Chapitre X.
du commencement
Un voyageur est debout, au centre d’un carrefour où viennent aboutir plusieurs chemins. Il ignore lequel prendre, il va de l’un à l’autre, craignant de choisir, au risque de s’égarer. D’où lui vient cette hésitation ? De ce qu’il n’a pas une idée précise du terme de sa route. Il ne saura d’où partir qu’il ne sache préalablement où arriver, et qu’il n’ait comparé, dans son esprit, les voies plus ou moins faciles, plus ou moins rapides qui le mèneront au but. C’est du dernier pas seulement qu’il peut conclure le premier.
La position de ce voyageur est souvent celle de l’orateur qui monte à la tribune, de l’écrivain qui prend la plume.
« C’est faute de plan, dit Buffon, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé et ne sait par où commencer à écrire. Il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées, et comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres, et il demeure dans la perplexité. »
Il est bien évident, au contraire, que, lorsqu’il aura profondément médité sur le dessein qu’il a conçu, sur le but auquel il tend, lorsqu’il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, lorsque, en un mot, il se sera fait un plan, cette perplexité cessera ; car la place du premier mot se trouvera déterminée sur ce plan comme celle des autres, et par celle des autres ; le début sera la conséquence de l’ensemble et de l’idée dominante. Aussi Antoine nous apprend, dans le de Oratore, que lorsqu’il compose un discours, la première partie est toujours la dernière qui l’occupe. Et l’on voit que, en le citant, Cicéron partage son avis41. Quintilien même, quoiqu’il n’approuve pas qu’on écrive l’exorde quand le discours est terminé, veut cependant que l’orateur ne s’en occupe qu’après avoir étudié soigneusement toutes les parties de la cause, nisi totis causæ partibus diligenter inspectis.
Bien savoir où l’on va, voir nettement ce que l’on veut : voilà donc le principe. Sources, qualités, règles du début : c’est de là que tout dépend. L’exorde repose, pour employer le mot de Cicéron, dans les entrailles de la cause. C’est à la méditation à l’en faire jaillir. Voyons quelles conséquences découlent de ce principe.
D’abord, le début de tout ouvrage doit être conforme à la nature de l’ouvrage.
« Il faut, dit encore Cicéron, que le début soit en rapport avec la matière,
comme le vestibule ou le portail avec l’édifice ou le temple. »
Sa forme même
se réglera sur celle du reste de l’œuvre, car le meilleur style de début est celui qui
est le plus en harmonie avec la couleur de l’écrit tout entier.
Dans un livre didactique, procédant par synthèse, où vous imposez votre savoir au
lecteur qui ne s’adresserait pas à vous, s’il n’avait foi à la science et au professeur,
il suffit de l’exposition simple, claire, précise de la matière ; une bonne définition
sera tout l’exorde : « La géométrie est une science qui a pour objet la mesure de
l’étendue. — La grammaire est la science des signes de la parole et des règles à
suivre pour les employer convenablement. — L’histoire naturelle, prise dans toute son
étendue, est une histoire immense ; elle
embrasse tous les objets que nous présente l’univers….. »
Buffon n’a
pas commencé autrement.
Mais en disant qu’il faut savoir où l’on va, j’ai ajouté qu’il faut bien voir ce que l’on veut. Si l’on parle, c’est qu’on veut se faire écouter ; si l’on écrit, c’est qu’on veut se faire lire. Il suit de là que, sans perdre de vue l’indication du sujet, on doit comprendre dans les éléments de l’exorde les dispositions à inspirer aux auditeurs ou aux lecteurs. Dans les questions variées, difficiles, que l’on ne peut résoudre sans une analyse parfois savante et compliquée ; dans les études sur les hommes ou les choses ; dans les longs récits, vrais ou fictifs ; dans l’éloquence qui conseille ou dissuade, loue ou blâme, accuse ou défend, il faut songer à eux autant qu’au sujet. Il ne suffit pas de bien fixer le point à établir, il faut se demander aussi comment on parviendra, dès le principe, à se faire lire ou écouter. A cet effet, trois qualités sont requises par Cicéron dans l’auditeur ou le lecteur : il doit être bienveillant, attentif, docile, benevolus, attentus, docilis.
