(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre XII. du corps de l’ouvrage. — portrait, dialogue, amplification  » pp. 161-174
/ 184
(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre XII. du corps de l’ouvrage. — portrait, dialogue, amplification  » pp. 161-174

Chapitre XII.

du corps de l’ouvrage. — portrait, dialogue, amplification

Le portrait peut représenter au physique, au moral, ou sous les deux aspects, un être réel ou imaginaire, un type, un idéal, une allégorie, Alexandre, la Chimère, l’hypocrite, un ange, le Temps.

A quels genres littéraires convient cette forme ?

La poésie, l’éloquence, l’histoire, le roman admettent le portrait, soit d’un individu, soit d’un type abstrait. Rare et précis dans l’épopée, plus encore dans la tragédie, qui ne le souffre exceptionnellement qu’à l’exposition50, le portrait, et surtout le portrait moral, est mieux placé et plus à l’aise dans la comédie. Voyez le chef-d’œuvre de Molière, le double portrait si savamment tracé de l’espèce faux dévot et de l’individu Tartufe ; voyez le Misanthrope qui, à défaut d’intrigue, est une admirable galerie de portraits ; étudiez la manière du peintre, ce n’est en général qu’une simple esquisse, quelques traits énergiques, ineffaçables, deux ou trois touches qui déterminent une physionomie. Au dix-septième siècle, au dix-huitième surtout, les successeurs de Molière abusèrent du portrait ; dans Destouches et Gresset, il remplaça l’action. Cette faute fut aussi celle des jeunes prédicateurs après Bourdaloue. Un portrait moral bien tracé relève et varie le dogmatique d’un sermon. Bourdaloue l’avait senti, il excella dans ce genre ; mais ses portraits ne sont point des hors-d’œuvre, ils servent toujours de preuve ou de conséquence à quelque vérité préalablement établie. Les débutants à la chaire ne le comprirent pas assez. Frappés du coloris de ces tableaux de mœurs, du piquant de ces détails qui présentaient la vie des hommes au naturel, ils voulurent les reproduire, mais au lieu de rattacher, comme l’avait fait Bourdaloue, leurs portraits à des principes, ils firent de l’accessoire le principal, et d’une petite partie, le tout. Le portrait en effet doit être, comme la description, le détail et non l’ensemble, un moyen et non un but. Dans les livres même qui, sous le nom de Caractères, présentent la satire générale de la société, je veux que, comme chez la Bruyère, ils entrent dans les preuves ou dans les développements, et ne soient jamais le fond même de l’ouvrage. J’admettrais bien une galerie de portraits historiques : du moins y apprend-on quelque chose de positif, et l’intérêt d’une étude réelle fait pardonner la monotonie du genre ; mais quant aux recueils, comme celui de Théophraste et de M. de Doudeauville, où les portraits généraux ou individuels, étant le livre même, se succèdent sans interruption et sans lien commun, je n’en suis guère plus partisan que d’un salon de peintures qui ne renfermerait qu’une suite de portraits bourgeois ou de figures allégoriques.

Pour qu’un portrait soit admissible en quelque ouvrage que ce soit, il faut d’abord que le lecteur le désire et l’attende, ce qui suppose que le personnage mérite les honneurs du portrait par son caractère, sa position, son influence sur les faits. Tracez l’image d’un Canning, d’un Guizot, d’un Robert Peel, je le conçois ; mais à quoi bon m’arrêter sur tous les comparses ministériels que le système représentatif a fait naître et mourir à chaque session ?

Il faut ensuite que le portrait ressemble, que l’énergie et l’originalité du pinceau en fassent bien saisir les traits et les grave dans la mémoire. Surtout, point de portraits de fantaisie chez l’historien ; c’est le plus grand défaut dans l’espèce. Presque jamais de portraits en pied, le buste suffit. Une fois le modèle posé avec aisance, sans roideur, sans luxe inutile, que le peintre saisisse l’ensemble de la physionomie, arrête bien les contours, n’accuse que les masses, négligeant les détails et les accessoires, à moins qu’ils ne soient éminemment caractéristiques.

Dans les compositions historiques, le meilleur moment pour produire le portrait est généralement celui où les personnages quittent la scène. Il résume alors et explique l’ensemble des faits. Salluste et Tacite restent les maîtres sous ce rapport.

