Chapitre VI.
des mœurs
Je ne dois pas quitter le titre de l’invention, sans parler des passions et des mœurs. Les observations à cet égard ayant pour objet la nature et l’homme dans un temps, un lieu et des circonstances données, il est évident qu’elles peuvent féconder ces deux principaux éléments du travail de l’écrivain, l’aider ainsi à inventer. Il s’agit d’abord de bien fixer le sens que j’attache à ces mots.
Les anciens rhéteurs entendaient par mœurs les qualités et les moyens à l’aide desquels l’orateur parvient à se concilier la faveur, l’estime, l’affection de ses auditeurs. Quintilien nomme quatre qualités principales que dans ce but l’orateur doit posséder ou feindre : la probité, la bienveillance, la modestie, la prudence.
Par passions ils comprenaient les qualités et les moyens à l’aide desquels l’orateur parvient à exciter dans l’âme de ses auditeurs un mouvement vif et irrésistible, qui l’emporte vers un objet ou qui l’en détourne. Ainsi ils donnent des règles pour allumer ou éteindre la joie ou la douleur, l’admiration ou le mépris, la crainte ou l’espérance, l’honneur ou la honte, la pitié ou la terreur, en un mot, l’amour ou la haine.
Sans doute, l’importance de ces préceptes est incontestable, et l’on ne s’étonnera pas que les mœurs et les passions, l’ithos et le pathos, occupent une si grande place dans les écrits des anciens, et qu’Aristote, par exemple, y ait consacré presque tout le second livre de sa Rhétorique ; mais nous aurions tort aujourd’hui de placer dans l’ invention les passions et les mœurs, si nous les prenions dans l’acception antique.
Pour les anciens, avons-nous dit, la rhétorique est l’art de persuader des auditeurs ou des juges. Il s’agit donc d’apprendre d’abord à les convaincre par des arguments. La science des arguments devient le premier paragraphe du titre Invention. La rhétorique commence par un traité de logique. A défaut d’arguments, ou pour ajouter à leur énergie, l’orateur doit employer l’autorité du caractère, se concilier les auditeurs par ses mœurs réelles ou oratoires, c’est-à-dire par les qualités qu’il possède effectivement ou que son langage peut faire supposer en lui. Enfin, si tout cela est inutile ou insuffisant, il faut entraîner en excitant les passions. La marche des anciens était conforme à la nature et à la raison.
Notre but n’étant pas le même, notre plan a dû se modifier. C’est pour cela d’abord que nous ne parlerons pas ici des arguments. La logique formelle, à laquelle ils appartiennent, ne fait point partie de l’invention. Non-seulement elle ne donne pas plus d’idées que la rhétorique, mais elle n’indique pas même, comme elle, des sources d’idées. Elle apprend seulement à lier les idées entre elles, et à les revêtir des formes irrésistibles du raisonnement, pour les faire pénétrer dans les esprits. Ses développements appartiennent plutôt à la disposition. La vertu, les mœurs, ne donnent guère plus d’idées que la logique ; mais, par elles, après avoir distingué le bien du mal, pour adopter l’un et rejeter l’autre, nous ajoutons à nos idées cette autorité et ce charme qui naissent de l’alliance de la moralité et du talent, et dont nous avons parlé à propos du choix du sujet. La passion, elle, donne des idées ; et si la rhétorique, comme nous ne le nions pas, ne donne point la passion, elle enseigne, en recommandant l’observation, à reproduire ses actes et à imiter son langage. Il n’est donc pas inopportun, tout en abandonnant à la logique les arguments, de conserver à la rhétorique le chapitre des passions et même celui des mœurs, mais dans un autre sens que l’antiquité, et en tant qu’elles contribuent à l’invention.
Nous avons dit que l’invention dépend surtout de l’observation et de la méditation qui la féconde. Or, deux sujets immenses par leur étendue et leur variété s’offrent sans cesse à l’écrivain, l’homme et la nature, l’un et l’autre éternellement les mêmes considérés sous une de leurs faces, éternellement inconstants sous l’autre, séparés en mille rencontres et se touchant par mille points. Ce sont eux dont il faut observer et méditer les mœurs, les passions, la couleur locale.