Bienveillant : par égard, soit pour l’auteur, soit pour la matière, pour la moralité, les talents, la position de l’un, la grandeur, l’intérêt, la nouveauté de l’autre, il aura, avant tout, le désir et la volonté de lire ou d’écouter. Le mot sacramentel, Ami lecteur, qui commence toutes les préfaces de nos vieux écrivains, est l’expression naïve de ce besoin.
Attentif : il écoutera ou lira avec suite et intérêt, sans non-chalance, sans distraction.
Docile : il comprendra, il entrera sans effort, sans fatigue, dans l’esprit du sujet ou
de la cause. Docilis, en effet, signifie ici is qui
doceri potest. Et Cicéron l’interprète ainsi, quand il dit ailleurs :
Exordia sumantur trium rerum gratia, ut amice, ut attente, ut intelligenter
audiamus.
Ces trois mots expliquent le pourquoi de toutes les règles du début, de ses vertus, comme de ses défauts.
Horace et Boileau parlent du poëme épique :
Que le début soit simple et n’ait rien d’affecté.N’allez pas, dès d’abord, sur Pégase monté,Crier à vos lecteurs d’une voix de tonnerre :Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre…Oh ! que j’aime bien mieux cet auteur plein d’adresse,Qui, sans faire d’abord de si haute promesse,Me dit d’un ton aisé, doux, simple, harmonieux… etc.
Vous comprenez que cette modestie, cette douce et harmonieuse simplicité disposent notre esprit en faveur de l’auteur et de son œuvre ; nous devenons les amis de l’écrivain qui ne met pas tout en feu en arrivant,
Et pour donner beaucoup ne nous promet que peu.
Et sous l’influence de cette première impression, nous le suivons avec un plus vif intérêt, nous l’admirons davantage, lorsque, élevant le ton à mesure qu’il avance, il finit par prodiguer les miracles.
Avec cette modestie qui concilie la faveur, supposez, dans l’âme du poëte, la
conviction de la grandeur de son sujet ; alliez le sentiment de la magnificence des
faits à celui de l’impuissance du narrateur, et vous aurez la source de l’invocation
qui, dans la plupart des poëmes épiques, se combine avec l’exposition.
Il semble que, se défiant de ses forces, le poëte n’ose aborder sa matière. Il demande à
quelque divinité de raconter elle-même de si grandes choses : « Déesse, chante la
colère d’Achille… — Muse, dis-moi les erreurs d’Ulysse… »
Un témoignage d’en
haut doit confirmer ces merveilleux récits d’une vérité si invraisemblable :
… Venez à moi, de l’Olympe habitantes,Muses, vous savez tout, vous, déesses ; et nous,Mortels, ne savons rien qui ne vienne de vous.
L’exposition et l’invocation, puisées dans la nature, deviennent donc, à l’aide de l’art, des moyens d’assurer une bienveillance attentive au poëte si modeste, au sujet si intéressant.
