(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre XIII. du corps de l’ouvrage. — argumentation, confirmation, réfutation  » pp. 175-188
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre XIII. du corps de l’ouvrage. — argumentation, confirmation, réfutation  » pp. 175-188

Chapitre XIII.

du corps de l’ouvrage. — argumentation, confirmation, réfutation

La narration et les genres que nous y avons rattachés, description, portrait, dialogue, etc., forment souvent l’ensemble de l’ouvrage, mais souvent aussi ils n’en sont en quelque sorte que le fondement, et alors l’édifice lui-même est tout entier dans la confirmation.

La confirmation renferme les preuves ou arguments. Or c’est dans l’argumentation que réside toute l’adresse et la force de l’éloquence judiciaire, d’une grande partie du genre délibératif, de la polémique, de la plupart des écrits philosophiques et didactiques. Il est donc important de s’y arrêter.

Nous avons dit que la science, l’expérience et la méditation donnent le fond, et la logique la forme de l’argumentation. Pour cette dernière partie nous pourrions donc renvoyer aux traités ex professo sur la matière. On comprend maintenant pourquoi nous demandions que cette étude précède celle de la rhétorique. Quand les rhéteurs, en effet, dissertent du syllogisme et des autres manifestations du raisonnement, ils ne peuvent le faire que d’une manière superficielle ; ils se bornent forcément à un rapide aperçu de la logique formelle, toujours incomplète et boiteuse, sans la logique réelle. Mais puisque, en dépit de Boileau, on n’apprend pas à penser avant que d’écrire, force nous est, tout en confessant notre insuffisance, d’indiquer au moins sommairement les principes d’argumentation, et les principaux termes affectés aux diverses espèces d’arguments.

Avant tout, il faut bien savoir quelle nature d’argumentation est applicable aux idées que l’on veut communiquer et faire admettre.

Ecartons d’abord certaines vérités d’instinct, d’intuition, de besoin, de sentiment, qui ne se démontrent ni ne se contestent, dont tout être régulièrement organisé a la conscience, qui ne sont niées que par les monstres et les malades, comme la lumière par l’aveugle. Ici point d’argumentation ; enlevez la cataracte ou taisez-vous. Bornons-nous aux vérités qui sont du domaine du raisonnement.

Pourquoi admettez-vous que dans tout triangle la somme des trois angles est égale à deux angles droits ? Parce que vous déduisez cette vérité d’une série de propositions successivement évidentes d’où elle découle invinciblement. Vous ne pouvez vous tromper, parce qu’ici le principe étant en vous, vous en connaissez le résultat dans sa raison d’être, et qu’il ne peut vous paraître autre qu’il n’est.

Pourquoi admettez-vous qu’une quantité donnée d’acide nitrique dissout une quantité correspondante d’argent ? Parce que vous induisez cette vérité d’un certain nombre d’expériences qui vous ont toujours présenté le même résultat. Vous pouvez vous tromper, parce qu’ici le fait étant hors de vous, bien qu’actuel et susceptible de se vérifier, vous ne le connaissez pas dans sa raison d’être, et qu’il peut vous paraître autre qu’il n’est.

Pourquoi admettez-vous qu’Alexandre a vaincu les Perses, et que le castor vit eu société ? Parce que vous n’avez aucun motif valable de révoquer en doute l’autorité de ceux qui vous ont transmis ces vérités, et qu’en conséquence vous croyez à leur témoignage. Vous pouvez vous tromper, parce qu’ici le fait étant non-seulement hors de vous, mais tel que le temps ou la distance ne vous permet pas de le vérifier personnellement, vous ne le connaissez pas dans sa raison d’être, et qu’on a pu vous le présenter autre qu’il n’est.

Il y a donc des vérités d’évidence, que nous admettons immédiatement, ou que nous déduisons par la démonstration d’autres vérités précédemment admises ; tels sont les axiomes, les propositions mathématiques. On peut même ranger parmi elles les principes fondamentaux de la métaphysique et de la morale. « Pourquoi Archelaüs est-il à plaindre ? — Parce que, dit Socrate dans le Gorgias, il vaut mieux souffrir l’injure que de la commettre. — Pourquoi ? — Parce qu’il n’y a pas de bonheur sans vertu, et qu’il existe une justice qui exige l’accord entre la vertu et la félicité. »

Il y a des vérités d’expérience, que nous révèle le témoignage de nos sens et l’analyse, et que nous généralisons, après un certain nombre de faits recueillis, pour en déduire ensuite tous les faits homogènes ; telles sont les vérités physiques.

