(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « PRÉFACE. » pp. -12
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « PRÉFACE. » pp. -12

PRÉFACE.

La première édition de ce livre n’avait ni préface, ni avant-propos. Il me semblait que mon intention, en le composant, s’expliquait assez d’elle-même, et je voulais que le public et ceux surtout auxquels l’ouvrage est plus spécialement destiné pussent se prononcer sur sa valeur sans apologie ni commentaire préalable.

L’édition a été rapidement épuisée ; un jury composé des hommes les plus compétents lui a décerné le prix quinquennal de littérature française, et le conseil de perfectionnement de l’enseignement moyen l’a adopté comme livre classique.

D’autre part, quelques personnes ont paru n’en avoir pas bien compris le dessein, et lui ont adressé des reproches plus ou moins fondés.

Pour répondre à l’honneur que m’ont fait et mes juges et mes critiques, je crois devoir faire précéder cette édition nouvelle de quelques lignes d’explication.

Trente ans de ma vie se sont écoulés dans les fonctions de professeur de rhétorique. Cette longue expérience m’a permis, au moins je le pense, de bien connaître la nature et les besoins intellectuels des jeunes gens qui suivent ce cours.

Une remarque m’a frappé, et j’en appelle ici aux souvenirs de tous ceux qui ont passé par les écoles publiques, c’est que l’immense majorité de ces jeunes gens éprouve une invincible répugnance pour les Manuels, Traités, Cours, et en général pour tous les écrits élémentaires sur l’art qu’ils apprennent.

Cette répugnance a deux causes : presque tous ces ouvrages affectent une forme sèche et exclusivement didactique, qui rebute l’élève. On dirait qu’aux yeux de leurs auteurs dépouiller un instant la robe doctorale et se faire quelque peu de leur temps pour la forme ou pour le fond soit une sorte de sacrilège.

En second lieu, reproduisant des préceptes déjà connus, la plupart négligent d’en faire ressortir le vrai sens, l’application réelle et présente. Assurément un traité de géométrie n’est pas une lecture plus récréative qu’un traité de rhétorique, mais l’élève comprend toujours la nécessité du premier, rarement il voit aussi nettement celle de l’autre.

Ainsi, ennuyeux et inutile : voilà les deux griefs qu’articulent contre les traités de rhétorique ceux même auxquels ils sont destinés.

Et notez qu’il ne s’agit pas ici d’espiègles écoliers que tout livre didactique ennuie par lui-même et quelle qu’en soit la forme ; mais de jeunes gens qui comparent, distinguent, choisissent, s’intéressent à ce qui est vraiment intéressant. Combien de fois n’en ai-je pas eu la preuve ? Combien de fois n’ai-je pas retrouvé, dans la vie, d’anciens élèves, devenus hommes, qui se rappelaient et me rappelaient avec délices non pas les récréations et les plaisirs, mais les leçons et les travaux de la rhétorique ?

Avant tout donc ce livre, dans mon idée, devait être composé de façon que la lecture en fût, sinon amusante, du moins intéressante. Non pas que je sois de l’avis de M. Cousin, lorsqu’il disait, en sa qualité de ministre et dans une circulaire officielle : « La rhétorique actuelle doit être un cours de littérature générale. » Je ne confonds point avec la théorie d’un art l’histoire universelle de cet art. Ce que j’aime en un traité de ce genre, c’est une méthode régulière, mais se détournant à dessein en quelques digressions rapides, et s’écartant, sans s’égarer, des limites rigoureuses ; c’est l’exposition des préceptes consacrés, mais en les expliquant, en les modernant, comme disent les architectes, en donnant toujours le cui bono actuel, en présentant une causerie avec des lecteurs, plutôt qu’une dictée à des élèves ; c’est un style didactique, sans doute, mais animé quand le sujet le comporte, fleuri avec réserve, et qui garde cette couleur individuelle, seul moyen de donner du relief et de la vie aux produits de l’art.

Voilà ce que j’ai voulu ; à d’autres de dire si je l’ai fait. Mais je l’ai voulu d’autant mieux que, dans ma pensée, ce livre n’est pas exclusivement destiné aux rhétoriciens et que je ne vois pas pourquoi les étudiants des universités, les jeunes avocats, les hommes du monde n’y pourraient pas trouver plaisir et profit.