N’est-ce pas encore pour éveiller l’attention, autant que pour gagner la bienveillance,
en prévenant la crainte d’une
narration infinie, qu’Horace
conseille au poëte de ne point faire remonter la guerre de Troie au double œuf de Léda,
ni le retour de Diomède à la mort de Méléagre, mais de se jeter dès l’abord au cœur même
de l’action ? Que lord Byron préfère commencer, comme il dit, par le commencement42, sa spirituelle critique ne s’adresse qu’à ceux qui
abusent du précepte. Et, de fait, on en a prodigieusement abusé, comme de toutes les
bonnes choses. Aujourd’hui surtout que l’on nous donne en mille romans la monnaie du
vieux poëme épique, comme en mille lithographies et en mille statuettes, celle de la
peinture et de la sculpture, le plus mince fabricant de nouvelles croirait déroger en
débutant tout bonnement comme les contes de fées : « Il était une fois un roi… ou
un bûcheron. »
Ouvrez le premier roman venu, vous êtes sûr d’y trouver, après
un titre plus ou moins prétentieux, quelque chose comme ceci : « Vers la fin du
mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal… »
ou, pour
varier : « Vers la fin du mois de septembre 1800, un étranger arriva devant le
palais des Tuileries… »
ou bien : « Assez, Caroline, voici la nuit ;
remettons à demain vos réflexions sur cette lecture… »
ou encore :
« Voyez ce brick ! il glisse bien timidement…, etc.43. »
Pourquoi user à satiété de
pareils moyens ? Cette simplicité modeste, la première qualité de l’exorde, s’accommode
mal de telles afféteries, surtout quand elles n’ont pas même le mérite de l’originalité.
Banalités pour banalités, je préfère deux débuts que je me permettrai d’indiquer à nos
romanciers, en souhaitant bien sincèrement à leurs ouvrages le mérite et le succès de
ceux dont j’extrais ces passages. Voici l’un : « Dans une bourgade de la Manche,
dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un
hidalgo… »
; et voici l’autre : « Blas de Santillane, mon père, après
avoir longtemps porté les armes, se
retira
dans la ville où il avait pris naissance. Il y épousa une petite bourgeoise, et je
vins au monde dix mois après leur mariage… »
Il est vrai que ces romans ne se
nomment ni Medianoche, ni le Chemin de traverse, ni
Coucaratcha, ni les Méandres, ni Sous
les tilleuls, ni Au jour le jour, etc., etc. Comparez à tout
cela les admirables expositions de certains romans de Walter Scott, et entre autres
celle d’Ivanhoe, le meilleur de tous. Il n’a pas toujours été aussi
heureux ; celle de Waverley, par exemple, est longue et pénible.
D’où vient la différence entre le début du drame et celui du poëme épique ? C’est que, dans le drame, le poëte ne parlant pas en son nom, mais faisant parler des personnages liés à une action, ne peut songer au spectateur, sans blesser toute vraisemblance. Si, d’un côté, les prologues et les parabases de l’ancienne comédie rentraient dans les exigences du début, de l’autre, ils étaient contraires à la nature de la poésie dramatique. Pour elle le seul but de l’exorde, qu’elle appelle exposition, est de faire comprendre le sujet ou de s’emparer vivement de l’imagination. Les sympathies et l’attention du public sont acquises à qui lui prouve immédiatement que d’un divertissement il ne va pas lui faire une fatigue :
Que dès les premiers vers l’action préparéeSans peine du sujet aplanisse l’entrée..Le sujet n’est jamais assez tôt expliqué…
Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il soit permis de venir, à la façon des prologues d’Euripide et de plusieurs de nos modernes dramaturges, décliner tout bonnement son nom au parterre, et lui raconter gauchement son histoire, sous forme de monologue. La savante netteté de Racine dans Bajazet et dans Iphigénie, le grandiose d’Eschyle dans le Prométhée et les Euménides, ou de Voltaire dans Brutus, le saisissant de Shakspeare dans Hamlet et Macbeth, de Molière dans Tartufe et le Misanthrope : voilà les sommités de l’exposition dramatique44.
Il en est de même, ce me semble, mais pour un autre motif, dans l’éloquence sacrée. Le ministre de Dieu, paraissant dans la chaire de vérité pour distribuer la manne céleste à des fidèles altérés de sa parole, comme le cerf des eaux vives, n’a pas besoin de réclamer une faveur dont il est assuré d’avance, car c’est à des frères qu’il s’adresse, ni de se concilier les esprits par la modeste simplicité du langage, car c’est un plus puissant que lui qui commande l’attention. Tout plein du Dieu qui parle par sa bouche, il peut, dès l’abord, entonner le chant du prophète :
Cieux, écoutez ma voix ; terre, prête l’oreille.