Si vous étudiez la nature, vous remarquerez partout deux caractères essentiels, double élément de la beauté : l’un, c’est la variété dans l’unité, l’autre, la convenance des moyens avec la fin et des parties entre elles. Ce sont là, si je l’ose dire, les mœurs de la nature. Le résultat de vos observations à cet égard sera un vif désir de connaître et un profond sentiment d’admiration, qui ne peuvent manquer d’agrandir et de multiplier vos idées. Puis, par intervalles, surgiront des phénomènes irréguliers, au moins en apparence, qui vous pénétreront d’amour ou d’effroi : ici des vallées de Tempé ou de Campan, des îles Borromées, des oasis au milieu des sables : là des volcans, des avalanches, des cataractes, les tempêtes des flots et les tremblements de la terre. M’est-il permis d’appeler tout cela les passions de la nature ? Enfin, à ces deux grands caractères généraux, éthique et pathétique, encore une fois qu’on me passe ces mots, viendra se joindre la prodigieuse diversité des climats et des produits, qui donnera à chaque coin de terre, à chaque subdivision des eaux, aux animaux, aux plantes, selon les lieux et les saisons différentes, aux métaux même et aux minéraux façonnés par la main de la nature ou de l’homme, une physionomie sui generis, une couleur locale, féconde en idées neuves pour celui qui observe longtemps avant de prendre la plume.
Il en est ainsi de l’homme. Mais, pour inventer, quand il s’agit des mœurs ou des
passions humaines, l’écrivain doit d’abord s’observer lui-même et bien examiner ce qu’il
a été et ce qu’il a fait, ce qu’il pourrait être ou faire dans telle ou
telle hypothèse dounée. « C’est moi que j’étudie, disait
Fontenelle, quand je veux connaître les autres. »
Car c’est en nous surtout
qu’il nous est pleinement loisible d’apprécier et de suivre la nature ; chez les autres,
elle s’enveloppe souvent d’un voile que leur volonté jette autour d’elle, et dont il ne
nous est pas toujours donné de la dégager.
Cependant, bien que chaque individu ait en lui quelque chose de typique, et soit, comme on l’a dit, un microcosme, il n’est pas seul au monde, et, tout en s’étudiant soi-même, il ne doit point perdre de vue les autres, dans les diverses modifications que peuvent leur faire subir le climat, l’âge, le sexe, le tempérament, le pays, le siècle, la religion, les institutions politiques et sociales, les relations de famille, l’éducation, les occupations enfin, et les habitudes journalières.
Quelques remarques donc sur les divers éléments que je viens d’énumérer comme modifiant le caractère général de l’humanité. Les deux plus puissants sont l’âge et le sexe.
Aristote, Horace, Scaliger, Vida, la Fresnaie-Vauquelin, Regnier, Boileau, toutes les poétiques et les rhétoriques ont présenté une image plus ou moins fidèle des modifications successives que l’âge apporte à nos mœurs :
Ætatis cujusque uotandi sunt tibi mores.
Il est à peu près inutile de s’y arrêter. Qu’on relise les vers où Regnier et Boileau ont imité Horace.
« Le temps, dit Boileau,Le temps, qui change tout, change aussi nos humeurs,Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs.Un jeune homme, toujours bouillant dans ses caprices,Est prompt à recevoir l’impression des vices ;Est vain dans ses discours, volage en ses désirs,Rétif à la censure, et fou dans les plaisirs.L’âge viril plus mûr inspire un air plus sage,Se pousse auprès des grands, s’intrigue, se ménage ;Contre les coups du sort songe à se maintenir,Et loin dans le présent regarde l’avenir.La vieillesse chagrine incessamment amasse,Garde, non pas pour soi, les trésors qu’elle entasse ;Marche en tous ses desseins d’un pas lent et glacé,Toujours plaint le présent et vante le passé ;Inhabile aux plaisirs dont la jeunesse abuse,Blâme en eux les douceurs que l’âge lui refuse.Ne faites point parler vos acteurs au hasard,Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard. »
Les théoriciens ne se sont pas aussi généralement arrêtés sur l’influence du sexe. Le sujet était moins saisissable de première vue, les nuances plus délicates, et puis les mœurs des anciens ne leur permettaient pas de l’analyser aussi complétement, et les modernes mettent presque toujours leurs pas dans les vestiges des anciens. Marmontel a exposé avec une assez grande justesse les distinctions morales entre les deux sexes.