Comme cependant l’ouvrage est rédigé, avant tout, pour la jeunesse des écoles, j’ai voulu aussi avant tout qu’il fût moral et fécond en bonnes et saines inspirations ; je n’aurais pu le vouloir autre. Mais entendons-nous bien, et que personne ne s’y trompe. Je comprends par moralité celle du citoyen, de l’homme d’honneur, de l’homme actif et pratique destiné à vivre et à communiquer avec les autres hommes, celle qui nous donne une idée saine de nos droits comme de nos devoirs, qui inspire l’amour de la vérité, de la justice, de l’humanité, et cette dignité de bon goût qui repousse également la pruderie hypocrite et les sophismes de l’impudeur. Je n’ai point reculé devant certaines idées, certains faits et certains hommes. On trouvera dans ce livre, à côté des noms de Platon, de Cicéron, de Pascal, de Bossuet, de Massillon, de Fléchier, ceux d’Aristophane, de Catulle, de Molière, de Voltaire, de Jean Jacques, de Béranger et de bien d’autres ; parce que, selon moi, il est ridicule pour un homme bien élevé d’ignorer et de blâmer ce que ces derniers ont de bien, comme il lui serait honteux de rechercher et de louer ce qu’ils ont de mal ; parce qu’il vaut mieux que l’élève voie de telles choses avec le professeur qui saisira l’occasion de lui apprendre ce qui est à fuir et ce qui est à suivre, que de les voir seul ; parce qu’un système absolu de réticence, de dissimulation et de mensonge est, dans l’éducation publique, le plus pernicieux, à mon gré, de tous les systèmes. Car ce que vous croyez cacher à votre élève de dix-huit ans, il le sait déjà, ou le saura demain ; mais, comme vous ne serez plus là, il s’en fera juge, et là est le danger. Que le professeur montre à l’élève le mal comme le bien, mais qu’il se réserve d’apprécier et de lui faire apprécier l’un et l’autre, et l’élève s’en rapportera à lui, si le professeur est ce qu’il doit être, c’est-à-dire honnête, franc et habile.

Après cela, je n’ignore pas que cette franchise même demande de la discrétion et de la mesure ; mais, cette mesure, l’ai-je gardée ? En définitive, le jeune homme sortira-t-il de cette lecture avec de meilleurs sentiments et un plus vif désir d’être homme de bien ? Je m’en rapporte là-dessus avec pleine confiance aux juges impartiaux et de bonne foi, les seuls que j’accepte, les seuls qui ont droit de prononcer.

Qu’il me soit permis maintenant d’ajouter à ce peu de mots quelques réflexions qui terminaient la première édition, et auxquelles je n’ai rien à changer.

Je sais bien qu’il manque encore beaucoup à ce livre, qu’il répond mal au travail que j’y ai dépensé, qu’en un mot, comme bien d’autres choses humaines, institutions, révolutions et plaisirs, il ne vaut pas ce qu’il a coûté. Je m’en console en disant avec Quintilien qu’il suffit à l’honnête homme d’avoir cherché à apprendre aux autres ce qu’il savait : id viro bono satis est, docuisse quod sciret.

Il y a ici peu de propositions réellement neuves, mais où trouver du neuf aujourd’hui ? Notre âge innove beaucoup dans les faits, l’ignorance seule s’imaginerait qu’il innove dans les idées. Pour moi, en exposant ce que je savais, je n’ai point, je l’avoue, cherché à innover, et cela pour trois motifs. D’abord, je ne prétendais pas écrire pour ceux qui savent, mais avant tout pour ceux qui apprenuent : nos institutionem professi non solum scientibus ista, sed etiam discentibus tradimus . Ensuite, que bien des choses aient été dites, si je les ai pensées également, si surtout elles sont utiles et oubliées, pourquoi ne pas les redire ? Rappelons-nous le mot de la Bruyère : « Horace ou Despréaux l’a dit avant vous. — Je le crois sur votre parole, mais je l’ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d’autres encore penseront après moi ? » Enfin, il est des sujets fort anciens de leur nature, dans lesquels il n’est pas seulement très-difficile, mais très-hasardeux d’être neuf. Dans celui qui m’occupe, après avoir lu bien des anciens et des modernes, je me suis aperçu que ceux-ci suivaient presque toujours ceux-là, et que, lorsqu’ils s’en écartaient, le plus souvent ils faisaient fausse route. Un critique a loué Montesquieu en disant : il fut assez profond pour n’être pas novateur. En certaines matières, si l’on ne veut pas s’égarer, l’innovation ne doit consister que dans une disposition différente, et dans les additions que réclament les besoins de l’époque. « Il y a des gens, dit Pascal, qui voudraient qu’un auteur ne parlât jamais des choses dont les autres ont parlé, autrement on l’accuse de ne rien dire de nouveau. Mais si les matières qu’il traite ne sont pas nouvelles, la disposition en est nouvelle. J’aimerais autant qu’on l’accusât de se servir des mots anciens : comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d’autres pensées par les différentes dispositions. »