Il y a des vérités de témoignage, qui nous ont été transmises par d’autres, et que nous n’admettons qu’après avoir pesé et contrôlé les autorités sur lesquelles elles s’appuient ; telles sont les vérités historiques.

Voilà trois ordres d’assentiment auxquels on peut rapporter les propositions de toute nature.

On remarquera que les trois ordres se rencontrent en un point : poser des universaux et en déduire l’hypothèse à établir ; seulement, dans les deux derniers, la déduction est précédée d’une analyse, d’un examen, d’une induction dont le premier se passe ; il n’a pas besoin d’amener ses prémisses ; il lui suffit de les énoncer.

On remarque aussi qu’il n’est point de déduction possible, tant qu’on n’est pas arrivé à une idée universelle à laquelle on puisse rattacher l’hypothèse. J’énonce cette proposition : Milon, meurtrier de Clodius, est innocent. Si vous vous refusez à l’admettre, c’est que le rapport entre le sujet et l’attribut vous échappe, c’est-à-dire que vous ne savez comment ranger l’idée individuelle : Milon, meurtrier de Clodius, dans l’idée générale innocent. Pour obtenir votre assentiment, je cherche une idée intermédiaire dont la relation avec l’une et l’autre soit évidente ou préalablement démontrée, c’est-à-dire qui soit manifestement comprise dans innocent, et qui, à son tour, comprenne manifestement Milon, meurtrier de Clodius. Je trouve, par exemple, quiconque frappe dans un but de légitime défense. Après avoir étudié cette idée, il m’apparait qu’elle est à l’égard de l’idée innocent dans le même rapport que le contenu à l’égard du contenant, et à l’égard de l’idée Milon meurtrier de Clodius dans le même rapport que le contenant à l’égard du contenu ; que la catégorie meurtriers dans le but de légitime défense doit être rangée dans celle d’innocents, et qu’à son tour l’individu Milon est au nombre des meurtriers dans le but de légitime défense, d’où je conclus qu’il est au nombre des innocents, ce qui était à démontrer ; et je formule ma déduction par l’argument suivant : « Quiconque frappe dans le but de légitime défense est innocent ; or Milon a tué Clodius dans le but de légitime défense ; donc Milon, meurtrier de Clodius, est innocent. »

La déduction ainsi formulée se nomme syllogisme.

L’axiome suivant constitue donc la raison du syllogisme, considéré du moins dans sa forme ordinaire : Tout ce qui peut être affirmé ou nié universellement d’une idée peut être affirmé ou nié de chaque espèce particulière et de chaque individu compris dans cette idée.

Si maintenant nous analysons le syllogisme, nous y trouvons trois propositions, composées chacune de deux termes qui s’y représentent deux fois. Les deux premières propositions se nomment prémisses, parce qu’elles précèdent et amènent la dernière. Celle-ci n’est autre que la proposition même à démontrer, qui prend alors le nom de conséquence ou conclusion. La première prémisse s’appelle majeure, parce qu’elle énonce la proposition générale, ou, en considérant les termes, parce que, avec l’idée intermédiaire, elle contient la plus étendue des deux autres idées ; la seconde s’appelle mineure, parce qu’elle énonce la proposition particulière, ou, suivant les termes, parce qu’elle contient, outre l’idée intermédiaire, la moins étendue des deux autres idées. Dans le syllogisme ordinaire, l’attribut de la première prémisse renferme donc en lui les deux autres termes, aussi le dirons-nous grand extrême ; le sujet de la seconde est donc renfermé dans les deux autres termes, aussi le dirons-nous petit extrême ; enfin le sujet de la première, étant l’attribut de la seconde, est contenu d’une part et contient de l’autre, aussi le dirons-nous moyen terme.

Le syllogisme est catégorique, conditionnel, ou disjonctif, selon que sa majeure est une proposition simple, conditionnelle ou disjonctive. L’exemple cité est un syllogisme catégorique.