« La différence la plus marquée dans les mœurs sociales, dit-il, est celle qui distingue les caractères des deux sexes. Elle tient d’un côté à la nature, de l’autre à l’institution. Ce qui dérive de la faiblesse et de l’irritabilité des organes : la finesse de perception, la délicatesse de sentiment, la mobilité des idées, la docilité de l’imagination, les caprices de la volonté, la crédulité superstitieuse, les craintes vaines, les fantaisies et tous les vices des enfants ; ce qui dérive du besoin naturel d’apprivoiser un être sauvage, fier et fort, par lequel on est dominé : la modestie, la candeur, la simple et timide innocence, ou, à leur place, la dissimulation, l’adresse, l’artifice, la souplesse, la complaisance, tous les raffinements de l’art de séduire et d’intéresser ; enfin, ce qui dérive d’un état de dépendance et de contrainte, quand la passion se révolte et rompt les liens qui l’enchaînent : la violence, l’emportement, et l’audace du désespoir : voilà le fond des mœurs du côté du sexe le plus faible, et par là le plus susceptible de mouvements passionnés.
« Du côté de l’homme, un fond de rudesse, d’âpreté, de férocité même, vices naturels de la force ; plus de courage habituel, plus d’égalité, de constance ; les premiers mouvements de la franchise et de la droiture, parce que, se sentant plus libre, il est moins craintif et moins dissimulé ; un orgueil plus allier, plus impérieux, plus ouvertement despotique, mais un amour-propre moins attentif et moins adroit à ménager ses avantages ; un plus grand nombre de passions, et chacune moins violente, parce que, moins captive et moins contrariée, elle n’a point, comme dans les femmes, le ressort que donne la contrainte aux passions qu’elle retient : voilà le fond des mœurs du sexe le plus fort. »
La plupart de ces remarques sont d’une vérité▶ évidente. Mais si l’on admet ces théories générales sur les mœurs d’après le sexe, on verra que les plus grands écrivains eux-mêmes ont souvent donné l’exception pour la règle. Pour ne parler que des femmes, voyez ces femmes toutes viriles de Corneille, que Balzac appelait d’ adorables furies, et dans Racine, ces la Vallière égarées à la cour du roi de Pont et des empereurs de Rome ; parcourez ensuite les femmes idéales et vaporeuses du drame allemand ou anglais ; passez aux romanciers, depuis Richardson, peintre si souvent fidèle, et qu’en dépit de la fastidieuse minutie de ses détails d’intérieur, on a eu tort de condamner à un complet oubli, jusqu’aux belles et chastes figures de Walter Scott, jusqu’aux portraits si chaudement et si spirituellement faux de la plupart des romanciers français de notre âge. Dans cette innombrable multitude de types gracieux, terribles, délirants, résignés, célestes et infernaux, quel écrivain nous montre la femme tout entière, comme Homère, par exemple, a montré l’homme tout entier, jeune dans Achille, mûr dans Ulysse, vieux dans Nestor, fils dans Télémaque, père dans Priam ? Homère lui-même n’a pas voulu aborder la femme ; Andromaque et Pénélope ne sont que l’épouse. Les anciens ne pouvaient guère aller plus loin. Les modernes ont mieux réussi, assurément ; le christianisme, qui assigne à la femme son véritable rang, les a mieux éclairés sur sa nature, et c’est chez eux qu’on la retrouverait tout entière, si l’on recueillait çà et là les traits les plus exquis et les plus énergiques de leurs écrits, de ceux surtout où le peintre et le modèle appartiennent au même sexe.