Mais si je n’aspire pas au renom d’inventeur, j’ai voulu, et d’une volonté ardente et profonde, rappeler des doctrines que je crois vraies et saines à tous ceux qui s’occupent des travaux de l’intelligence et surtout aux jeunes gens, et appuyer tous mes préceptes sur la nécessité de fortes et solides études.

La maladie dominante de notre âge, et dont les funestes symptômes se reproduisent partout, c’est l’impatient désir de triompher avant de combattre et de cueillir les fruits qu’on n’a pas semés. Tout contribue, sous ce rapport, à gâter la jeunesse, et c’est par là que dépérit entre ses mains ce trésor littéraire dont elle n’a hérité que pour le conserver et l’agrandir.

La famille gâte la jeunesse, en l’initiant trop tôt au spectacle énervant et enivrant du monde ; les pères se laissent aller à l’entrainement général, et oublient de quel immense avantage ont été pour eux-mêmes les habitudes de travail sérieux et retiré.

L’école gâte la jeunesse, en faisant la part encore trop large à l’imagination et à la facilité superficielle ; elle aussi suppose trop souvent qu’on peut tout apprendre et bien apprendre en apprenant vite, et donne des primes au charlatanisme intéressé qui, pour flatter ses goûts, lui présente chaque jour de menteuses recettes.

Le publie gâte la jeunesse. Épouvanté, et on le serait à moins, de la pénurie toujours croissante de premiers sujets dans tous les genres, il jette à pleines mains bouquets et couronnes à tout débutant qui laisse percer la moindre lueur de talent ; il décerne au plus mince succès de collége l’ovation et le vin d’honneur ; les fumées de cette gloire précoce montent au cerveau des lauréats et les étourdissent à tout jamais. Examinez ceux qui se sont acquis depuis un quart de siècle un nom dans les lettres et même dans les arts, et vous remarquerez que le plus souvent leur premier succès a été le signal d’une décadence graduelle. Ils entraient bravement en liee, leur premier assaut était hardi et vigoureux ; mais le cirque a applaudi trop fort et trop longtemps, et la tète leur a tourné ; ils ont voulu redoubler, et comme leur corps n’était pas assez endurci, ni leur pied assez affermi par l’exercice, nous les avons vus bientôt plier et défaillir. C’était le contraire aux deux siècles précédents.

Enfin, surtout et avant tout, les événements actuels gâtent la jeunesse. D’abord elle sent ce besoin de hâtiveté, pour ainsi dire, dont je viens de parler, et qui est un des caractères universels et dominants du siècle. Car l’âge présent, il faut bien le reconnaître, n’est pas celui des méditations prolongées et des travaux pleinement mûris ; le temps n’est plus où l’écrivain consumait des dix et vingt années sur un livre, bien sûr d’arriver toujours à propos. Au milieu des événements qui se poussent l’un l’autre et des étourdissantes volte-face qui nous secouent sans cesse, à peine a-t-on le temps de voir, où trouver celui d’apprendre ? à peine le temps d’agir, où trouver celui de penser ? Les morts vont vite, disait la ballade allemande ; maintenant ce sont les vivants qui vont vite. La dernière feuille encore humide de la presse, on se hâte de la jeter au public ; le public de demain sera-t-il celui d’aujourd’hui ? Ainsi s’en vont les études sérieuses, et les arts, qui ne peuvent fleurir qu’avec elles, périssent en germe dans l’atmosphère glacée dont les enveloppent l’apathie générale et les préoccupations exclusives de la politique.