Si Milon a tué Clodius dans le but de légitime défense, il n’est pas coupable ; or il l’a tué, etc., donc, il n’est pas coupable ; syllogisme conditionnel. — Milon a tué Clodius ou dans le but de légitime défense, ou par tout autre motif ; dans le premier cas, il n’est pas coupable, il l’est dans le second ; or il l’a tué, etc., donc, etc. Syllogisme disjonctif.

On voit que ces deux dernières formes peuvent se ramener toujours à la première.

Souvent l’une ou l’autre des prémisses a besoin elle-même d’une démonstration, d’un développement. L’exemple donné ici en est la preuve. Car il faut démontrer qu’en effet il est permis de tuer dans le cas de légitime défense, et qu’en effet Milon n’a fait que se défendre contre une injuste agression ; le syllogisme ainsi développé prend le nom d’épichérème.

Si au contraire une prémisse est tellement évidente qu’elle puisse être supprimée sans diminuer la force de l’argumentation, retranchez-la. Cette proposition : Tout être raisonnable et libre est responsable de ses actions, donc Clodius est responsable de ses actions, — suppose que l’on tient pour démontré que Clodius n’est privé ni de raison, ni de liberté. Le syllogisme ainsi resserré se nomme enthymème.

Une autre méthode abrégée de raisonnement syllogistique est de réunir un assez grand nombre de propositions tellement liées ensemble que l’attribut de l’une devienne continuellement le sujet de celle qui la suit, jusqu’à ce qu’on arrive à une conclusion en réunissant le sujet de la première à l’attribut de la dernière. Je veux prouver que Dieu, quoique tout-puissant, ne peut pas faire ce qui implique contradiction. Je dis : — « Dieu est tout-puissant — un être tout-puissant est celui qui peut faire tout ce qui est possible — ce qui est possible est ce qui n’implique pas contradiction — donc Dieu peut faire tout, ou ne peut faire que — ce qui n’implique pas contradiction. » On appelle sorite cette suite de syllogismes tronqués.

Enfin la dernière espèce de syllogisme est le dilemme. Il s’agit, dans le dilemme, de prouver une assertion, en établissant l’absurdité ou la fausseté de l’assertion contraire dans toute hypothèse possible. La majeure du dilemme se forme d’une proposition conditionnelle dont l’antécédent est l’assertion qui doit être niée, et le conséquent l’énumération de toutes les hypothèses qui peuvent amener cette assertion ; la mineure rejette ensuite toutes les suppositions contenues dans le conséquent, et dès lors il ne reste plus dans la conclusion qu’à rejeter l’antécédent lui-même, c’est-à-dire à poser la vérité contraire à cet antécédent. Vous voulez prouver par le dilemme que Dieu a créé le monde parfait en son espèce : — « Majeure : Si Dieu n’a pas créé le monde parfait, cela ne peut venir que d’un défaut de volonté ou d’un défaut de puissance ; — Mineure : mais cela ne vient ni d’un défaut de volonté, car alors il serait méchant, c’est-à-dire il ne serait pas Dieu ; ni d’un défaut de puissance, car alors il serait impuissant, c’est-à-dire encore il ne serait pas Dieu ; — Conclusion : donc il a créé le monde parfait en son espèce. »

Je passe d’autres espèces d’arguments ; ce livre n’est pas un traité de logique ; mais ce peu de mots peut suffire, ce me semble, à établir le principe et les modes les plus ordinaires de la logique formelle.

Maintenant que reste-t-il à faire à l’écrivain ? Bien déterminer d’abord à quel ordre de vérités appartient la proposition à démontrer, et celle-ci une fois classée, arriver à l’idée générale dont il déduira l’hypothèse avec netteté et précision.