Les Mémoires, par leur caractère plus privé, plus intime, le comportent mieux que l’histoire proprement dite ; voir Saint-Simon et le cardinal de Retz51.

Vous remarquerez que, tout en conservant la ressemblance, il faut varier le dessin et le coloris, non-seulement des portraits des différents personnages dans le même livre52, mais des portraits du même individu, selon qu’ils sont destinés à une histoire, à des Mémoires ou à quelque œuvre d’éloquence. Comparez le Catilina de Salluste et celui de Cicéron ; Condé et Turenne, dans le cardinal de Retz, dans Bossuet et dans Mme de Sévigné. Bossuet met dans ses portraits, comme ailleurs, une énergie et un entrain qui ne sont qu’à lui. Vous rappelez-vous ceux de Cromwell et de Gustave-Adolphe ? Dans celui de Condé, pour mieux faire saisir le caractère de son héros, il le met en opposition avec Turenne et les relève ainsi tous deux par le contraste.

Cette dernière forme prend le nom de parallèle. Plutarque est classique en ce genre. Mais comme il s’était astreint à l’appliquer à tous les grands hommes de l’antiquité sans exception, il était difficile qu’il n’eût point quelque uniformité, et que parfois les rapprochements ne fussent forcés ; c’est ce qui est arrivé.

La parallèle est excellent, par exemple, pour faire apprécier les caractères littéraires ou artistiques, qu’on ne juge bien que par comparaison. Mais comme il consiste tout entier en similitudes et en contrastes, il entraîne à l’abus des antithèses, à la recherche du piquant et de l’ingénieux, plutôt que du naturel et du vrai. Par lui on est enclin à exagérer, à contourner, à forcer certains rapprochements. Que de phrases creuses ou fausses débitées depuis qu’il y a des critiques et des jugements sur Eschyle et Corneille, Sophocle et Racine, Démosthène et Cicéron, Raphaël et Michel-Ange ! sans parler même de la mauvaise foi qui dénature à plaisir53

J’ai proscrit de l’histoire le portrait de fantaisie ; il n’est à sa place que dans le roman ; encore a-t-il ses lois. D’abord puisque, par sa nature même, il ne peut être vrai, c’est à-dire représenter un personnage réel, qu’il soit du moins vraisemblable. N’allez pas exagérer le vice ou la vertu, la beauté ou la laideur, au point que le lecteur se récrie et déclare votre création impossible ; et d’une autre part cependant, que la figure soit assez originale et les traits assez bien accusés pour que l’imagination les accepte à l’instant, et que la mémoire les retienne fidèlement. Ce sont là les deux mérites des grands romanciers, des Cervantès, des Walter Scott, des Lesage, de deux ou trois de nos contemporains. Leur dessin est si naturel, leur coloris si vrai, que vous croyez avoir déjà vu quelque part ce qui n’existe que dans leur pensée, que vous reconnaissez leur modèle, sans l’avoir jamais connu, et qu’une fois admis dans votre imagination, il n’en sort plus.

La tourbe des conteurs peint des monstres, ou des images vagues, confuses, dont il ne reste point de traces ; elle descend dans des détails puérils et minutieusement affectés54 ; elle tombe encore dans un autre vice, c’est de multiplier ses portraits à l’infini. Vous avez lu de ces romans où l’auteur, peu content d’esquisser jusqu’au personnage le plus subalterne, revient vingt fois sur les acteurs principaux, les reproduit de face, de profil, de trois quarts, sous tous les aspects55 ; le héros ne pourra ni marcher, ni s’asseoir, ni se mouvoir en aucun sens, sans que son attitude soit longuement et minutieusement décrite.

Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile.

Ne vous semble-t-il pas d’ailleurs que ces portraits exprofesso où l’auteur arrête le personnage dans sa marche pour le faire poser, en quelque sorte, ont presque toujours je ne sais quoi d’apprêté et de déclamatoire, et qu’il est un moyen bien plus naturel de faire apprécier le héros, c’est l’action et le dialogue ?

Que vos personnages agissent ou parlent eux-mêmes, et je les connaîtrai mieux que par tout ce que vous m’en pourrez dire. Ai-je besoin qu’Homère trace le portrait d’Achille et d’Agamemnon, après ce dialogue si caractéristique où, dès l’ouverture du poëme, l’un a déployé son égoïsme tout royal, l’autre cette indomptable colère que Minerve seul peut plier ?56.