La chaire française se distingue par la magnificence de quelques exordes. Ceux de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre, de l’Oraison
funèbre de Turenne, du Sermon de Bourdaloue pour le jour de
Pâques, Surrexit, non est hie, sont d’admirables modèles. Quand
Massillon est appelé à faire l’éloge de Louis XIV, son esprit frappé de la misère de
toutes les grandeurs humaines, comparées à la grandeur de Dieu, trouve ce début
réellement sublime en face du cercueil de Louis le
Grand :« Dieu seul est grand, mes frères ! »
Malheureusement il ne se soutient pas à cette hauteur. Il en
est de son discours comme des deux pièces de Corneille, Attila et Othon, qui s’ouvrent par des expositions magnifiques auxquelles la suite
ne répond pas.
En parlant ainsi de l’exorde dans l’éloquence de la chaire, je suppose, bien entendu,
que l’orateur sacré s’adresse à des croyants. Dans le cas contraire, je lui
recommanderai, comme aux autres, tous les artifices oratoires. Saint Paul lui-même en
donne l’exemple. Il arrivait à Athènes. Les sophistes du peuple rhéteur par excellence
le conduisent devant l’aréopage, pour qu’il eût à s’expliquer sur sa doctrine.
« Athéniens, dit saint Paul, je vois en vous le plus religieux de tous les
peuples. En effet, en parcourant votre ville, j’ai rencontré un autel portant pour
inscription : Au Dieu inconnu. Eh bien, ce Dieu que vous adorez sans
le connaître, c’est lui que je vous annonce…, etc. »
Vous comprenez toute
l’adresse de cet exorde. Aux yeux de l’apôtre, la science humaine est aussi l’œuvre de
Dieu, il ne dédaigne pas de s’y conformer ; il se fait, à son insu, le disciple de
Cicéron. Voyez comme il rend l’auditeur bienveillant, par l’éloge qu’il lui donne dès
l’abord ; attentif, par la nouveauté de la forme, prise dans les lieux
externes, et dans une circonstance fortuite qui offre le piquant de l’anecdote ;
docile enfin et intelligent, par le parti qu’il tire de cette forme nouvelle pour amener
avec clarté et dignité l’exposition de sa doctrine.
Mais la majorité des prédicateurs ne se compose ni d’apôtres, ni de missionnaires, et
pour elle la bienveillance et l’attention sont acquises d’avance. Il ne s’agit donc plus
que de faire naître la docilité de l’auditeur, en prenant toujours ce
mot dans le sens latin, c’est-à-dire de lui donner l’intelligence de la matière. Pour y
parvenir, la plupart des sermonnaires n’ont guère fait consister l’exorde que dans la
proposition et la division, qui souvent en effet
en sont la suite et le développement. Toutes deux, négligeant l’auditeur, n’ont rapport
qu’au sujet ou à l’idée mère du discours. Cette idée est-elle simple, la proposition
l’expose. Est-elle complexe, ou renferme-t-elle, quoique simple, des preuves
ou arguments d’espèce diverse, la division la partage en plusieurs
points. Quel est, par exemple, l’exorde du sermon déjà cité de Massillon sur les Tentations des grands ? Une proposition : « Le démon tente
surtout les grands ; »
et une division : « Il les tente de trois
manières : par le plaisir, par l’adulation, par l’ambition. »
Ces deux formes
ou compléments d’exorde se rencontrent chez presque tous nos prédicateurs. Bourdaloue et
Massillon n’y manquent jamais. Bossuet en use beaucoup plus rarement. On dirait que son
puissant génie se sent mal à l’aise dans ces liens ; il préfère conduire l’auditeur au
but par l’enchaînement seul et la progression des idées et fondre tout son discours d’un
même jet. Fénelon va plus loin ; il blâme toute espèce de division. Tout en avouant avec
lui que, sans la division, l’orateur a quelque chose de plus spontané, de plus libre en
son allure, je reconnais aussi les avantages de cette forme. Elle soutient l’attention,
soulage la mémoire de l’auditeur, régularise la marche du discours, et oppose à ses
écarts une contrainte salutaire. Il ne s’agit que d’éviter les défauts. Que la division
soit complète, c’est-à-dire qu’il n’y manque aucun des membres qui
font réellement partie de l’idée, et d’un autre côté, que ceux-ci ne soient pas
multipliés au point de dissiper l’attention au lieu de la fixer, ou ne rentrent pas l’un
dans l’autre de façon à substituer une synonymie à une analyse ; qu’elle soit naturelle, c’est-à-dire que les membres se présentent avec aisance à
l’esprit, et ne soient jamais rapprochés forcément par les exigences d’une vaine et
puérile symétrie ; enfin, qu’elle soit bien graduée, c’est-à-dire que
le second membre enchérisse, autant que possible, sur le premier, le troisième sur le
second, et ainsi de suite45.