Si vous voulez agir sur un homme par la parole ou le représenter aux autres, il ne sera pas non plus inutile de joindre aux données précédentes celle du tempérament, de la constitution physique. Adressons-nous ici à la physiologie. Les physiologistes distinguent quatre espèces de tempéraments, rarement absolues et exclusives l’une de l’autre dans le même individu, mais s’alliant en général à divers degrés et d’après certaines lois : le tempérament lymphatique, le sanguin, le bilieux et le nerveux. Le premier est marqué par la faiblesse et la lenteur de la circulation. Les fonctions vitales y ont moins d’animation, ou du moins leur animation est momentanée. Le cerveau, organe manifeste de l’intelligence, participe à cette habitude générale du système, et tous les actes intellectuels s’exécutent sous la même influence. Le second suppose, au contraire, l’activité de la circulation ; les personnes qui en sont douées sont vives et ardentes, le cerveau doit partager cette ardeur et cette vivacité. Dans le bilieux et le nerveux, toutes les fonctions s’exécutent avec une énergie ici plus capricieuse et plus irritable, là plus rude et plus obstinée, et les fonctions de l’intelligence ont dans l’un et l’autre une vigueur proportionnée. On comprend que, pour exercer sur un individu l’influence de la parole, ou le mettre convenablement en scène, le langage qu’on lui adresse ou qu’on lui prête doit subir certaines modifications sous le point de vue du tempérament. Et ceci est tout à la fois un des mille arguments en faveur de l’utilité littéraire des sciences, de celles même qui paraissent le plus étrangères à l’art du style proprement dit.
Une des causes déterminantes du tempérament en général, c’est le climat.
« Quel est celui de vous, disait M. Cousin aux auditeurs de son Cours d’histoire de la philosophie, quel est celui de vous qui pense que les
lieux, la terre qu’il habite, l’air qu’il respire, les montagnes ou les fleuves qui
l’avoisinent, le climat, le chaud, le froid, toutes les impressions qui en résultent,
en un mot, que le monde extérieur lui est indifférent et n’exerce sur lui aucune
influence ?… Pensez-vous, quelqu’un a-t-il jamais pensé que l’homme des montagnes ait
et puisse avoir les mêmes habitudes, le même caractère, les mêmes idées, que l’homme
de la plaine, que le riverain, que
l’insulaire ? Croyez-vous, par exemple, que l’homme que consument les feux de
la zone torride ait les mêmes passions, les mêmes mœurs, et par conséquent le même
langage que celui qui habite les déserts glacés de la Sibérie ? Eh bien, ce qui est
vrai des deux extrémités, de la zone glacée et de la torride, doit l’être également
des lieux intermédiaires et de toutes les latitudes. Jusqu’ici la raison a l’avantage
de s’accorder avec le préjugé, et c’est beaucoup pour elle. Oui, messieurs, donnez-moi
la carte d’un pays, sa configuration, son climat, ses eaux, ses vents, et toute sa
géographie physique ; donnez-moi ses productions naturelles, sa flore, sa zoologie,
etc., et je me charge de vous dire a priori quel sera l’homme de ce
pays, non pas accidentellement, mais nécessairement, non pas à telle époque, mais dans
toutes. »
Tout en approuvant les idées de M. Cousin, j’y aurais désiré cependant quelques modifications. En effet, quand vous étudierez les mœurs de l’homme sous le rapport du climat, vous remarquerez que son influence opère plus sur l’homme inculte que sur l’homme civilisé, sur l’homme physique que sur l’homme moral, sur le vieillard que sur le jeune homme. Marmontel différencie aussi avec assez de bonheur les résultats du climat sur les mœurs humaines. Ce qu’il dit à ce sujet est généralement vrai, exceptis excipiendis, bien entendu, et plutôt aussi, me semble-t-il, dans le passé que dans le présent. La multiplicité des communications, la facilité des modes d’échange matériels et intellectuels altèrent par une action lente, mais continue, les effets du climat. Chaque jour la civilisation étend ses conquêtes sur la nature. Les chemins de fer sont destinés à opérer plus d’une révolution dans la rhétorique, comme dans tout le reste.