Vous demanderez peut-être quelques règles de disposition pour le dialogue, comme pour le récit, la description et le portrait. Ces règles, vous les savez d’avance, car elles découlent du même principe. Vous pressentez, par exemple, que le dialogue narratif ou dramatique doit, ainsi que le drame et la narration elle-même, avoir un objet, tendre à un but, aller au fait.

« Les écarts du dialogue dans le drame, dit Marmontel, viennent communément de la stérilité du fond de la scène et d’un vice de constitution dans le sujet. Si la disposition en était telle qu’à chaque scène on partit d’un point pour arriver à un point déterminé, en sorte que le dialogue ne dût servir qu’au progrès de l’action, chaque replique serait à la scène ce que la scène est à l’acte, c’est-à-dire un nouveau moyen de nouer ou de dénouer. Mais, dans la distribution primitive, on laisse des intervalles vides d’action ; ce sont ces vides qu’on veut remplir, et de là les excursions et les lenteurs du dialogue. » Mais où ces défauts sont plus impardonnables, c’est dans les péripéties importantes, dans les crises de passion ou d’intrigue : « Un personnage qui, dans une situation intéressante, s’arrête à dire de belles choses qui ne vont point au fait, ressemble à une mère qui, cherchant sa fille dans les campagnes, s’amuserait à cueillir des fleurs. »

Sans doute la replique directe n’est pas toujours exigée, le personnage en scène peut faire dériver le dialogue, répondre à sa pensée ou à celle de son interlocuteur, plutôt qu’aux paroles prononcées, mais au milieu de tous ces écarts l’auditeur ne doit pas perdre de vue le point culminant. Qu’on me pardonne de revenir toujours sur le même précepte ; c’est que si le paradoxe est un Protée aux mille formes, il n’est rien d’uni et de monotone comme la vérité.

Que le dialogue ne soit donc jamais épisodique, qu’il n’attaque jamais des généralités étrangères à l’action. Sans reproduire le bourgeois de la conversation ordinaire, qu’il évite toute forme antipathique au langage commun, toute emphase, toute fleur de diction, principalement tout ce qui peut sembler préparé, convenu, uniquement destiné à amener la replique. Les dramatistes de tous les peuples, les meilleurs même, tombent parfois dans ce défaut, Corneille et Racine aussi bien que Casimir Delavigne et Victor Hugo. Ainsi, dans les situations vives, le dialogue doit être sans doute rapide et heurté, mais n’y a-t-il pas quelque affectation dans celui qui oppose vers à vers et distique à distique ? Au reste, ne soyons pas trop rigoristes. Rien d’aussi difficile que de couper le dialogue à propos, de ne pas faire attendre la replique, de la lancer précisément où elle doit produire le plus d’effet. Certains maîtres seuls sont admirables sous ce rapport.

Ne quittons pas le dialogue sans dire un mot du dialogue didactique. C’est une forme que l’argumentation adopte quelquefois dans les sujets philosophiques et littéraires. Elle nous vient de l’antiquité, et Platon en est resté l’éternel modèle. Là elle se conçoit. L’antiquité vivait en plein air ; aux rayons étincelants du soleil, on sous les frais ombrages des jardins publies et privés, le Grec, à la fois ingénieux et loquace, pensait tout haut. Tout le monde se connaissait ; et si, dans sa promenade, Socrate rencontrait quelque jeune débauché à la ceinture dénouée, ou quelque apprenti philosophe, il mettait son bâton en travers du chemin, la conversation s’engageait, et le dialogue se renouait naturellement au fil des idées du penseur communicatif. Au moyen âge et aujourd’hui même, les méditations solitaires semblent mieux convenir à notre climat et à nos mœurs. Nos dialogues philosophiques, ceux de Hemsterhuis, par exemple, ce Hollandais qu’on dirait né à Paris au xviie  siècle, semblent, sous le rapport de la forme, une imitation, plutôt qu’une œuvre originale. Au reste, pastiche ou création, le dialogue didactique a ses règles, comme le dialogue narratif ou dramatique.

