, ne parlez plus.

Vous voyez par-là que je ne demande pas non plus, comme en musique, des finale, des coda, pour toute sorte d’ouvrage ; j’exige seulement qu’on ne s’arrête que lorsqu’on a touehé le but. « Italiam ! Italiam !…. je finis le traité des fiefs où la plupart des auteurs l’ont commencé : » voilà la seule conclusion de Montesquieu pour les trente et un livres de l’Esprit des lois. Et il a raison, en effet, de briser là, sans plus de façon ; cette brusquerie originale n’est nullement déplacée, pourvu que l’esprit du lecteur soit réellement satisfait ; qu’il comprenne que la matière est épuisée et que toute addition serait superflue.

Sans doute la fin d’un ouvrage, quelque nom qu’on lui donne, épilogue, conclusion, catastrophe, dénoûment, péroraison, est une des parties les plus importantes, qui préoccupe et doit préoccuper dès l’abord et l’auteur et le lecteur ; elle est le but, et les autres ne sont que les moyens. Mais c’est par là même que plusieurs l’ont regardée comme une des plus faciles et qui exige le moins de règles.

Dans le poëme épique, dans la tragédie, dans le roman, « le dénoûment, dit M. Wey, étant préparé de longue main et tout tracé par les situations dont il ressort, comme l’effet ressort de la cause, l’auteur, s’il a disposé avec art les fils de son drame, n’a rien à chercher quand il en arrive là. L’hésitation ne saurait l’atteindre, le choix des procédés ne l’embarrasse plus, il n’a qu’à obéir au sujet, et à tirer des événements antérieurs une conséquence prévue. Il a pris de haut son élan, il ne lui reste qu’à se laisser descendre, sans dévier. Ainsi le dénoûment des ouvrages bien conduits est toujours convenable et facile : s’il se présente mal, c’est que la charpente est mal montée. Il est aisé de prévoir, dès le moment où l’action s’engage, comment elle se déliera : si les fils sont embrouillés, si l’intrigue est chargée de complications, le dénoûment sera forcé, ou, comme l’on dit vulgairement, tiré par les cheveux : cette conséquence est obligée. »

Je ne conteste rien de tout cela, et pourtant il suffit d’avoir un peu lu pour savoir combien il est malaisé souvent de terminer convenablement un ouvrage. « C’est chose difficile, dit Montaigne, de fermer un propos ; et n’est rien où la force d’un cheval se connoisse plus qu’à faire un arrêt rond et net. Entre les pertinents même, j’en vois qui veulent et ne peuvent défaire de leur course. Cependant qu’ils cherchent le point de clore le pas, ils s’en vont balivernant et traînant, comme des hommes qui défaillent de foiblesse. »

Quelques remarques donc sur le dénoûment. Il arrive parfois que le dénoûment conclut parfaitement l’action principale, mais ne donne pas également le dernier mot des faits accessoires. Britannieus est mort, mais que deviendra Junie ? Horace a prouvé, par le meurtre de sa sœur, que l’amour de la patrie triomphe des sentiments de la nature, mais périra-t-il lui-même ? Rome entière le désavouera-t-elle en le condamnant ? Dans les dénoûments semblables, le lecteur demande ce que les rhéteurs appellent l’achèvement, c’est-à-dire les suites de l’événement qui dénoue l’intrigue. Le sujet de l’Odyssée est le récit des erreurs et des souffrances d’Ulysse sur terre et sur mer, jusqu’à son retour dans sa patrie. Au treizième chant il revoit Ithaque, mais on conçoit que le poëme n’est pas fini, tant que tous les prétendants n’ont point payé de leur tête leur insolente usurpation, tant qu Eumée n’a pas reconnu son maître, Télémaque son père, Pénélope son époux, Laërte son fils, le peuple entier son roi. Le dénoûment et l’achèvement de l’Odyssée occupent donc, en réalité, la moitié du poëme, et pourtant il n’y a rien de trop ; le récit n’est et ne peut être complétement terminé qu’à la fin du vingt-quatrième chant60 Il n’en est pas de même de l’Iliade. La fatale colère d’Achille, qui causa tant de maux aux Grecs, s’apaise au dix-neuvième chant, que les vieux textes ont intitulé en conséquence Μίγιϑες άποῥῥοσις ; je conçois cependant que l’achèvement puisse nous conduire à la fin du vingt-deuxième ; mais quant aux deux derniers, il est évident qu’on peut les regarder comme superflus. Non pas que je veuille mutiler de pareilles conclusions, celle de l’Iliade moins que toute autre, le vingt-quatrième chant est peut-être ce qu’Homère a fait de plus beau ; mais je préfère le dénoûment qui d’un seul et même coup tranche toutes les branches de l’action. Ainsi celui de Rodogune, celui d’Andromaque, un chef-d’œuvre ! Ainsi celui de l’Enéide. On a reproché à ce dernier d’être trop brusque ; on a eu tort. La mort de Turnus fixe définitivement la situation de tous les personnages, et remplit toutes les promesses de l’exposition. L’auteur n’avait rien à ajouter. Virgile, avec le tact parfait qui le caractérise, l’a fort bien compris, et l’idée d’un treizième livre est une bouffonnerie digne du chanoine Mafeo Vegio ou du maître d’hôtel Villanova qui l’ont réalisée.

