Chapitre II.
division de la rhétorique. — de l’invention
L’homme mental est doué de trois grandes puissances, le sentiment, la volonté, l’intelligence, dont la réunion forme l’identité mystérieuse qu’on appelle l’âme. Ces trois puissances, dont le concours est indispensable pour que l’homme communique efficacement avec l’homme, sont perfectibles par l’éducation ; mais c’est surtout l’intelligence que nous employons pour transmettre aux autres nos pensées, et c’est elle aussi que l’éducation peut le mieux développé au moyen de la science et de l’art.
L’intelligence, à son tour, a trois facultés capitales, la mémoire, le jugement, l’imagination ; et bien qu’elle soit en jeu tout entière dans la communication des idées, il est facile de constater que chacune de ces facultés s’y est réservé, en quelque sorte, un rôle spécial. C’est principalement la mémoire qui conserve et retrouve les idées ; l’homme invente peu, il se rappelle ; le jugement est plus utile pour les comparer, les choisir, les coordonner ; l’imagination, pour les manifester, les embellir, les vivifier5.
De là trois parties de la rhétorique, éternellement les mêmes depuis Aristote jusqu’à nous, parce qu’elles sont fondées sur l’essence subjective et objective de l’intelligence : l’invention, la disposition, l’élocution. Par l’invention, la mémoire retrouve le fond des idées ; par la disposition, le jugement établit l’ordre dans les idées ; par l’élocution, l’imagination donne la forme aux idées.
Cela posé, on conçoit que si l’écrivain veut parvenir à communiquer et à faire partager ses opinions et ses sentiments, il doit acquérir certaines connaissances et suivre une méthode raisonnée de travaux pratiques, qui puissent exercer simultanément, et, autant que possible, au même degré, la mémoire, le jugement et l’imagination.
De tous les exercices propres à agrandir et à fortifier les facultés intellectuelles, le plus efficace est cet ensemble d’études dont la base est celle des langues anciennes, et auquel nos pères ont donné par excellence le nom d’humanités. Les humanités ! croit-on que ce titre si emphatique, cette dénomination si ambitieuse ait été adoptée à la légère, et que l’étymologie ne soit ici qu’une lettre morte ? Nos pères, en consacrant cette expression, avaient compris et témoigné que de toutes les études qui peuvent occuper la jeunesse, de toutes les gymnastiques intellectuelles, celle-ci est la plus puissante pour développer en même temps et à un égal degré les trois facultés essentielles de l’esprit humain.
Cet ensemble d’études commence par celle de la langue nationale. La langue nationale est l’instrument à l’aide duquel l’écrivain communique avec ses lecteurs. Avant de s’essayer à composer sur cet instrument, il faut nécessairement le connaître, le posséder, en avoir compris toutes les ressources.
Toute langue est un fait actuel qui continue un fait antérieur. Elle doit donc être étudiée sous deux points de vue : méthodiquement, comme disaient les anciens, ou dans le présent ; historiquement, ou dans le passé.
D’abord, l’étude du présent, c’est-à-dire de la langue usuelle et courante ; cette étude est plus facile, mieux définie, d’une utilité plus immédiate. Elle considère les mots actuels selon le vocabulaire et selon la grammaire ; d’un côté les éléments matériels, de l’autre, les principes et les lois d’affinité d’après lesquels ils se lient et se combinent ; elle fixe leur valeur précise, leur signification propre ou métaphorique, leurs accidents, leur synonymie, les règles qui les modifient et les coordonnent.
Ensuite, l’étude du passé, non-seulement historique, dans l’ordinaire acception du mot, mais philosophique, c’est-à-dire partant de l’étymologie des vocables et les suivant dans toutes leurs phases et leurs transformations, ne se contentant pas de constater et d’enregistrer les faits accomplis, mais les expliquant, distinguant l’immuable du muable, et pouvant aider, s’il en est besoin, à conclure l’avenir même de la langue.
L’étude de la langue nationale commence au berceau ; aussi l’appelle-t-on également langue maternelle. Rien n’est à négliger ici, et les plus grands maîtres n’ont dédaigné aucun détail. Les minuties apparentes qui se rencontrent dans ce travail ne nuisent, comme le remarque Quintilien, qu’à ceux qui s’y arrêtent, et non à ceux qui les traversent pour aller plus loin. Il faut se former, et dès le principe, à la prononciation, à l’accentuation, à la ponctuation, à l’orthographe, à la grammaire.