D’abord, il ne faut l’employer que quand l’obscurité et la nouveauté des doctrines, la variété et la force des objections qui peuvent leurs êtres opposés exigent que l’on évite ainsi la monotonie de la dissertation. Laissez alors vos adversaires soutenir eux-mêmes leur cause ; mais comme c’est vous qui les faites parler, n’allez pas tronquer l’attaque ; ni la défense donnez à leurs développements toute l’étendue qu’ils leur donneraient eux-mêmes ; gardez-vous surtout de leur prêter ces arguments évidemment faux ou vides qui ne sembleraient placés là que pour faciliter votre victoire ; on ne voit que trop de ces discussions où l’interlocuteur joue le rôle de compère, et donne complaisamment la replique à l’auteur.

Le dialogue didactique est utile aussi pour éclairer quelques points obscurs de l’histoire ; ainsi l’admirable dialogue de Sylla et d’Eucrate, dans Montesquieu, où, quoi qu’en dise Marmontel, le philosophe ne traite pas le prescripteur avec trop de respect, mais lui parle avec la convenance d’un homme libre et bien élevé qui discute avec un tyran, sans oublier que ce tyran est un grand homme. La déclamation d’un fanatique rogue et pédant n’eût été bonne que pour les bancs de l’école.

La seconde règle des écrits de ce genre, c’est d’aboutir à un résultat positif. Un dialogue où deux opinions se choquent, sans que le lecteur puisse en rien conclure, rappelle ces combats de théâtre où deux spadassins se portent pendant un quart d’heure les plus furieuses bottes, pour se quitter chacun également frais et dispos. Après la lecture de Platon, si vous ne partagez pas son opinion, vous savez du moins à quoi vous en tenir sur sa doctrine ; après celle de Cicéron sur l’art oratoire, vous avez de l’éloquence une idée plus précise et plus lumineuse. Chacun des dialogues de Fénelon peut se résumer en un sage précepte ou en une grave observation. Fontenelle même, bien qu’on puisse lui reprocher quelque manière, surtout dans la Pluralité des mondes, ne manque pourtant point à ce principe.

Une dernière règle enfin. Si vous introduisez dans ces sortes de dialogues des personnages historiques ou fictifs, conservez à chacun son caractère réel ou vraisemblable, ou du moins jetez dans leur langage la variété et les contrastes. Ce précepte s’applique à la forme épistolaire quand on en revêt le roman ou la thèse philosophique. Que d’écrits de ce genre, où l’auteur parle tout seul sous les noms des divers personnages auxquels il prête sa plume ! retranchez la date des lettres et la suscription solennelle : du même à la même, ou de la même au même, et je vous défie de deviner le correspondant. J. J. Rousseau n’est pas à l’abri de ce reproche.

Je me borne à cette observation sur la disposition épistolaire. Quant au genre en lui-même, les motifs énoncés au commencement du précédent chapitre me dispensent de m’y arrêter. C’est d’ailleurs un de ceux dont on a le plus souvent donné la théorie, bien qu’il soit le plus indépendant des règles, le plus varié, le plus capricieux dans son allure, le seul qui permette à l’écrivain de laisser courir sa plume la bride sur le cou, comme disait madame de Sévigné. Si vous voulez donc réussir comme épistolographe, abandonnez-vous à l’impulsion de votre nature, de vos sentiments, de vos opinions, de votre esprit, en appliquant seulement à ce genre les règles générales de l’art d’écrire.

Ainsi donc, sans nous arrêter sur l’épistolographie, terminons ce que nous avons à dire de la narration et des formes qui s’y rattachent, par quelques remarques sur un mode de développement qui peut s’appliquer non-seulement à cette partie de l’ensemble, mais à toutes les autres ; je veux parler de l’ amplification.

Il est, en effet, dans une œuvre didactique ou oratoire, certaines preuves, certains sentiments, certaines vérités, sur lesquels on ne peut assez appuyer, comme, dans un récit, certains faits qu’il faut agrandir, ou au contraire atténuer par la manière dont on les présente. Recourez alors à ce que les Latins appelaient amplification.

« L’amplification, dit Cicéron, est une énergique exposition des choses, qui, en remuant l’âme, détermine la persuasion. » Et ailleurs : « C’est une manière de dire véhémente qui, par la force des paroles et l’énumération des circonstances, démontre ou la dignité et la grandeur, ou l’indignité et l’atrocité d’une action. » Et c’est en conséquence de cette double vertu qu’il distingue, avec Aristote, deux espèces d’amplification, celle qui agrandit et élève, et celle qui abaisse et atténue, quod valet, non solum ad augendum aliquid et tollendum allius dicendo, sed etiam ad extenuandum atque abjiciendum.