J’excuse pourtant dans les narrations infinies du xviie et du xixe  siècles, quand de nouveaux personnages ont surgi à chaque chapitre, quand mille intrigues se sont croisées et compliquées, quand la moralité à recueillir de l’ouvrage demande un résumé final pour être mise dans tout son jour, j’excuse, il le faut bien, l’épilogue, ou ce que nos écrivains burlesques nomment la postface. Mais ce que je ne pardonne pas, ce sont les superfétations qui, dans certains romans, viennent s’ajouter au sujet pour en altérer l’esprit et en détruire l’unité ; ce sont les queues, comme on les a appelées, soudées plus ou moins mal adroitement au corps de l’ouvrage. Tout le monde connaît le roman de Daniel de Foe, l’immortel Robinson Crusoe. Il est bien évident que tout ce qu’il y a de haute et d’ingénieuse moralité dans cette fiction cesse au premier retour de Robinson en Europe. Tout le reste, la visite à l’île, la colonisation de l’île, les combats contre les sauvages, les voyages en Chine et en Tartarie, c’est-à-dire au moins la moitié du livre, ne présente plus ni intérêt, ni originalité, ni rapport avec l’idée fondamentale ; et quand enfin l’auteur s’arrête, on ne sait pas pourquoi il le fait ; il n’a aucun motif pour ne pas continuer, pour ne pas ajouter autant de volumes qu’en peut admettre un voyage autour du monde.

On a beaucoup discuté sur le dénoûment de la tragédie. Doit-il être affligeant, peut-il être consolant ? Aristote se déclare pour la première opinion. Selon lui, point de dénoûment sans catastrophe, soit dans les fables qu’il appelle simples, où le héros est continuellement malheureux, jusqu’à ce qu’un dernier coup mette le comble à son infortune, soit dans celles qu’il nomme implexes, où le sort des personnages change à la fin par une péripétie. Socrate, au contraire, et Platon, philosophes plutôt qu’artistes en cet endroit, proclament la loi que plus tard nos mélodrames du boulevard ont religieusement suivie : récompense pour la vertu, châtiment pour le crime, ut bono bene, malo male sit. Question oiseuse, ce me semble. Que le dénoûment soit heureux ou malheureux, n’importe, pourvu qu’il attendrisse, épouvante on moralise le spectateur. Le Cid et Cinna n’en sont pas moins pathétiques, quoiqu’ils se terminent à la satisfaction générale et sans effusion de sang.

Ce qu’on a droit d’exiger dans toute fiction, drame ou roman, c’est d’abord que le dénoûment soit amené, c’est-à-dire, comme le veut Aristote, que les événements ne viennent pas simplement les uns après les autres, mais qu’ils naissent les uns des autres ; c’est ensuite qu’autant que possible il soit imprévu ; le premier élément de l’intérêt, c’est pour ainsi dire ce balancement de l’âme suspendue entre la crainte et l’espoir jusqu’à ce que

D’un secret tout à coup la vérité connue
Change tout, donne à tout une face imprévue.