L’étude de la grammaire doit réunir les avantages de l’analyse à ceux de la synthèse. On commencera par la méthode analytique. Dans un système de lectures habilement graduées, l’élève étudiera les vocables individuellement, en quelque sorte ; il en observera la nature, les ressemblances et les différences6 ; il cherchera à apprécier non-seulement les lois, mais les habitudes qui déterminent leurs relations réciproques. En un mot, il se fera à lui-même sa grammaire.
Non pas qu’il doive s’arrêter là, et que je bannisse les
grammaires généralement adoptées ; je veux seulement que ces ouvrages synthétiques ne
viennent que lorsque l’étude analytique en aura bien fait comprendre la signification
réelle. Dans les sciences de faits, on n’apprend bien que par l’analyse, on ne retient
bien que par la synthèse. Les formules de la synthèse dégagent les groupes d’idées, les
déterminent et les fixent. Quand l’élève a bien remarqué dans vingt circonstances que le
mot qui exprime la qualité se met au même genre et au même nombre que les noms qu’il
qualifie, quand il a parfaitement compris tous les éléments de ce fait grammatical,
qu’alors la règle :
l’adjectif s’accorde avec le substantif en genre
et en nombre, ou les deux mots, Deus sanctus
, viennent résumer ces
observations multipliées, et leur donner un corps ; que l’élève apprenne cette règle
littéralement, comme une formule algébrique, comme le texte d’un article de loi ; alors
seulement il ne l’oubliera plus.
Dans les lectures graduées que je recommande, j’insiste sur le précepte de Quintilien, qui demande qu’on s’adresse, dès le principe, aux auteurs de premier ordre, et qu’on relise souvent les mêmes livres, si l’on veut former pour la suite sa pensée et son style. Plus tard, quand le jugement est bien assis, on peut sans doute aborder des écrivains douteux et inférieurs, mais avec précaution et sous la direction d’un maître habile. Ces lectures se feront, autant que possible, à haute voix, pour habituer à une prononciation correcte. Quant au genre de commentaires qu’elles comportent, on en trouvera d’excellents modèles dans le Traité des Etudes de Rollin, et dans la Chrestomathie française de M. Vinet, le meilleur livre que je connaisse en ce genre. A l’imitation de ces habiles professeurs, le maître fera saisir les applications des règles précédemment formulées, et les détails philologiques qui seront, à leur tour, les éléments de nouvelles synthèses ; il s’arrêtera sur les homonymes, sur les homographes, sur toutes les difficultés de l’orthographe usuelle et raisonnée, sur toutes les variétés de la proposition grammaticale et de la proposition logique, faisant toujours précéder la théorie de la pratique, proscrivant les cacographies, détestable méthode, qui apprend à la jeunesse des fautes dont elle ne se doutait pas. Il s’occupera des expressions figurées, des synonymes, des multisenses, etc. ; enfin, et comme complément obligé des travaux précédents, de l’étude historique de la langue.
Qui apprend le grec ne se borne pas aux époques de Périclès et d’Alexandre ; il remonte à Homère, pour redescendre ensuite jusqu’aux derniers pères de l’Eglise ; il suit l’idiome pendant ses quinze siècles de vie. Pourquoi n’en serait-il pas de même du français ? Pourquoi l’étude de la langue nationale n’embrasserait-elle pas tout l’espace qui sépare Villehardouin de M. Thiers ; le roi de Navarre, de Béranger ? En effet, où commence le français ? où s’arrête le gaulois ? Quelle solution de continuité assez tranchée pour dire : Là est la borne, et l’on ne va pas plus loin ? Ferez-vous, par exemple, partir de Molière la langue de la plaisanterie ? Mais Molière donne la main à Regnier, qui touché à Marot, qui imite Villon, qui se rattache à Rutebeuf.
On a justement remarqué que la philologie satisfait mieux aux premiers besoins de l’intelligence et à la première culture de l’homme. Que notre élève s’applique donc d’abord à la philologie ; mais comme il n’est point de philologie sérieuse et approfondie sans la connaissance des langues anciennes, qu’il s’attache surtout à cette partie essentielle des humanités. Nulle autre étude ne peut la remplacer ; et de tous les exercices, celui-ci est le mieux fait pour développer au plus haut degré la mémoire, le jugement et l’imagination.