Quoi qu’il en soit, l’étude de l’homme, considéré géographiquement, en quelque sorte, sous le rapport du climat, des races, des localités, contribue à l’invention14. Voyez quel caractère d’originalité elle a donné à l’histoire, sous la plume de Montesquieu, de Niebuhr, de Thierry ; et si parfois l’imagination a entraîné l’un ou l’autre de ces écrivains au delà de la ◀vérité▶ historique, l’excès ou le défaut dans l’application n’altère point la valeur du précepte que Boileau a formulé dans l’art poétique :
Des siècles, des pays étudiez les mœurs,Les climats font souvent les diverses humeurs.
L’action de la religion et de la constitution politique rentre évidemment dans le titre Pays et siècle. En s’alliant aux influences des temps et des lieux, elle les modifie singulièrement. Le Français, par exemple, que vous voulez persuader ou représenter, conserve bien toujours quelque chose de ce caractère français qui a traversé tous les âges depuis Hugues Capet jusqu’à Louis-Napoléon ; mais il est bien évident en même temps qu’il obéit à d’autres influences. Calvin le Picard ressemble plus à Jérôme de Prague, et le due de Richelieu à Buckingham, qu’un huguenot farouche et républicain du xvie siècle au grand seigneur esprit fort et libertin de la cour de Louis XV.
Il faut tenir compte, sous ce rapport, des moindres accidents ; et ici les arts du dessin viennent, comme tout à l’heure la physiologie, en aide à la rhétorique. Quelles théories, quelle collection de faits et d’observations pourraient être plus utiles à l’écrivain que les réflexions solitaires de quelques heures passées, je suppose, dans le musée de Versailles ? Les pensées que fait naître cette infinie variété de physionomies, de costumes, de poses, ne sont-elles pas plus fertiles en instruction réelle que tous les livres et toutes les leçons possibles ? Voici, par exemple, une série de portraits, tous français, il y a plus, tous appartenant à la même famille, aux Montmorency. Eh bien, suivez toutes ces figures, depuis ce guerrier à barbe blanche et tout bardé de fer, jusqu’au gentleman relevant par sa distinction native le frac noir et bourgeois de notre âge. Arrêtez-vous tour à tour sur la grâce artistique et chevaleresque du contemporain de François Ier, sur l’ampleur grave et quelque peu emphatique du costume de Louis XIV, sur les oripeaux et l’élégant débraillé du siècle suivant. La contemplation intelligente de ces portraits présentera toute une étude de mœurs ; elle aura, pour les siècles passés, le mérite des voyages quand il s’agit des contemporains, et sera souvent plus féconde en révélations et en idées que toutes les lectures. Une seule visite aux salles des Antiques du Louvre fait mieux connaître les mœurs grecques et romaines que le dépouillement de vingt in-folio.
Ce ne sont pas, en effet, les livres sur les variétés caractéristiques des siècles et des nations qui nous manquent ; mais parfois l’esprit de flatterie, celui de dénigrement, les préjugés en un sens quelconque ont guidé les auteurs, ou bien ils ont tracé des portraits de fantaisie. Je doute qu’un Carthaginois ou un Germain, peint d’après Tite-Live ou Tacite, fût ressemblant. Dans tous les cas, il est rare que les écrivains suffisent pour pénétrer bien avant dans l’intimité, en quelque sorte, d’un peuple.
Une méthode préférable, à mon gré, serait d’étudier, pour chaque nation, non pas seulement les écrivains qui ont prétendu la peindre ex professo, mais aussi celui qui, instinctivement, a le mieux personnifié en lui ses concitoyens, et dont les œuvres, comme un miroir, les reflètent le plus complétement ; de chercher, par exemple, parmi les écrivains grecs, romains, français, anglais celui qui est le plus réellement et le plus complétement anglais, français, romain ou grec. En se pénétrant bien de l’esprit de ce type national, on comprendra et on expliquera mieux ses compatriotes.
Un exemple seulement pour montrer que d’idées et quelle variété d’idées et par là même
d’expressions fait naître l’observation approfondie du caractère d’un peuple, modifié
par
l’opinion dominante, religieuse ou politique, de l’époque.