Cependant l’exorde par la proposition et la division
n’appartient pas exclusivement à la chaire. Vous la rencontrerez à la tribune et au
barreau. Cicéron donne l’exemple de la proposition dans la Milonienne,
où il fixe bien nettement l’état de la question. Il ne dédaigne pas la division dans les
discours pour Archias, pour Murena, pour la loi Manilia.
« Je prouverai, dit-il dans ce dernier : 1° que la guerre est nécessaire ; 2°
qu’elle est dangereuse et difficile ; 3° que Pompée seul peut la terminer
heureusement. »
Et dans le Pro Murena : « Il me
semble que toute l’accusation se réduit à trois chefs : par le premier on attaque
Murena dans ses mœurs ; par le second, dans sa candidature ; par le troisième, on
l’accuse de brigues46. »
Au reste, toutes les formes de l’exorde rentrent dans l’éloquence du barreau et de la tribune ; c’est là surtout qu’il est un point capital. Car, comme je l’ai dit, si le publie vient en quelque sorte de lui-même au-devant de l’écrivain et du prêtre, l’orateur politique et l’avocat ne peuvent dominer leur auditoire qu’en commençant par se soumettre à lui. Aussi, dans leur bouche, plus qu’ailleurs encore, le genre de l’exorde, son existence même, doivent être déterminés autant par les dispositions de l’auditeur que par la nature du sujet.
Le sujet est-il insignifiant et de mince valeur ; s’agit-il de délibérer sur un chemin vicinal ou de plaider pour un mur mitoyen ; ou, au contraire, la cause est-elle évidemment et de l’aveu de tous, juste et honnête, grande et intéressante, l’auditeur bien disposé et impatient de voir aborder la question ; dans l’un et l’autre cas, Cicéron supprime l’exorde. D’une part, il serait aussi déplacé qu’un portail devant une chaumière ; de l’autre, il deviendrait un hors-d’œuvre inutile. Mieux vaut alors arriver immédiatement au fait, comme Démosthène dans la plupart des Philippiques.
Il en est de même encore lorsqu’une énergique sympathie électrise à la fois le publie et l’orateur. Que celui-ci, comme vaincu par la passion commune, se jette alors, du premier bond, au cœur même de l’action, il y entraînera tout l’auditoire. A proprement parler, cette espèce d’exorde, qu’on nomme ex abrupto, n’est encore qu’une absence d’exorde, forme rare d’ailleurs, et qui doit être amenée par quelque circonstance grave, inattendue, et plus souvent extérieure. C’est lorsque, en dépit de la conscience de son crime et de l’indignation générale soulevée contre son infamie, Catilina a l’impudeur de se présenter au sénat et d’y prendre sa place ordinaire, que Cicéron fulmine contre lui son ex abrupte classique : Quousque tandem abutere patientia nostra… Il n’est que l’expression du sentiment éveillé dans tous les cœurs par l’audace du coupable. Voyez, au contraire, dans Ovide, Ajax s’emporter brutalement, dès le premier vers, et contre les Grecs, et contre Ulysse ; sa colère, sans écho dans l’assemblée, n’émeut personne, l’ex abrupto est déplacé. Mais à cette aveugle brusquerie opposez l’insinuant artifice d’Ulysse, et vous admirerez, dans l’un et l’autre plaidoyer, le poëte attentif à donner à ses héros le langage de leur caractère et de leurs passions47.