Quant aux méthodes d’enseignement de ces langues, il existe une foule de bons livres spéciaux sur la matière. On peut les consulter. Seulement, qu’on ne perde pas de vue le but de cette étude. Elle est destinée surtout à exercer les diverses facultés. On conçoit que, pour la diriger en ce sens, il s’agit de chercher à bien comprendre et à bien rendre les écrivains anciens, plutôt que de prétendre lutter avec eux, en composant dans leur idiome, soit en prose, soit en vers. Ainsi beaucoup de grammaire, de lectures, de traductions en langue maternelle, peu de traductions ou de compositions en grec ou en latin, et, si l’on s’en occupe, qu’on leur donne pour principe l’imitation et presque la reproduction littérale des formes de l’antiquité.
L’étude approfondie de la langue maternelle, celle des langues anciennes, voilà donc les travaux préparatoires à la rhétorique ; mais bien qu’ils soient les premiers et d’indispensable nécessité, ils ne sont assurément pas les seuls.
L’invention n’étant autre chose que l’acquisition des idées, ou du moins la recherche d’un procédé qui en facilite l’acquisition, que l’élève, tout en s’appliquant à l’étude de la langue maternelle et des langues anciennes, s’exerce à saisir les rapports des choses à lui et des choses entre elles ; qu’il apprenne, à mesure que ses facultés s’étendront, à s’observer lui-même, à observer la nature et les hommes qui l’entourent ; qu’il s’interroge souvent sur ses propres impressions ; qu’il s’habitue à s’en rendre compte, à chercher en tout les causes et les effets, à ne point voir d’un esprit distrait et avec indifférence les objets même les plus indifférents en apparence ; car tout ce qui peut occuper l’homme appartient à l’écrivain, et lui est, à l’occasion, sujet de composition ;
Quidquid agunt homines, votum, timor, ira, voluptas,Gaudia, discursus, nostri est farrago libelli.
On sera surpris des résultats que produira, proportionnellement à l’âge de l’élève, cette méthode suivie avec persévérance et discernement. Ainsi :
Premier moyen de parvenir à l’invention : observation attentive, assidue, et, autant que possible, intelligente, de soi, des hommes et des choses.
Second moyen : la science, c’est-à-dire l’observation dans le passé, l’étude de ce qui nous a précédés, ajoutée à celle de ce qui nous entoure.
Condorcet dit avec raison : « Sur quelque genre que l’on s’exerce, celui qui a
dans un autre des lumières étendues et profondes aura toujours un avantage immense. Ce
n’est pas seulement en augmentant le nombre des idées que ces études
étrangères sont utiles, elles perfectionnent l’esprit
même, parce qu’elles en exercent d’une manière plus égale les diverses
facultés. »
Chaque science éclaire l’esprit sur l’objet dont elle s’occupe, et l’esprit éclairé sur un point aperçoit mieux tous les autres. Célestes sœurs, les Muses se donnent la main quand elles descendent sur la terre, et leur chœur harmonieux ne tarde pas à pénétrer tout entier dans l’asile ouvert à l’une d’elles.
Ensuite, chaque science est une collection d’idées laborieusement accumulées et
coordonnées par les générations successives. Plus on aura acquis de sciences diverses,
plus on aura ouvert de sources à l’invention. « Connaître, a dit madame de Staël,
sert beaucoup pour inventer. »
Et Buffon : « L’esprit humain ne produit
qu’après avoir été fécondé par l’expérience et la méditation ; ses connaissances sont
les germes de ses productions. »
Une nouvelle science acquise est une somme de
pensées ajoutées à celles que l’on possédait déjà.