A la veille d’une bataille, Marlborough comme Napoléon, Napoléon comme Souvarow, n’ont
qu’une pensée à exprimer à leurs soldats : « Combattez en braves ; triomphez, si
vous pouvez ; mourez, s’il le faut. »
Voilà le programme solennel, la matière
uniforme des trois ordres du jour. Mais les trois orateurs, par là même qu’ils étaient
de grands capitaines, étaient de profonds rhétoriciens ; le génie, auquel ils devaient
le secret du commandement et de la victoire, leur donnait aussi celui du langage qui
convient et qui persuade. Et c’est parce que l’esprit de leur nation se résumait en eux,
élevé, pour ainsi dire, à sa plus haute puissance, que l’un développait le sujet donné
par les intérêts matériels et le souvenir de la vieille Angleterre, l’autre par
l’amour-propre et l’honneur, le dernier par la religion et l’invocation à saint Nicolas.
Et le langage, pour le même motif, était ici précis et palpable ; là, énergique et
animé ; plus loin, trivial et pittoresque.
J’ai dit qu’Homère avait peint, dans l’Odyssée et l’Iliade, le père, le fils, l’épouse. L’étude des diverses relations naturelles ou sociales contribue puissamment à l’invention. Au xviiie siècle, le théâtre s’essaya à représenter ainsi, au lieu des passions, les rapports de famille ou de société. Le Père de famille, le Fils naturel de Diderot, beaucoup d’autres drames de cette époque, appartiennent à cet ordre d’idées qui n’était pas à dédaigner. De nos jours on a voulu y rentrer, dans plusieurs pièces, par exemple, du théâtre de Victor Hugo. Mais il y a presque toujours entre nous et nos prédécesseurs cette différence qui n’est pas à notre avantage : c’est qu’ils ne s’occupaient que des généralités, tandis que nous avons le tort de ne peindre d’ordinaire que les exceptions, exceptions le plus souvent monstrueuses, sans but moral, sans utilité pour l’exemple, sans profit pour la littérature. Cette remarque s’applique également à plusieurs des paragraphes de ce chapitre.
On comprend que l’éducation, le milieu dans lequel on se meut, les travaux et les habitudes journalières sont autant d’éléments qui modifient à l’infini les mœurs, les pensées, les expressions de chaque individu ; qu’ainsi l’orateur qui s’adresse aux hommes, aussi bien que l’historien, le romancier, le dramatiste, qui les mettent en scène, doivent étudier consciencieusement ces modifications qui leur viendront en aide pour l’invention, et ne jamais les perdre de vue, s’ils veulent conserver à leur pensée et à leur style deux mérites éminents, la ◀vérité▶ et la variété.
Ajoutez à l’observation de l’homme et de ses impressions physiques et morales celle de la nature qui l’environne, du ciel, du sol, des plantes, des édifices, des costumes, des meubles, des ustensiles, des idiotismes et formes de langage usités à telle époque et dans telle condition, transportez les résultats de ces observations dans vos écrits et dans vos paroles, et vous obtiendrez ce qu’on appelle la couleur locale. Ce mérite, négligé pendant plusieurs périodes littéraires, ne doit plus l’être une fois les connaissances assez généralement répandues pour que tous le comprennent et l’exigent. Racine, qui a si admirablement, j’ai presque dit si audacieusement, conservé la couleur locale dans l’Athalie, par exemple, parce que la pensée et le langage bibliques étaient familiers à son parterre, n’a pas osé agir de même avec l’antiquité grecque. Et certes, il ne péchait point par ignorance ; nul ne l’avait aussi longtemps et aussi profondément étudiée ; mais il sentait que ses contemporains ne l’eussent pas comprise comme lui.
Deux écueils sont d’ailleurs à éviter dans la couleur locale. L’un est de donner par elle au style cette forme plastique, sculpturale, tout extérieure, qu’on peut reprocher à Walter Scott lui-même, souvent plus peintre que poëte. N’oublions pas que la partie intime de l’homme doit toujours avoir le pas, dans la pensée des écrivains, sur son revêtement extérieur ; l’âme et l’esprit doivent les occuper plus que le corps.