Mais l’imprévu lui-même a ses règles. Le chancelier d’Aguesseau les a parfaitement établies61 « Le poëte, dit-il, doit faire en sorte que le commencement et le nœud de la tragédie servent comme d’ombre et de contraste à l’événement imprévu par lequel il doit achever de nous charmer ; mais il n’oublie pas que si nous aimons la surprise, nous méprisons celle dont on veut nous frapper en violant toutes les règles de la vraisemblance ; il évite donc de mettre le spectateur en droit de lui dire :

Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi ;

il ne change point Proené en hirondelle, ni Cadmus en serpent, c’est-à-dire qu’il n’invente point un dénoûment fabuleux, et qui, suivant l’expression de Plutarque, franchisse trop audacieusement les bornes du vraisemblable. Il sait concilier le goût que les hommes ont pour l’apparence même de la vérité avec le plaisir que la surprise leur cause, et il tempère avec tant d’art le mélange de ces deux sortes de satisfaction, qu’en trompant leur attente il ne révolte point leur raison ; la révolution de la fortune de ses héros n’est ni lente ni précipitée, et le passage de l’une à l’autre situation étant surprenant sans être incroyable, il fait sur nous une impression si vive par l’opposition de ces deux états, que nous croyons presque éprouver dans nous-même une révolution semblable à celle que le poëte nous présente. »

Enfin le dénoûment doit être rarement pris en dehors de l’action, et s’il en est ainsi, que l’intervention de l’agent étranger et supérieur soit toujours justifiée par la nécessité :

Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodus.

Molière, si admirable en toutes les parties de l’art, n’excelle point dans le dénoûment. Il en a pourtant d’irréprochables, et Schlegel a eu tort de blâmer entre autres celui de Tartufe. Le poëte avait à peindre le monde tel qu’il est ; or, dans le monde, l’astuce, l’égoïsme, l’impudence triomphent presque toujours de la bonne foi obstinée et maladroite. Tartuse devait donc triompher ; mais, d’autre part, l’hypocrisie, dans tout le développement que lui donne Tartuse, est si odieuse, que la moralité universelle, la conscience du genre humain réclamait contre ce vice une peine exemplaire. Placé entre ces deux nécessités, la vérité du tableau et les exigences de la morale, ne pouvant ni faire succomber Tartuse sous Orgon ou sous Cléante, ni éviter de lui infliger le châtiment qu’exigeait la vindicte publique, Molière a dû faire partir de plus haut le coup qui le frappe ; là ou jamais, en effet, se rencontrait la condition imposée par Horace. Le nom de Louis XIV était la seule arme à employer pour trancher un nœud contre lequel toute autre se serait émoussée.

Mais si l’on peut admettre le deus ex machina, ce dieu, en aucun cas, ne doit être le hasard. Aristote demande avec raison que, dans les créations de l’art, le hasard lui-même ne paraisse que comme une providence, une volonté, un dessein prémédité. « Lorsque dans Argos, dit-il, la statue de Mytis tomba fortuitement sans doute sur celui qui avait tué ce même Mytis, et l’écrasa au moment qu’il la considérait, cela fit une grande impression, parce que cela semblait renfermer un dessein, une volonté. » Schiller a mis sur la scène la conjuration de Fiesque. Considérez le dénoûment que lui donnait l’histoire. Tout le plan de l’entreprise est définitivement arrêté, tous les conjurés à leur poste ; armes, vaisseaux, mots de ralliement, esprits et courages, tout est prêt ; on n’attend plus que le signal, et le signal va être donné au lever du jour. Il est minuit ; Fiesque, le chef de la conjuration, visite une dernière fois sa flotte ; en passant d’un navire à l’autre, le pied lui manque, il tombe et disparait à jamais sous les flots ; c’est-à-dire que le hasard inintelligent, brutal, vient anéantir en un instant, sans lutte possible, toutes les combinaisons des passions et des volontés humaines. Ce dénoûment donné par l’histoire, l’art le proscrivait ; Schiller sentit qu’il n’y avait pas de drame possible, s’il ne substituait au hasard la volonté de Verrina62

Le hasard d’ailleurs peut donner l’imprévu, mais il est bien rare qu’il donne le pathétique ; celui-ci, son nom le dit assez, n’accompagne guère que la passion. Or le mérite essentiel du dénoûment, c’est d’émouvoir et d’entraîner. « Tune est commovendum theatrum, selon Quintilien, quum ventum est ad ipsum illud quo veteres tragœdiœ clauduntur ; » et c’est pour cela qu’il compare au dénoûment dramatique la péroraison qui termine les œuvres oratoires.