On peut en dire autant des langues étrangères ; des lectures de toute espèce, si l’on se borne, avare de son temps, aux ouvrages instructifs ou originaux en leur genre ; des voyages, quand l’occasion s’en présente, si l’on sait les utiliser, voir, écouter, étudier la nature et ses merveilles, l’homme, ses mœurs et ses ouvrages. Tout cela fournit des faits, des observations, des images à combiner, et l’invention n’est rien autre chose ; plus riche est la mine, plus l’exploitation est facile et productive. Ne craignez point que plus tard l’individualité de vos idées perde quelque chose à cette étude. Une telle crainte n’est qu’une excuse de la paresse. L’érudition dirigée avec intelligence n’a jamais nui à l’originalité. Sans parler des écrivains anglais, italiens, allemands surtout, dont un si grand nombre peut se placer parmi les véritables savants, je citerai en France Rabelais et Montaigne, Bossuet et Pascal, et à une époque plus voisine, Cuvier, Courier, Nodier, Thierry. Eu comptez-vous beaucoup qui aient un caractère mieux marqué d’originalité ? eu comptez-vous beaucoup de plus réellement érudits ?
Je sais quelle objection on peut me faire, et Rousseau l’a
fort bien formulée. « Je pense, dit-il, que quand ou a une fois l’entendement
ouvert par l’habitude de réfléchir, il vaut toujours mieux trouver de soi-même les
choses qu’on trouverait dans les livres ; c’est le vrai secret▶ de les bien mouler à sa
tête et de se les approprier ; au lieu qu’en les recevant telles qu’on nous les donne,
c’est presque toujours sous une forme qui n’est pas la nôtre. »
Jean Jacques a raison, mais nous n’avons pas tort. En appuyant sur la nécessité de
l’érudition, je demande que vous mettiez assez de choix et d’ordre dans vos matériaux
pour que votre intelligence ne soit pas perdue dans ses propres richesses et écrasée
sous le faix ; qu’au contraire, elle le porte avec aisance, et maintienne son caractère
individuel au milieu de toutes ces acquisitions étrangères. Fénelon appuie tout ce que
je viens de dire. « Il n’est pas temps de se préparer, dit-il, trois mois avant
que de faire un discours public : ces préparations particulières, quelque pénibles
qu’elles soient, sont nécessairement très-imparfaites, et un habile homme eu remarque
bientôt le faible ; il faut avoir passé plusieurs années à se faire un fond abondant.
Après cette préparation générale, les préparations particulières coûtent peu ; au lieu
que, quand on ne s’applique qu’à des actions détachées, on en est réduit à payer de
phrases et d’antithèses ; on ne traite que des lieux communs ; on ne dit rien que de
vague ; on coud des lambeaux qui ne sont point faits les uns pour les autres ; on ne
montre point les vrais principes des choses ; on se borne à des raisons superficielles
et souvent fausses ; on n’est pas capable de montrer l’étendue des vérités, parce que
toutes les vérités générales ont un enchaînement nécessaire, et qu’il faut les
connaître presque toutes pour en traiter solidement une en particulier. »
Mais de toutes les études préliminaires de l’écrivain, la plus importante est celle de la philosophie et surtout de la logique, qui enseigne la nature, les lois et les formes du raisonnement. Aussi voudrais-je, au rebours de ce qui se fait dans nos écoles, qu’une année de logique et de philosophie élémentaire précédât la rhétorique. Je ne sais pourquoi ceux qui applaudissent au vers d’Horace,
Scribendi recte sapete est et principium et sons ;
et à la traduction de Boileau :
Avant donc que d’écrire, apprenez à penser ;
ne réalisent pas dans la pratique ce qu’ils approuvent dans la théorie7.
Le mot de Buffon : « La méditation féconde l’esprit humain ; »
et celui
de Rousseau : « L’habitude de réfléchir ouvre l’entendement, »
nous
conduisent au troisième élément de l’invention, la méditation.