Bien entendu que quand je parle de remonter aux généralités, il ne s’agit pas de donner dans le lieu commun, mais de dégager l’esprit de la question spéciale, lorsqu’il tend à s’y resserrer, pour le laisser se déployer à l’aise dans le vaste champ des universaux. « Qui ne sait traiter que l’espèce, dit Vico, diffère autant de celui qui s’élève jusqu’au genre que l’homme qui voit les objets de nuit et au flambeau diffère de celui qui les contemple à la lumière du soleil. » Quand on peut, dans une cause particulière, dans une discussion actuelle, rattacher son argumentation à quelque grand principe, à quelque vérité d’un ordre élevé, soit en morale, soit en politique, on lui donne une gravité, une autorité, une abondance, que les spécialités ne comportent pas. Nous verrons bientôt que, d’après Buffon, la généralisation des idées est la cause la plus fréquente de la sublimité du ton. Elle l’est également de la puissance de l’argumentation. Élevez, agrandissez la majeure du syllogisme. Tel a été, de nos jours, le secret du style des doctrinaires. Et quelque ridicule que l’on ait attaché à ce nom, les discours des Royer-Collard et des Guizot auront, par la supériorité de leurs généralisations, une place à part dans l’éloquence parlementaire. Remarquez aussi que c’est là un des mérites de Bossuet.

Enfin il ne suffit pas d’avoir trouvé ses preuves et d’en avoir reconnu la nature, sachez encore les choisir, les disposer, les traiter.

Cicéron, au deuxième livre de l’Orateur, donne sur le choix des preuves d’excellents préceptes. Il faut moins compter que peser les arguments, numeranda minus quant ponderanda ; s’il est des occasions où l’on doive s’occuper de la quantité plus encore que de la qualité, c’est seulement lorsque les preuves, faibles par elles-mêmes, ne peuvent, comme les sarments du faisceau de la fable, acquérir de force que par l’union ; c’est quand on espère que leur ensemble triomphera où chacune à part eût été impuissante :

Et quæ non prosunt singula, multa juvant ;

c’est enfin quand, ne pouvant renverser comme la foudre, on veut du moins, comme la grêle, frapper à coups redoublés, etiam si non ut fulmine, tamen ut grandine. Mais en tout état de cause, rejetez toutes les preuves positivement frivoles, vulgaires, mêlées de bon et de mauvais, utiles d’un côté, nuisibles de l’autre, toutes celles qui pourraient donner à vos paroles une apparence de contradiction et de mensonge. Ayez soin encore de ne pas vous arrêter aux propositions que nul ne songe à contester, allez immédiatement au nœud de la controverse ou de la cause. Toute discussion, comme toute narration, a son point culminant. C’est là que doivent se concentrer toutes les forces de l’argumentation. Quintilien, au commencement du septième livre, développe minutieusement cette idée dans ses rapports avec l’éloquence du barreau.

Les arguments choisis, comment les disposer et les traiter ? La disposition dépend presque toujours des circonstances. La seule règle à peu près universelle, et que la nature enseigne, avant les rhéteurs, c’est de garder les arguments les plus décisifs pour les derniers, soit en employant simplement la gradation, soit en frappant d’abord un grand coup, et en laissant passer ensuite les preuves médiocres, pour terminer avec plus de force et de solidité que l’on n’avait commencé. C’est ce que Quintilien appelle ingénieusement la tactique homérique. Le vieux Nestor, dans Homère, met au premier rang sa cavalerie et ses chars, au dernier sa nombreuse et vaillante infanterie, au milieu ses plus faibles soldats, ϰαϰούς ϑίς μίσσου ἔλατσευ.

Quant à la manière de traiter les preuves, je devancerai par une seule observation les règles générales de style applicables à l’argumentation comme à tout le reste, et auxquelles nous arrivons bientôt. Que l’écrivain, logicien toujours sévère pour le fond, emploie rarement les formes rigoureuses de l’école. Peu de sujets en admettent la roideur, peu de lecteurs en supportent la monotonie. Que son syllogisme dérive le plus souvent à l’épichérème de Cicéron ou à l’enthymème de Démosthène ; que la majeure ne soit pas invariablemen suivie de la mineure, et de concert avec elle n’amène pas invariablement la conclusion ; qu’il supprime certains membres de l’argumentation faciles à suppléer, ou que, en les développant, il en intervertisse l’ordre normal. L’imitation, l’habitude, la passion exercent une puissante influence sur les hommes ; qu’il ait souvent recours à l’induction et à l’exemple, parfois même à l’argument personnel, argumentum ad hominem, qui tourne les vices et les torts de nos adversaires contre leurs doctrines et leurs prétentions ; qu’il préfère la gradation au sorite ; que l’amplification soit fréquente, le dilemme rare, peu de circonstances permettent de le produire à coup sûr. En un mot, qu’il n’oublie pas que les natures et les institutions humaines sont choses flexibles et ondoyantes, ne comportant guère que les demi-vérités, et s’accommodant rarement de la rigueur de l’expression logique. Celle-ci serait moins irrésistible, si elle était toujours et partout de mise.