A la tribune, en effet, au barreau, à la chaire, la péroraison est, comme le dénoûment au théâtre, le véritable terrain du pathétique. En portant cette loi, les anciens n’ont été que les interprètes de la nature. Aussi est-ce alors qu’ils permettent d’ouvrir toutes les sources de l’éloquence, et de mettre tontes voiles au vent ; hic, si usquam, totos eloquentiœ Operire rire fontes licet, tota possumus pandere vela. Comme il s’agit à ce moment décisif de frapper les derniers coups, comme l’auditeur s’est échauffé à votre feu, identifié avec vos sentiments, tout alors vous est permis, tours animés, expressions énergiques, figures brillantes et hardies, hypotyposes, prosopopées, invocation de la nature entière, animée ou inanimée, en un mot, tout ce que la passion brûlante, impétueuse, peut vous fournir pour enfoncer le trait dans les âmes, pour faire jouer les deux grands ressorts tragiques, la terreur et la pitié.

Cicéron, en effet, distingue, dans l’éloquence du barreau, deux espèces de péroraisons pathétiques : la péroraison véhémente, indignatio, et la péroraison suppliante, couquestio, commiseratio ; il développe les éléments de l’une et de l’autre, ne donnant pas moins de treize moyens pour soulever l’indignation, et de huit pour exciter la pitié. Sans entrer dans ces détails, pour lesquels l’étude des modèles et six mois de pratique valent mieux que vingt pages de préceptes, je dirai : La péroraison, comme l’exorde, peut se tirer parfois des objets inanimés dont la vue frappera souvent l’âme du spectateur plus vivement que toutes les paroles : c’est Manlius montrant le Capitole du haut duquel son bras précipita les Gaulois, ou Mirabeau, la fenêtre d’où l’exécrable Charles IX tira sur ses sujets ; c’est l’orateur grec levant le voile de Phryné, ou Marc-Antoine comptant les marques du poignard des conjurés. Mais la péroraison, comme l’exorde, se tire le plus souvent de la personne du client, ou de l’adversaire, ou des juges et de l’auditeur, ou enfin de l’orateur lui-même.

Sans quitter Cicéron, nous trouverons dans ses discours de notables exemples de ces divers genres de péroraison. Je ne citerai que les Verrines et la Milonienne. Dans celle-ci, c’est la péroraison suppliante, commiseratio ; il termine par le tableau le plus pathétique des douleurs de son client, d’autant plus habile ici, que, connaissant la fierté du caractère de Milon, il prend pour lui-même ce rôle de suppliant que dédaignait l’accusé ; et après lui avoir ainsi concilié l’intérêt de ses juges, s’il le fait parler, les paroles qu’il lui prète ne sont plus empreintes que d’une dignité affectueuse et d’une touchante fermeté. Dans l’autre, c’est la péroraison véhémente, indignatio. A la fin de l’admirable harangue De suppliciis, l’orateur foudroie Verrès, en invoquant successivement contre lui tous les dieux et toutes les déesses, dont ce brigand avait pillé les temples, et en appelant le ciel même à son aide contre son sacrilége adversaire. Les séances de la Convention, ces formidables joutes de la paroles, où, à chaque partie, chacun mettait sa tête pour enjeu, abondent en péroraisons véhémentes. C’est Vergniaud contre Robespierre, c’est Louvet contre l’infâme Marat. Après avoir lancé contre ce dernier la plus terrible philippique, pendant laquelle il avait toujours tenu en réserve le nom maudit de son ennemi, comme s’il eût craint de souiller ses lèvres en le prononçant, Louvet termine ainsi : « J’insiste surtout pour qu’à l’instant vous prononciez sur un homme de sang, dont les crimes sont prouvés. Que si quelqu’un a le courage de le défendre, qu’il monte à cette tribune. Pour moi, je demande sur l’heure un décret d’accusation contre Marat… Dieu ! je l’ai nommé ! »

Un beau modèle de péroraison tirée de la personne du juge, c’est celle du Mémoire de Pélisson en faveur de Fouquet, le seul morceau peut-être réellement éloquent qu’ait produit le genre judiciaire en France au xviie  siècle. L’appel au souvenir du serment prononcé par le roi, le jour de son sacre, a quelque chose de pompeux, de grandiose et d’émouvant tout à la fois, que l’on ne rencontre nulle part à cette époque. « En ce jour, Sire, avant que Votre Majesté reçût cette onetion divine, avant qu’elle eût revêtu ce manteau royal qui ornait bien moins Votre Majesté qu’il n’était orné de Votre Majesté même, avant qu’elle eût pris de l’autel, c’est-à-dire de la propre main de Dieu, cette couronne, ce seeptre, cette main de justice, cet anneau qui faisait l’indissoluble mariage de Votre Majesté et de son royaume, cette épée nue et flamboyante, toute victorieuse sur les ennemis, toute-puissante sur les sujets, nous vîmes, nous entendîmes Votre Majesté, environnée des pairs et des premières dignités de l’Etat, au milieu des prières, entre les bénédictions et les cantiques, à la face des autels, devant le ciel et la terre, les hommes et les anges, proférer de sa bouche sacrée ces belles et magnifiques paroles, dignes d’être gravées sur le bronze, mais plus encore dans le cœur d’un si grand roi : Je jure et promets de garder et faire garder l’équité et miséricorde en tous jugements, afin que Dieu, clément et miséricordieux, répande sur moi et sur vous sa miséricorde. »