Pour inventer, apprenez à méditer. La méditation s’apprend comme tout le reste. Habituez-vous d’abord à vous faire une idée vive et précise du sujet que vous aller traiter. Puis, quand vous l’avez dégagé de tout ce qui n’est pas lui, attachez-vous, obstinez-vous à sa contemplation, de façon que rien ne vous en puisse distraire, qu’il absorbe toutes vos facultés, qu’il devienne une de ces pensées dominantes, produites parfois en nous, soit par une passion, soit par un événement qui met en jeu notre existence ou nos plus chers intérêts : on ne sait pas assez ce que peut cette habitude de s’identifier avec un sujet. Quand l’esprit se l’est ainsi assimilé, pour ainsi dire, qu’il en a fait comme une partie de sa substance, alors il s’éprend pour lui d’un amour presque fanatique ; et ce qu’on appelle vaguement l’inspiration, n’est rien que cet amour, et cet amour, secondé par les circonstances, crée des prodiges. Combien ne cite-t-on pas d’écrivains qui se sont élevés dans certains sujets, et, quelquefois du premier bond, à une hauteur qu’il ne leur a été donné d’atteindre qu’une fois ? On crie alors à l’inspiration. Mais que l’on en soit bien convaincu, le ◀secret de cette heureuse chance a été le plus souvent la méditation, instinctive peut-être, mais dominante et obstinée ; par elle l’imagination a été émue, le cœur échauffé, l’âme exaltée jusqu’à l’état de passion ; un travail infinie, mystérieux, puissant, a fécondé le sujet. Quand vient alors ce qu’on appelle l’inspiration, elle n’est que le coup de hache sur le front de Jupiter. Elle signale le point précis de maturité de la pensée. Le coup de hache fait sans doute jaillir Minerve, grande, adulte, armée de toutes pièces ; mais avant ce coup décisif, c’est la méditation qui avait conçu, nourri, équipé, en quelque sorte, ce mythe puissant de la pensée dans la tête endolorie du Dieu.
Tandis que l’élève s’habituera de lui-même à cette science de la méditation, que le professeur mette entre ses mains les livres, les discours, les traités les plus remarquables ; qu’il lui fasse observer et comprendre les divers mérites et l’artifice de la composition, non-seulement sous le rapport de la pensée, mais sous celui de l’ordre et du style ; que souvent il le ramène sur ses pas, soit pour se rendre un compte plus exact des intentions de l’écrivain, soit pour mieux retenir l’ensemble et les détails ; que, dans les discussions politiques, judiciaires, philosophiques, il lui présente, autant que possible, le pour et le contre, surtout si la question a été traitée par deux rivaux dignes l’un de l’autre. C’est après avoir lu Eschine contre Ctésiphon, qu’on suit avec plus d’intérêt et de fruit la défense de Démosthène ; Fox gagne au voisinage de Pitt, comme de nos jours M. Guizot à celui de M. Thiers, et réciproquement.
Que l’élève, de son côté, s’exerce à analyser, c’est-à-dire à ressaisir, par la décomposition, les sentences capitales, les idées mères, et à les dégager successivement de tout ce qui ne sert qu’à les développer et à les embellir. Ce premier travail fait avec conscience et intelligence, il fermera le livre original pour le refaire à son tour ; il s’efforcera de reconstruire ainsi l’édifice, dont il n’aura plus rien sous les yeux, si ce n’est les fondements qu’il vient de découvrir.
Encore quelques avis sur ces travaux préparatoires qui servent d’exercice au jeune écrivain et remplissent ce que l’on nomme dans les colléges l’année de rhétorique. Quand l’élève a beaucoup lu et analysé, qu’il s’essaye a composer lui-même. Il commencera par ce que j’appellerai exercices d’imitation. On lui présente la description d’un incendie, par exemple, et il calque sur ce tableau celui d’une inondation ; d’un lever de soleil il fait un coucher de soleil ; ou encore d’après un portrait de la colère, prenant le contre-pied de chaque idée, de chaque période, il trace celui de la douceur. Et ainsi pour la narration, la dissertation, le discours. Par là il se familiarise avec la forme, et apprend à couler ses idées dans un moule donné. Il a soin, au commencement surtout, de se renfermer strictement dans les limites du modèle. Si celui-ci, en effet, est bien choisi, l’élève comprendra par cette étude en quoi consiste la plénitude d’un développement, et comment, la borne une fois atteinte, tout ce qui la dépasse est hors-d’œuvre et luxe inutile. Il passera de là à des compositions originales, tantôt en n’ayant que le titre du sujet à traiter, plus souvent en s’aidant d’une matière ou argument qui indique les idées principales et trace la marche à suivre. Ces thèmes de composition seront variés ; on prévient ainsi l’ennui d’un travail monotone, et l’on fournit en même temps l’occasion de modifier la pensée et le style, selon le caractère des genres divers. Narrations historiques ou fictives, mêlées parfois d’allocutions et de discours, descriptions, portraits, parallèles, lettres, dialogues, développement d’une pensée morale ou d’un mot profond, dissertations philosophiques ou littéraires, éloges, critiques, celles-ci plus rarement, discussions parlementaires ou judiciaires d’une question réelle ou supposée, etc. : voilà les exercices que recommandent les professeurs les plus expérimentés. Mais de tous ces genres d’étude, celui qu’ils affectionnent le plus, et avec raison, c’est l’éloquence historique. Elle développe l’imagination, sans prêter, comme la fiction, au romanesque et à l’excentrique ; elle présente la méthode la plus efficace pour connaître à fond les annales des peuples anciens et modernes, à leurs plus brillantes époques ; en s’appuyant sur des faits, des caractères, des mœurs, des passions réelles, elle éloigne du vague et du lieu commun, et le jeune homme accoutume son âme à comprendre le grand, et à penser lui-même comme les illustres personnages qu’il fait parler.