Au reste, on conçoit qu’il faut se fier ici au coup d’œil de l’écrivain, comme, dans les préceptes de la tactique, au coup d’œil du général. C’est une observation commune à toute la rhétorique. Bien que les plus grands orateurs et les plus grands capitaines n’aient pas dédaigné la théorie, ce n’est pourtant pas précisément pour les Mirabeau qu’ont écrit Cicéron et Quintilien, non plus que Végèce et Folard pour les Napoléon. Les règles sont subordonnées à la matière, aux circonstances, à l’occasion, à la nécessité. C’est à l’écrivain à comparer, à peser les preuves, à se déterminer dans leur ordre et leur choix d’après son propre discernement, à se mouvoir, en un mot, en sens divers selon les vicissitudes du sujet. « La rhétorique, dit avec raison Quintilien, serait chose par trop facile, si on pouvait la renfermer tout entière dans quelques pages de règles… Ses préceptes ne sont pas des lois et des plébiscites dont on ne puisse s’écarter. C’est le besoin qui les a faits ce qu’ils sont. Je ne nie pas que le plus souvent ils ne soient utiles ; autrement je n’écrirais pas. Mais si cette même utilité nous conseille de nous en écarter, il faut la préférer à toutes les règles. »

Cette remarque s’applique à la réfutation, qui consiste à combattre les arguments de l’adversaire, à détruire ses objections contre nos principes, ses allégations contre notre personne. Que, selon les circonstances, la réfutation suive ou précède la confirmation, souvent même l’accompagne et se confonde avec elle. Ces deux parties, en effet, ont tant de rapports ensemble, que plusieurs rhéteurs ne les ont point distinguées l’une de l’autre. « Comme vous ne pouvez, dit Cicéron, réfuter les objections de la partie adverse, sans confirmer vos arguments, ni confirmer ceux-ci, sans réfuter celles-là, ces deux parties du discours s’unissent par leur nature, leur but, et la manière dont on les traite. »

La réfutation est sérieuse ou ironique : sérieuse, elle repousse les principes de l’adversaire ou les conséquences qu’il en a tirées, elle lui démontre qu’il a manqué de raison ou de logique ; ironique, elle tourne en ridicule ses idées ou sa personne. Quelquefois elle réunira les deux caractères.

Nous venons d’établir les règles de l’argumentation ; vous qui les avez étudiées et appliquées, prouvez que votre adversaire a péché contre elles, soit par sa propre faiblesse, soit, et je le préfère ainsi, par celle de sa cause ; il y a en effet adresse et bon goût à lui accorder assez de talent et d’esprit pour que sa défaite soit regardée comme une conséquence nécessaire de l’opinion qu’il défend, et non de la manière dont il la défend. Si, pour donner plus d’énergie à des preuves individuellement insuffisantes, il les a réunies et accumulées, isolez à votre tour chacune d’elles et brisez-les l’une après l’autre. Si, au contraire, vous avez contre l’ensemble quelque réponse écrasante, faites bon marché des détails, et ne frappez qu’un coup, mais foudroyant. Etudiez à fond la cause adverse ; c’est en apprenant à la défendre que vous saurez mieux la réfuter. Mais une fois sur le terrain de la discussion, ne prévenez l’objection que quand vous serez sûr d’en triompher ; autrement, vous courez risque d’offrir à l’ennemi des armes dont lui-même ne soupçonnait pas l’existence. Démontrez la vulgarité des arguments communs, l’insignifiance des faibles, l’absurdité des contradictoires, l’équivoque des ambigus ; tournez à votre avantage ceux que les deux parties peuvent utiliser également ; dédaignez ceux qui sont trop évidemment frivoles ou étrangers à la question ; méfiez vous des similitudes, et appuyez sur le commun proverbe : Comparaison n’est pas raison ; dévoilez enfin toutes les espèces de sophismes et de paralogismes.