Mais où l’orateur rencontre souvent les accents les plus pathétiques, c’est lorsqu’il se met lui-même en scène, et qu’il communique à l’auditoire cette énergie de la personnalité qui met, non plus les opinions et les sentiments, mais l’homme lui-même en contact avec l’homme. Voyez lord Chatham, à cette mémorable séance qui fut son dernier pas tout à la fois dans la carrière parlementaire et dans la vie. « Voyez, dit M. Villemain , ce vénérable vieillard qui arrive pâle comme la mort, mais richement vêtu, comme s’il eût affecté quelque chose de solennel et de pompeux dans le dernier jour. Il est appuyé sur son fils, William Pitt, qui devait être un si grand homme. Aussitôt qu’il parait, la chambre entière se lève et le laisse respectueusement passer. » Il était impossible qu’une grande partie de cette suprême allocution de lord Chatham, et la péroraison surtout, ne fussent pas tirées de la personne de l’orateur. Car, dans cette grande circonstance, l’homme excitait aussi puissamment que la question même l’attention et les sympathies de l’assemblée. Aussi après quelques mots sur sa longue absence et ses infirmités : « Milords, dit-il, je me réjouis de ce que la tombe n’est pas encore fermée sur moi, de ce que je suis encore vivant pour élever ma voix contre le démembrement de cette ancienne et très-noble monarchie. Courbé, comme je le suis, par la main de la douleur, je suis peu capable d’assister mon pays dans cette périlleuse conjoncture ; mais, milords, tant que je garderai le sentiment et la mémoire, je ne consentirai jamais à priver la royale postérité de la maison de Brunswick et les descendants de la princesse Sophie de leur plus bel héritage. »

N’est-ce pas dans l’intervention personnelle de l’orateur que consiste en grande partie le triomphe de Bossuet, dans la péroraison de l’Oraison funèbre de Condé, « lorsqu’après avoir mis Coudé au cercueil, comme parle Chateaubriand, il appelle les peuples, les princes, les prélats, les guerriers au catafalque du héros ; lorsqu’en s’avançant lui-même avec ses cheveux blancs il fait entendre les accents du cygne, montre Bossuet un pied dans la tombe, et le siècle de Louis, dont il a l’air de faire les funérailles, prêt à s’abîmer dans l’éternité ? »

L’éloquence de la chaire, dans les pères de l’Eglise grecque et dans les prédicateurs français, abonde en péroraisons comme en exordes remarquables. On cite celle du discours d’Adrien au peuple de Constantinople et de l’éloge de saint Basile, par Grégoire de Nazianze, celles de la plupart des oraisons funèbres de Bossuet et des sermons de Massillon, celle du discours du père de Neuville sur le péché mortel, la péroraison si touchante de Vincent de Paul, tirée de la personne du client, lorsque, montrant aux dames pieuses qui composaient son auditoire les pauvres petits orphelins dont il s’était fait le père, près d’expirer devant elles, si elles ne leur venaient en aide, il s’écriait : « Or sus, mesdames, la compassion et la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants. Vous avez été leurs mères selon la grâce, depuis que leurs mères selon la nature les ont abandonnés. Voyez maintenant si vous voulez aussi les abandonner pour toujours. Cessez à présent d’être leurs mères pour devenir leurs juges ; leur vie et leur mort sont entre vos mains. Je m’en vais prendre les voix et les suffrages. Il est temps de prononcer leur arrèt, et de savoir si vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Les voilà devant vous ! Ils vivront, si vous continuez d’en avoir un soin charitable ; mais, je vous le déclare devant Dieu, ils seront tous morts demain, si vous les délaissez. »

« Cette conclusion, dit M. Leclerc, le modèle des péroraisons pathétiques, eut le succès qu’elle méritait : le même jour, dans la même église, au même instant, l’hôpital des enfants trouvés, qui jusque-là périssaient dans les rues, fut fondé à Paris et doté de quarante mille livres de rente. Il est rare, sans doute, que l’éloquence évangélique, si sublime qu’elle soit, obtienne des résultats aussi positifs. On ne peut guère rapprocher, sous ce rapport, de la péroraison de saint Vincent de Paul, que la seconde partie du beau sermon en faveur de la fondation d’un hospice pour les militaires et les prêtres infirmes, prononcé au xviii e  siècle par l’abbé de Boismont dans une assemblée des dames de la charité. Telle fut la puissance de parole du prédicateur, que la quète qui suivit son sermon rapporta cent cinquante mille livres en souscriptions.