Ainsi, dans les causes insignifiantes, dans les sujets connus et appréciés de tous, dans les vives sympathies de l’orateur et de l’auditoire, point d’exorde proprement dit.
Mais que les esprits soient aliénés, distraits, prévenus, qu’ils n’aient la conscience ni de l’importance de la cause, ni de son véritable nœud, alors l’exorde est indispensable. J’en indiquerai avec les rhéteurs cinq sources différentes : l’orateur le tire ou de lui-même et de son client, ou des adversaires, ou des juges, ou de la cause, ou enfin de quelque circonstance extérieure qu’il rattache à la cause.
L’orateur, parlant de lui-même ou de son client, se concilie la faveur et l’attention, tantôt par une modestie véritable on feinte : voir les premiers mots de l’Oraison pour Archias, et la caricature du genre dans bon nombre de discours de réception à l’Académie ; tantôt par l’assurance et une noble fermeté, comme dans le début de la deuxième Philippique de Cicéron, celle que Juvénal appelle la divine, conspicuœ divina Philippica famæ ; ailleurs par la défiance de soi-même unie à la confiance en sa cause : l’exorde du Pro corona de Démosthène en est un exemple ; enfin par l’emploi de l’insinuation, lorsque la position délicate de l’orateur exige des explications, quand ses antécédents, ses principes, les idées admises, les préjugés universels ou nationaux sont ou paraissent en opposition avec ce qu’il soutient. Si l’on veut comprendre la nature de l’insinuation, qu’on relise la scène entre Narcisse et Néron, au quatrième acte de Britannicus, et, en fait d’exorde, celui du second discours de Cicéron contre Rullus. L’habileté infinie de l’orateur, en cette rencontre, avait frappé le vieux Pline, qui d’un seul mot en fait sentir toute la valeur : Te dicente, s’écrie-t-il, legem agrariam, hoc est alimenta sua, abdicaverunt tribus.
Dans l’antiquité on s’emportait vivement contre son adversaire, au barreau comme à la
tribune, et les invectives commençaient parfois avec l’exorde ; les Catilinaires de
Cicéron viennent de le prouver. Lui-même, dans les livres de Rhétorique, conseille d’attirer sur la partie adverse, politique ou civile,
l’envie, la haine, le mépris, en exposant tout ce que sa vie peut présenter d’odieux et
d’infâme. « Et il ne suffit pas de le dire, ajoute Quintilien, il faut savoir
l’exagérer. »
Je crains bien qu’ici l’un et l’autre n’exagèrent à leur tour.
J’en appelle encore d’eux à eux-mêmes. Cicéron dit à l’avocat, dans le De
Oratore : « Si vous poursuivez trop vivement une question, ayez l’air
d’agir à regret et par devoir ; que tout annonce en vous une humeur facile et
généreuse, de la piété, de la douleur, de la reconnaissance, jamais d’aigreur et
d’acharnement. »
Et Quintilien blâme
l’orateur Cassius Severus d’avoir commencé son plaidoyer contre Asprenas par cette
phrase odieuse : « Dii boni ! vivo, et quod me vivere juvet, Asprenatem ireum video !… Grands Dieux ! je vis, et je me réjouis de vivre,
puisque je vois Asprenas accusé ! »
Je ne demanderai certes pas à l’accusateur de Verrès d’émousser le tranchant de sa parole, et ce n’est point avec une colère digne et contenue que Louvet écrasera Robespierre. Il est des temps, où à travers l’ouragan des passions déchaînées il n’y a plus que le canon et le tonnerre qui puissent se faire entendre. Mais en général, et surtout dans les affaires civiles, je proscrirai cette éloquence canine, comme l’appelait Appius, qui aboie et qui mord, je recommanderai la modération dans l’exorde tiré de la personne de l’adversaire, et ce système, en dépit de quelques exemples modernes que l’on pourrait citer, est beaucoup plus dans notre civilisation et dans nos mœurs que les emportements des avocats de l’antiquité.