Le paralogisme, selon plusieurs, diffère du sophisme, en ce que, de ces deux raisonnements également faux, le second est le résultat de la mauvaise foi et d’un parti pris, le premier celui de l’erreur et d’un défaut de science ou d’attention. D’autres logiciens n’admettent point cette distinction. Peu importe ; le point essentiel est de bien saisir l’équivoque qui est au fond de tout mauvais raisonnement et de la mettre dans tout son jour.

Dans la réfutation de certains sophismes dont l’absurdité saute aux yeux, et en général toutes les fois que l’adversaire peut prêter au ridicule, la réfutation ironique est souvent plus puissante que les raisonnements57. C’est elle qu’employait Aristophane pour combattre les sophismes de son siècle, parfois si semblables à ceux du nôtre. Socrate et Cicéron la prirent sous leur patronage ; mais ce mode de réfutation appartient surtout aux Français, et ressort, dès l’origine, du génie de la nation. Les vieux contes de nos trouvères, le roman du Renard, les bibles, les nefs, les blasons du moyen âge n’étaient autre chose que des allégories ironiques58. Sans parler des satires proprement dites, depuis l’iambe d’Archiloque, jusqu’à celui de M. Barbier, la meilleure partie de la Satire Ménippée, qui donna plus d’adhérents à Henri IV que le gain d’une bataille, n’est qu’une réfutation par le ridicule. N’est-ce pas surtout à l’emploi de l’ironie que les Provinciales de Pascal doivent le privilége si rare pour un écrit polémique de survivre jusqu’aujourd’hui aux circonstances qui les inspirèrent ? Pascal est suivi au xviiie  siècle de Montesquieu, de Beaumarchais, de Voltaire surtout, le plus habile en ce genre ; au xixe , de Paul-Louis Courier, dont la naïveté fut si malicieuse, l’érudition si piquante, et d’autres publicistes dignes de marcher sur les traces de leurs prédécesseurs ; je ne parle pas des poëtes. Voilà les maîtres à suivre dans la réfutation par le ridicule.

La liberté de la tribune et de la presse, consacrée par nos lois et nos mœurs, semble donner toute licence à cet égard, et certains journaux de petit format, enfants perdus de la politique, ont amplement profité de la permission. Mais c’est par cela même que l’orateur et l’écrivain doivent se mettre en garde contre l’abus, et ne jamais perdre de vue ces excellents préceptes de Cicéron, auxquels il est difficile de rien ajouter : « Nous avertirons l’orateur, dit Cicéron59, de n’employer la raillerie ni trop souvent, car il deviendrait un bouffon ; ni au préjudice des mœurs, il dégénérerait en acteur de mimes ; ni sans mesure, il paraîtrait méchant ; ni contre le malheur, il serait cruel ; ni contre le crime, il s’exposerait à exciter le rire au lieu de la haine ; ni enfin sans consulter ce qu’il se doit à lui-même, ce qu’il doit aux juges, ou ce que les circonstances demandent, il manquerait aux convenances. Il évitera aussi ces bons mots préparés, médités longtemps, et qu’on apporte tout faits ; la plupart sont froids et insipides. Qu’il respecte surtout l’amitié, la dignité ; qu’il craigne de faire des blessures mortelles ; que tous ses traits soient tournés contre l’ennemi ; et encore ne doit-il pas attaquer toutes sortes d’adversaires, ni toujours, ni par tous les moyens. Qu’enfin il ne manque jamais d’assaisonner ses railleries de ce sel fin et délicat, qui est une des propriétés de l’atticisme. »

On voit, par tout ce qui précède, que la confirmation et la réfutation forment le corps réel du discours dans presque toutes les subdivisions de l’éloquence. Aussi me paraît-il que c’est ici le lieu de mentionner du moins la classification adoptée par les rhéteurs, bien que j’y attache réellement peu d’importance.