Quoi qu’il en soit, il est certain que nul genre d’éloquence ne prête plus que celle de la chaire au pathétique de la péroraison. Cette profonde sympathie pour les misères physiques et morales de l’humanité, ce salutaire effroi des impénétrables jugements de Dieu, cette invincible fermeté contre les méchants, cette inépuisable charité qui doivent animer le prédicateur, lui permettent de multiplier les tableaux terribles ou touchants, énergiques ou tendres, de répandre l’onction la plus pénétrante, de faire un appel aux sentiments les plus affectueux. Tantôt il adresse à Dieu ses ferventes prières en faveur du pécheur repentant ou obstiné : ainsi Massillon dans la magnifique péroraison du sermon sur le petit nombre des élus ; tantôt il développe quelqu’un de ces psaumes, si féconds en images gracieuses et brillantes : ainsi la paraphrase du De profundis par le même orateur, à la fin de sa belle homélie sur le Lazare.

C’est sans doute d’après ces motifs que l’abbé Maury ne permet point de terminer les discours prononcés du haut de la chaire par ces résumés, ces récapitulations plus convenables en effet aux œuvres qui s’adresent à l’esprit et à la raison qu’à celles qui en même temps parlent au cœur.

J’admets dans l’histoire un épilogue qui dégage des événements passés les leçons qu’ils donnent ou les résultats qu’ils promettent à l’avenir ; dans les œuvres philosophiques ou didactiques, dans certains discours prononcés au barreau ou à la tribune, un sommaire, une récapitulation, qui rappelle avec énergie et variété de forme tout ce qui a été dit, pour le graver plus avant dans la mémoire et en faire mieux saisir l’ensemble par la suppression des développements. C’est ainsi, si cette règle était indispensable et universelle, que nous pourrions conclure le présent chapitre, le dernier de ceux qui traitent de la disposition, par le résumé suivant :

La disposition consiste à coordonner et à lier entre elles les idées que l’invention a fournies. Pour y parvenir, il faut d’abord se tracer par la méditation un plan qui embrasse l’ensemble et les détails de l’œuvre, et le suivre fidèlement. De l’ordre naissent la lumière et la chaleur ; la lumière, par l’unité du dessein, qui, bien comprise, répand sur toutes les idées le même jour avec des teintes variées, et donne à chacune sa valeur ; la chaleur, par l’étroit enchaînement de toutes les idées, qui, en les rapprochant, les fortifie et les échauffe l’une par l’autre. La disposition enseigne les justes proportions à observer entre toutes les parties d’un ouvrage, l’artifice de la gradation, des transitions, des préparations oratoires. Passant ensuite aux diverses parties, elle trace les règles du début, montre comment il dépend de l’ensemble, quelles dispositions il doit faire naître dans l’esprit du lecteur ou de l’auditeur ; elle en indique les différentes espèces, les sources, les mérites et les défauts. Elle procède de même pour les autres membres dont se compose le corps de l’écrit ou du discours : narration ou thèse, description des choses, description des hommes, présentée sous la forme du portrait, du parallèle ou du dialogue, amplification, quand elle est demandée par la grandeur des tableaux ou l’entrainement des passions, argumentation qui contient la confirmation et la réfutation, et qui fait passer dans la rhétorique toute la rigueur de la méthode syllogistique. Elle donne enfin les lois qui règlent toute conclusion et en déterminent la nature d’après celle de l’ouvrage entier. Le développement de ces préceptes démontre que la disposition ou l’art d’ordonner les idées n’est pas moins essentielle à l’écrivain que l’invention et l’élocution, qui l’aident l’une à les découvrir, l’autre à les formuler.

Que l’élève s’habitue à résumer ainsi les ouvrages didactiques qu’il aura lus, il lui sera plus facile de suivre ensuite pour ses propres écrits, si lui-même s’attache au genre sérieux, les règles de récapitulation, de conclusion, tracées par la raison et les rhéteurs.