Pour comprendre cette distinction, relisez la fable des Animaux malades de la peste.

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste, puisqu’il faut l’appeler par son nom,
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.

Voilà l’amplification qui agrandit ; la confession de l’âne est celle qui atténue.

Ne croyons donc pas, avec le jésuite Colonia, dans son traité De arte rhetorica, que l’amplification soit nécessairement sophistique et déclamatoire. Est-il rien de plus naturel, de plus naïf même, dans leur exagération apparente, que ces deux amplifications ? Ici encore, tout dépend des circonstances. Une agrégation d’idées, une métaphore, un contraste, une gradation, paraîtront exagérés, ampoulés même en certains lieux, qui ne feront, en d’autres, que donner aux idées leur grandeur réelle, ou les réduire à leur juste valeur. « L’éloquence, selon un écrivain contemporain, est un vêtement qui subit, plus qu’on ne se l’imagine, les variations de la mode. Tantôt elle ira jusqu’à la déclamation, sans exagérer ; tantôt elle se contentera de discourir, sans sécheresse. » En général l’amplification est admissible, même en excédant la vérité, lorsque c’est l’enthousiasme ou la passion qui exagère, et que l’orateur ou l’écrivain s’expriment comme ils sentent. Pour les juger mettez-vous à leur place, sinon votre froide et rigoureuse analyse glacera toute imagination, étouffera tout sentiment. L’ébullition violente peut seule vous donner la vapeur dans toute son énergie ; laissez-la s’accumuler, quand vous voulez qu’elle entraîne rapidement, et n’ouvrez vos soupapes que si vous craignez que la chaudière n’éclate.

Je ne sais à l’occasion de quel décret Mirabeau avait commencé un discours par cette métaphore assez bizarre en effet : « Aux premiers mots proférés dans cet étrange débat, j’ai ressenti les bouillons du patriotisme jusqu’au plus violent emportement… » A cette phrase le côté droit de l’assemblée se prit à rire. « Messieurs, dit Mirabeau, donnez-moi quelques moments d’attention, et je vous jure qu’avant que j’aie cessé de parler, vous ne serez plus tentés de rire. » Et il ne se trompait pas. Parfois, la gravité des circonstances, l’imminence des dangers, l’exaltation des idées communiquées ou admises sont telles qu’elles nécessitent ou du moins justifient ce qui, partout ailleurs, serait faux ou ridicule.

Puisque j’ai nommé Mirabeau, peut-on trouver un plus magnifique modèle d’amplification que son discours sur la banqueroute ? Pour l’apprécier dignement, il faut se mettre bien au courant des circonstances qui l’amenèrent. Songez que le ministre Necker, pour remédier à l’embarras des finances, ne demandait rien moins que le quart de la fortune de chaque citoyen ; songez quelle opposition devait soulever et souleva réellement l’idée d’un si formidable impôt ; songez que l’orateur avait déjà parlé trois fois dans la séance, qu’il était plus de quatre heures, ce qui répond à six ou à sept dans nos habitudes actuelles, que l’attention de tous était fatiguée, épuisée par la longueur et la violence de la discussion. C’est alors que Mirabeau, déterminé à emporter le vote, — je crois voir Condé en face des gros bataillons de l’armée d’Espagne ! — prend la parole pour la quatrième fois, et que, ramassant toutes ses forces, il prononce cette triomphante amplification, un des plus beaux monuments de l’éloquence ancienne et moderne. Vous la trouverez partout ; remarquons seulement que la péroraison de ce morceau nous donne précisément l’exemple de l’amplification qui reste amplification, et de celle qui devient déclamation.