Au reste, quand l’élève est arrivé à ce point, il peut se développer plus librement et lâcher les rênes à sa fantaisie ; nous ne nous plaindrons pas si cette jeune séve déborde et pousse de droite et de gauche des branches parasites. Les rhéteurs romains aimaient dans l’adolescence ce luxe de végétation qui trahit les natures riches et vigoureuses. Ils redoutaient les maturités précoces, et préféraient avoir d’abord à émonder et à sareler8.
Mais comprenez-les bien. S’abandonner à une exubérance parfois même téméraire ne signifie pas faire vite et négligemment. Avant tout, songez à bien faire, et non pas rapidement et beaucoup ;
Scribendi recte, nam ut multum, nil moror…
Soyez bien convaincu que la facilité de bon aloi ne s’acquiert que par un travail
sévère et obstiné. « En écrivant vite, dit Quintilien, on n’apprend pas à bien
écrire ; en écrivant bien, on apprend à écrire vite. »
Ainsi, après le premier
élan, revenez sur votre travail, polissez et repolissez, corrigez beaucoup,
Ajoutez quelquefois et souvent effacez9.
Pourvu toutefois que vous sachiez en finir, car la correction interminable est aussi un vice. Parfois le premier jet était le meilleur, et à force d’aiguiser la lame, on la réduit à rien. Boileau vous a dit :
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ;
j’y consens ; mais ne l’y remettez pas cent fois. Je ne sais, en définitive, quel est le pire, de trouver bon tout ce qu’on écrit, ou de le trouver mauvais. Il est des hommes qui pourraient produire d’excellentes choses, et qui, dans la crainte de mal faire, finissent par ne rien faire du tout. Ceux-là assurément n’ont pas besoin de nos préceptes.
J’accorde également qu’on doive laisser dormir quelque temps son ouvrage. L’esprit y revient plus frais, il voit bien des choses sous un jour nouveau, et rencontre des idées échappées à un premier travail. Mais je ne suis pas pour le nonum prematur in annum, et ne partage en aucune façon l’avis de Malherbe qui avait besoin de noircir une main de papier pour mener une ode à bonne fin, et soutenait qu’après avoir écrit un poëme de cent vers ou un discours de trois feuilles, il fallait se reposer dix ans. Il y a toujours un milieu entre l’excès et le défaut.
Quatrième moyen d’invention : Étude analytique et synthétique des ouvrages bien pensés et bien écrits ; exercices de composition graduellement distribués.
Plus tard viendra en aide tout ce que fournissent d’idées l’expérience personnelle du monde, la participation active à la vie civile et sociale, et toujours les retours sur soi-même et les méditations solitaires. Tant d’éléments sont nécessaires, dans notre état actuel de société, à la formation d’un penseur, d’un écrivain inventif 10. Schlegel voulait voir réunis, dans le littérateur, l’érudition du savant, le coup d’œil prompt et la décision sûre de l’homme actif, l’enthousiasme sérieux de l’artiste solitaire, et cet échange facile et rapide des impressions intellectuelles, celte indéfinissable finesse d’esprit qu’on ne trouve et qu’on n’apprend à trouver que dans la société.
Sans espérer que notre élève sera un de ces phénix qui suffit à la gloire d’un demi-siècle, nous croyons que, bien dirigé dans la voie tracée plus haut, il aura singulièrement ajouté à la somme de génie inventif que lui a départie la nature. Le voilà en état de traiter un sujet.