D’autre part, la jeunesse voit la fortune des révolutions de toute nature élever parfois d’un tour de roue des héros imberbes, qui ne semblaient, ni par le génie, ni par le travail, mériter mieux que tant d’autres ses faveurs ; chacun dès lors réclame aussi pour soi les bénéfices de cet heureux hasard, chacun se croit aussi le droit d’être porté au faite sans peine et sans effort, et de ceux qui ne peuvent dès les premiers pas gravir la montée ou percer la foule, les uns se découragent et s’asseyent nonchalamment aux bords de la route, les autres maudissent l’humanité et se jettent dans le désespoir, les derniers enfin, médiocrités vaniteuses, se consolent en appelant leur siècle ingrat et leur génie incompris.

Un tel état de choses vaut la peine d’y songer sérieusement.

Assurément je ne m’inscris pas en faux contre la doctrine du progrès humanitaire, mais je pense que la voie en est longue, embarrassée, sinueuse, se dérobant parfois à notre vue bornée ; je pense qu’à chaque époque l’humanité avance, recule, s’arrête avant de reprendre sa course, d’après une loi générale, que j’ai désignée ailleurs1 par les noms d’action, de réaction et de transaction.

Si cette opinion est fondée, l’examen attentif des idées et des faits présents peut faire croire que la jeunesse actuelle, après tant de folies et d’inconséquences, est destinée à assister à une période que j’appellerais la réaction de la raison.

En dépit donc des séductions et des sophismes qui l’attirent, qu’elle se prépare à cet avenir par des études graves et substantielles ; qu’elle soit bien convaincue que, à l’exception de quelques natures éminemment privilégiées, et l’on sait combien elles sont rares, le travail est indispensable à tous ; que, à l’exception de quelques natures complètement déshéritées, et le nombre en est peut-être moindre encore, le travail est facile et fructueux pour tous, sous deux conditions, la volonté et la méthode. Par la volonté, on fait beaucoup ; par la méthode, on fait bien.

Jeunes gens, vous surtout à qui s’adresse spécialement ce livre, vous qu’attendent les carrières de l’intelligence, écrivains et orateurs de l’avenir, croyez au travail, à sa nécessité, à sa puissance, aux prodiges qu’il a opérés dans tous les siècles, et qu’il doit opérer encore. Il en est de la rhétorique comme de la morale, le premier pas vers la pratique du bien, c’est la foi au bien, brevis est institutio vitœ honestœ beatœque, si credas. Cette foi au travail vous rendra avares de ce trésor de votre âge, que vous croyez inépuisable et qui s’épuise si vite, le temps. Elle soutiendra votre courage, elle ranimera vos défaillances, elle vous montrera un but que vous ne perdrez plus de vue dès que vous serez convaincus qu’on peut l’atteindre ; qui croit, espère ; habenda fides est vel in hoc ut, qui crediderit, et speret . Et quand enfin, éclairés par la théorie et fortifiés par la pratique, vous arriverez à la vie active et militante, ne faites pas alors de vos études métier et marchandise, que la plume et la parole ne soient jamais pour vous un instrument d’échange et de commerce, ou une arme d’ambition, de cupidité et d’égoïsme. Faites-vous une plus haute idée de la mission de l’écrivain et de l’orateur. Je ne vous dis pas assurément de dédaigner les avantages matériels et positifs du talent ; la fortune et les honneurs qu’atteignent si souvent l’intrigue, le savoir-faire, la médiocrité étroite et tenace, doivent à plus forte raison être le prix de l’intelligence loyale et laborieuse. Mais acceptez-les, ne les cherchez pas ; ne courez pas à eux, ils viendront à vous ; qu’ils soient dans votre vie un accident, prévu, naturel, mais un accident, jamais le but. N’écrivez, ne parlez que par amour de l’art, par amour du vrai, par amour de vos semblables. Sans doute, les préceptes formulés dans ce livre et les exercices qu’il recommande sont indispensables à l’écrivain, mais comme préparation ; une fois à l’œuvre, c’est à ce triple amour qu’il doit demander l’inspiration, c’est de lui seul que viennent les grandes pensées et les dignes paroles, c’est lui seul qui donne la solide gloire et les palmes toujours vivantes. Foi au travail, espoir du succès, amour de l’idéal, de la vérité, de l’humanité ; la doctrine littéraire, comme la doctrine religieuse, se résume dans ces trois mots : foi, espoir et amour.