Quelques-uns divisent l’éloquence en divers genres d’après les lieux où elle s’exerce, la tribune, le barreau, la chaire, l’académie. On leur objecte que cette division est toute matérielle ; qu’elle se rattache à des signes extérieurs, et non au sens intime du discours ; on leur demande d’où ils font ressortir l’éloquence des livres qui présente souvent les différents genres. Ils pourraient répondre que, par là même, l’éloquence des livres rentre naturellement dans l’un ou l’autre des genres indiqués, et qu’en prenant le signe pour la chose signifiée, par une métonymie qu’assurément la rhétorique ne condamnera pas, leur division est aussi rationnelle que toute autre. Et, en effet, si nous ne l’admettons pas, c’est par d’autres motifs qui nous font rejeter également une classification beaucoup plus répandue.

Aristote, et après lui la plupart des traités de rhétorique, divisent l’éloquence en trois genres, le délibératif, le démonstratif et le judiciaire. Les défenseurs de cette division appuient principalement sur les considérations suivantes. Elle se fonde, disent-ils : 1° sur les objets de la pensée : l’honnête, l’utile et leurs contraires sont la matière du genre délibératif ; le vrai, le juste et leurs contraires, celle du genre judiciaire ; le beau et le laid, celle du genre démonstratif ; 2° sur la situation de celui qui écoute : dans le délibératif, il écoute pour approuver ou rejeter l’avis proposé ou combattu ; dans le judiciaire, pour absoudre ou condamner l’individu accusé ou défendu ; dans le démonstratif, pour imiter ou fuir les exemples loués ou blâmés ; 3° sur les différents points de la durée : la délibération porte toujours sur l’avenir, le jugement sur le passé, l’éloge ou le blâme ordinairement sur le présent.

Je réponds qu’il n’est pas rare qu’on délibère sur des intérêts actuels, et que, si le jugement porte toujours sur le passé, il en est fort souvent de même de l’éloge ou du blâme, qui ne sont en définitive qu’une espèce de jugement, sauf la sanction pénale ; d’où il suit aussi qu’il y a presque toujours du démonstratif, c’est-à-dire de l’éloge ou du blâme dans le judiciaire et même dans le délibératif ; que le délibératif, en traitant de l’honnête, peut par la même aborder le vrai et le juste aussi bien que le judiciaire ; que si le beau du démonstratif est purement artistique, c’est resserrer le genre dans des bornes trop étroites ; s’il est moral, il rentre dans le vrai, le juste et l’honnête des deux autres genres ; que, tandis que les deux premiers ont un double élément, d’une part, la destination des œuvres oratoires à telle ou telle tribune, de l’autre la nature des idées, le démonstratif n’a que ce dernier, ce qui jette une sorte de confusion dans la division ; que d’ailleurs si cette division pouvait paraître complète dans l’antiquité, elle ne l’est pas pour nous, car à quel genre rattacher l’éloquence de la chaire, qui n’a assurément rien de judiciaire, qui peut passer pour un mélange du délibératif et du démonstratif, sans être absolument ni l’un ni l’autre, et dont il serait peut-être mieux de faire un quatrième genre que l’on pourrait nommer protreptique ou hortatif ? qu’enfin, et c’est là l’objection principale à mon gré, bien que le caractère de chacun de ces genres diffère de celui des autres sous certains rapports, cette différence n’est pas assez marquée pour que les mêmes préceptes ne s’appliquent pas également à tous les trois. Il est évident, en effet, que les lois de la narration ou de la description ne sont pas celles de l’argumentation ; que les règles qui gouvernent le commencement ne gouvernent pas la fin ; mais qu’on loue, qu’on défende, qu’on propose, qu’on exhorte, ou que, dans un sens opposé, on blâme, on accuse, on réfute, on détourne, les préceptes d’invention, de disposition, d’élocution même, seront à peu près semblables.

Si j’ai donc pensé ne pouvoir passer sous silence une division qu’Aristote établit dès le principe, et que tant de rhéteurs ont regardée comme capitale, d’un autre côté, je n’ai point cru devoir, dans un livre didactique, admettre comme fondamentale une division dont l’influence sur la partie didactique me paraît si faible.

Faut-il absolument une division ? ce dont je ne sens point, je l’avoue, la nécessité, je préférerais encore la première, sous le rapport de la nature des genres divers, et des préceptes à appliquer, et je distinguerais l’éloquence de la tribune, du barreau, de la chaire, de l’académie, et de la presse.