Nous n’avons pas non plus à imiter les anciens dans leur conduite à l’égard des juges. Nous ne sommes plus au temps où les couleurs de deuil, la barbe longue et le désordre des vêtements étaient la tenue obligée des accusés. Invoquer aujourd’hui la justice ou la pitié des juges, c’est presque leur faire injure. Je n’en dirai pas autant du jury. Si l’on songe aux éléments dont parfois il se compose, on ne trouvera pas inopportun en bien des occasions de rappeler aux jurés leur haute mission, de stimuler soit leur sensibilité, car ils sont hommes, soit leur sévérité, car ils sont juges. Point de flatterie d’ailleurs, si ce n’est fine et convenable ; recourez à la crainte de l’opinion, appuyez ou combattez les préjugés, etc. Une des lumières du barreau de Paris, Me Chaix-d’Estange, défendait à Bruxelles un jeune homme de la haute société, accusé d’homicide. Son exorde eut naturellement pour objet sa position d’avocat étranger devant un jury étranger, et il le traita avec une adresse si savante que, avant d’avoir abordé les faits, il s’était déjà concilié la faveur universelle.
Enfin l’on conçoit que l’un des meilleurs exordes est celui qu’on puise dans la cause elle-même, dans son équité, son importance spéciale ou générale, sa nouveauté, etc. Il rentre, ainsi que l’exorde tiré des lieux externes ou circonstances en dehors de la cause, dans ceux dont nous avons déjà traité.
Des qualités de l’exorde vous conclurez ses défauts. Trop énergique, trop saisissant, ou encore trop brillant et trop étudié, soit de pensée, soit de style, l’exorde déroute le lecteur ou l’auditeur. Celui-ci sortant à peine de la vie réelle ne peut être, dès l’abord, affecté comme l’écrivain dont l’âme s’est échauffée peu à peu au feu de ses méditations. Après un tel exorde qui promet généralement plus que l’œuvre ne donnera, celle-ci devient froide et décevante. Tiendrait-on même tout ce qu’on a promis, on court risque d’éclipser d’avance ce qui va suivre, et l’on pèche contre la loi de la progression.
Les anciens appellent vulgaire l’exorde qui peut appartenir à plusieurs sujets ; commun ou commuable, celui dont l’adversaire peut faire usage ou qu’il peut même, à l’aide de légers changements, retourner contre nous ; étranger ou emprunté, non-seulement celui qui ne convient pas au sujet, mais surtout celui qui semble amener une conséquence tout opposée à celle qu’on a en vue : tel cet exorde d’Isocrate dont Longin fait si justement la critique dans son Traité du sublime. Sans être aussi déplacé, le début ne serait-il que disparate, il serait déjà blâmable, car il abuse le lecteur sur le caractère général, sur l’allure réelle de l’écrit qu’il va lire. Plusieurs de nos romanciers modernes sont tombés dans cette faute.
Sans perdre le temps à les feuilleter, que le professeur relise à ses élèves les discours de Petit-Jean et de l’Intimé dans cette charmante parodie que Racine a intitulée les Plaideurs. Tous les vices des mauvais exordes y sont exposés sous le jour à la fois le plus comique et le plus vrai.