Le second défaut est de supposer que tout est dit quand on a fixé l’attention sur certaines spécialités extérieures de l’individu. Plusieurs de nos écrivains ont porté cette manière à l’abus le plus intolérable. Ils se sont imaginé que quand un homme a parlé de son pourpoint tailladé et de sa bonne dague de Tolède, le xvie siècle est épuisé ; que Henri IV ou Louis XI sont connus à fond, quand l’un a juré ventre-saint-gris, et que l’autre a baisé les saints en plomb de son chapeau. De même que l’on a dit de certaines gens qu’ils sont plus catholiques que le pape et plus royalistes que le roi, il y a des écrivains qui, entraînés par ce désir outré de courir après des particularités presque toujours matérielles, se montrent plus Espagnols ou plus Romains que les Romains et les Espagnols eux-mêmes.
Evitons ces excès ridicules. N’oublions pas, comme je l’ai dit ailleurs15, qu’au fond de toutes les spécialités locales ou temporaires repose toujours l’humanité identique et universelle ; qu’avant d’être l’homme de telle période et de telle latitude, on est l’homme ; qu’exprimer ces caractères génériques, ces passions, ces mœurs, aussi vieilles que le monde, ces ◀vérités non moins anciennes, qui forment le fond commun de l’humanité, est la condition essentielle de tout écrit digne d’être lu ; que plus un écrivain conserve de points de contact avec l’humanité en général, plus il obéit à sa nature ; que plus il pénètre avec profondeur et sagacité dans le domaine de tous, plus il est fidèle à sa mission.
Remarquez enfin que l’orateur ou l’écrivain ne doit pas seulement apprécier les mœurs dans leurs rapports avec l’auditeur ou le lecteur, mais s’appliquer à lui-même la plupart des considérations que nous avons fait valoir. Sans parler, en effet, de l’expression, il est bien des idées qui n’auront rien de déplacé dans la bouche ou sous la plume d’un homme, d’un quadragénaire, d’un soldat, d’un bourgeois, et dont une femme, un jeune homme, un magistrat, un prêtre, devront s’abstenir. Ce parfait accord de l’âge, du sexe, de la position de l’auteur avec le sujet qu’il traite, les circonstances où il se trouve, l’auditoire ou la classe de lecteurs à qui il s’adresse, constitue le quid deceat des anciens, ce que nous appelons les bienséances, et se rattache évidemment au chapitre des mœurs. Je ne puis qu’effleurer ce qu’il y aurait à dire à ce sujet, mais j’insiste d’autant plus vivement sur l’observation des bienséances qu’au milieu du bouleversement universel dont nous avons été témoins, le sentiment paraît s’en être perdu parmi nous. On a ri de la stupéfaction de ce maître des cérémonies de la cour de France, lorsqu’il vit, au commencement de la révolution, un ministre entrer chez le Roi avec des souliers à cordons ; c’est que cet oubli des convenances était pour lui le présage de la dissolution de la monarchie ; rie qui voudra, mais l’oubli des bienséances littéraires est pour moi le présage de la dissolution de la littérature. Le passé n’est pas si loin de nous pour que je ne puisse répéter ce que je disais il y a quelques années : puissent les jeunes écrivains de l’un et l’autre sexe bien comprendre que l’outrecuidance des prétentions, le ton rogue et magistral s’excusent à peine par l’autorité d’une virilité puissante ou d’une tête blanchie ; que les réformateurs au maillot ou en cornette font sourire les personnes sensées ; que le laisser aller du feuilleton ou l’échevelé, l’excentrique, le décousu des romans à la mode, il y a peu de temps encore, contrastent péniblement avec la dignité de certains sujets ; qu’il est des choses que certaines personnes doivent feindre d’ignorer, d’ignobles et hideux spectacles qu’elles ne doivent jamais se flatter d’avoir vus ; en un mot, que, si les bienséances ne sont pas la vertu, elles font supposer qu’on y croit encore, et que, si l’on a la folie de mépriser les autres, il faut au moins paraître se respecter soi-même.