« Eh, messieurs ! à propos d’une ridicule motion du Palais-Royal, d’une risible insurrection, qui n’eut jamais d’importance que dans les imaginations faibles, ou dans les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés : Catilina est aux portes, et on délibère ! Et certainement il n’y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome… »

Par conséquent l’amplification était mauvaise, puisque les circonstances ne la justifiaient pas ; tandis que quand Mirabeau ajoute : « Mais aujourd’hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ; elle menace de consumer tout, vos propriétés, votre honneur, et vous délibérez ! » l’amplification est excellente, parce qu’elle est à sa place, comme celle de Tite-Live qu’elle rappelle si bien : « Ante portas est bellum ; si inde non pellitur, jam intra mœnia erit, et arcem et Capitolium scandet, et in domos vestrus vos persequetur ; la guerre est aux portes ; qu’on ne l’en chasse pas, elle sera bientôt dans nos murs, elle montera au Capitole, elle occupera la citadelle, elle vous poursuivra jusque dans vos maisons. »

Loin donc de blâmer l’amplification, quand au lieu d’être un hors-d’œuvre, elle se lie et se rattache parfaitement à un sujet solide et digne d’elle, disons, avec Cicéron, qu’alors elle est le triomphe du style, summa laus eloquentiæ amplificare rem ornando. C’est elle qui, chez les Romains comme chez les modernes, distingue l’homme éloquent de l’homme disert ; c’est elle qui donne à la prose la grandeur, la hardiesse, la poésie d’expression, verba prope poetarum. Dans Démosthène, dans Bourdaloue, dans Pascal, dans le comte de Maistre, dans Lamennais, elle fortifie l’argumentation, elle ajoute au raisonnement de l’ampleur et de l’énergie. Dans Cicéron, dans Bossuet, dans Massillon, dans Rousseau, dans Bernardin de Saint-Pierre, dans Chateaubriand, elle s’adresse plutôt au sentiment ou à l’imagination. Voyez, dans Bossuet, comme elle fait retentir jusqu’au fond du cœur les coups multipliés qui frappèrent Henriette de France, et le tonnerre imprévu qui tua Henriette d’Angleterre. Voyez la manière dont Rousseau démontre, par l’amplification, que le duel est l’acte d’une bête féroce, que le suicide est un crime contre la société et contre Dieu, que l’homme ne doit pas se nourrir de la chair des animaux, etc.

Elle ne s’emploie pas seulement dans l’éloquence et la philosophie ; que d’amplifications poétiques dans Homère, dans Virgile, dans Racine, dans lord Byron, dans Lamartine, dans l’auteur de la Divine Epopée et de Jeanne d’Arc !

Je sais que bien des poëtes ont étrangement abusé de ce moyen de développement ; que certaines amplifications de Crébillon, par exemple, de Corneille lui-même, je ne veux pas parler des contemporains, sont de véritables déclamations. Mais, d’autre part, je ne voudrais pas, avec Condillac et quelques autres rhéteurs, montrer au poëte une sévérité déplacée, et le traiter moins en poëte qu’en philosophe. Plusieurs critiques, Fénelon à leur tête, ont vivement blâmé le récit de Théramène dans Phèdre. Théramène, disent-ils, se plaît trop à décrire les cornes menaçantes, les écailles jaunissantes et la croupe qui se recourbe. Il devrait dire simplement et d’une voix entrecoupée : — Hippolyte est mort, un monstre l’a fait périr ; je l’ai vu. — Il est aisé de répondre à ces critiques, et Voltaire l’a fait avec beaucoup de justesse. Il n’ose, il est vrai, défendre ni les cornes menaçantes, ni les écailles jaunissantes ; soit, et j’accorde que Racine ail oublié, dans ce récit, sa sobriété habituelle ; mais, d’une autre part, se borner à l’assertion laconique de Fénelon, c’eût été, en quelque sorte, désappointer le lecteur, qui, comme Thésée, demande des détails, c’est-à-dire l’amplification. Théramène dit précisément ce que Fénelon désire, et il le dit en moins de mots encore : « Hippolyte n’est plus. » Le père s’écrie ; Théramène ne reprend ses sens que pour dire : « J’ai vu des mortels périr le plus aimable. » Et il ajoute ce vers si nécessaire, si touchant, si désespérant pour Thésée :

Et j’ose dire encor, seigneur, le moins coupable.

La gradation est pleinement observée, les nuances se font sentir l’une après l’autre. Le père attendri demande « quel Dieu lui a ravi son fils, quelle foudre soudaine ?… » Et il n’a pas le courage d’achever ; il reste muet dans sa douleur, il attend ce récit fatal ; le public l’attend de même. Théramène doit répondre. On lui demande des détails ; il doit en donner… Quel est le spectateur qui voudrait ne les pas entendre, ne pas jouir du plaisir douloureux d’écouter les circonstances de la mort d’Hippolyte ?