Chapitre V.
Il est évident que ce chapitre ne contient plus aujourd’hui les développements qu’Aristote avait écrits sur le ridicule. Voyez la Rhétorique I, 11, fin III, 18.
Ni douloureuse, ni destructive.] Ἀνώδυνον ϰαὶ οὐ φθαρτιϰόν, expressions tout aristotéliques, qu’on retrouve avec de légères variantes : Rhétorique, III, 5, 8, 11 Morale Nicom., VI, 5 Morale Eudém., II, I Analytiques post., II, 9 Topiques, VIII, 8. — Aristote, à proprement dire, ne définit pas ici la comédie. Un grammairien publié par Cramer (Anecdota Paris., I, p. 403) nous en donne la définition suivante▶, évidemment calquée sur celle de la tragédie qu’on lira plus bas au chap. VI :Κωμῳδία ἐστὶ μίμησις πράξεως γελοίου ϰαὶ ἀμοίρου (lisez γελοίας ϰαὶ ἀνωδύνου ?), μεγέθους τελείου, χωρὶς ἑϰάστου τῶν μορίων ἐν τοῖς εῖδεσι, δρῶντος (lisezδρώντων)χαὶ [οὐ] δι’ ἀπαγγελίας, δι’ ήδονῆς ϰαὶ γέλωτος περαίνουσα τὴν τῶν τοιούτων παθημάτων ϰάθαρσιν ἔχει δὲ μητέρα τὸν γέλωτα γίνεται δ’ ὁ γέλως ἀπὸ, etc. Suit une énumération des sources du ridicule qui pourrait bien provenir également, plus ou moins directement, de quelque livre d’Aristote. L’auteur avait aussi sous les yeux le VI e chapitre de la Poétique quand il écrivait ces lignes sur la tragédie : τραγψδία ύφαιρεΐ τά φοbερά παθήματα της ψυχής δι’ οίxτου xαì ’óτι ( ?) συμμετρίαν θέλει Éχειν τοū φόbου έχει δέ μητέρα την λύπην.
Cicéron, De l’Orateur II, 58 : « Quid sit ipse risus, etc., viderit
Democritus…. Locus autem et regio quasi ridiculi turpitudine et deformitate
quadam continetur. Hæc enim ridentur vel sola vel maxime, quæ notant et
designant turpitudinem aliquam non turpiter. »
— Sur le
ridicule dans l’art, voir d’ingénieuses considérations dans le Laocoon, de
Lessing, § 23. — M. V. Hugo, dans un manifeste célèbre
(Préface de Cromwell), a dit en parlant du grotesque : « Voilà un principe étranger à l’antiquité,
un type nouveau introduit dans la poésie et, comme une condition de
plus dans l’être modifie l’être tout entier, voilà une forme nouvelle qui se
développe dans l’art. Ce type, c’est le grotesque cette forme, c’est
la comédie. »
Et plus bas : « La comédie passe presque inaperçue dans le grand ensemble épique de l’antiquité. A
côté des chars olympiques, qu’est-ce que la charrette de Thespis ? Près
des colosses homériques, Eschyle, Sophocle, Euripide, que sont Aristophane
et Plaute ? Homère les emporte avec lui, comme Hercule emportait les
pygmées cachés dans sa peau de lion. »
Plus de cent poëtes comiques,
parmi lesquels Aristophane, Antiphane, Alexis, Ménandre, Philémon
plusieurs milliers de comédies, parmi lesquelles tant de
chefs-d’œuvre enfin, la définition si nette et si précise d’Aristote
suffisent bien pour faire apercevoir dans l’antiquité cet
élément du comique dont M. V. Hugo fait honneur au moyen âge et aux temps
modernes !
« Aristote définit simplement la comédie une imitation de personnes
basses et fourbes. Je ne puis m’empêcher de dire que cette définition ne me
satisfait pas. » (Corneille, Premier
discours.)
— « Corneille a bien raison de ne pas approuver la
définition d’Aristote et probablement l’auteur du Misanthrope ne l’approuva
pas davantage. Apparemment Aristote était séduit par la réputation qu’avait
usurpée ce
bouffon d’Aristophane, bas et fourbe lui-même, et qui
avait toujours peint ses semblables. Aristote prend ici la partie pour le
tout, et l’accessoire pour le principal. Les principaux personnages de
Ménandre, et de Térence son imitateur, sont honnêtes. Il est permis de
mettre des coquins sur la scène, mais il est beau d’y mettre des gens de
bien. » (Voltaire.)
Ni Corneille ni Voltaire n’ont mis une bonne
définition à la place de celle qui les satisfait si
peu. — « La comédie est l’imitation des mœurs, mise en
action : imitation des mœurs, en quoi elle diffère de la tragédie et du
poëme héroïque imitation en action, en quoi elle diffère du poëme
didactique moral et du simple dialogue. » (Marmontel, Éléments de
littérature, au mot Comédie.
)
Voilà qui s’éloigne bien
d’Aristote l’auteur s’en rapproche lorsqu’il veut justifier sa
définition en la développant : « La malice naturelle aux hommes
est le principe de la comédie. Nous voyons les défauts de nos semblables
avec une complaisance mélée de mépris, lorsque ces défauts ne sont ni assez
affligeants pour, exciter la compassion, ni assez révoltants pour donner de
la haine, ni assez dangereux pour inspirer de l’effroi. Ces images nous font
sourire si elles sont peintes avec finesse elles nous font rire, si
les traits de cette maligne joie, aussi frappants qu’inattendus, sont
aiguisés par la surprise. De cette disposition à saisir le ridicule la
comédie tire sa force et ses moyens. »
C’est vraiment commenter notre
philosophe.
Ne dépendaient que d’eux-mêmes.] Eustathe, sur l’Iliade, X, 230, d’après l’autorité du second Denys d’Halicarnasse, dit que ce mot έθελοντής s’appliquait aux poëtes qui, n’ayant pas reçu un chœur de l’archonte, pourvoyaient d’eux-mêmes à la représentation de leurs pièces.
Le prologue.] Il est, je l’avoue, difficile d’imaginer ce que peut être cette invention des prologues, ce mot n’ayant pas d’autre sens dans Aristote que le sens défini au chapitre XII de la Poétique mais est-ce une raison suffisante pour changer dans le texte προλόγους en λόγους contre l’autorité des manuscrits ? D’ailleurs, Hermann, auteur de cette conjecteure, et Ritter, qui l’adopte, ne remarquent pas que de la leçon λόγους il résulte une sorte de contradiction avec ce qui sera dit plus loin sur Cratès. Comparez, plus bas, le commentaire sur le chapitre XII.
Épicharme.] « Le premier, dit un grammairien anonyme qui semble puiser à
une bonne source, Épicharme s’appropria, par de nombreuses innovations dans
la pratique de l’art, la comédie auparavant dispersée » (c’est-à-dire
dont on ne trouvait que des éléments épars sur divers points de la
Grèce) : « sa poésie était surtout riche en inventions,
sentencieuse et travaillée. » Voyez Meineke, Hist. crit.,
p. 535.
— Quant à Phormis, on ne lui attribue guère que des innovations relatives à la mise en scène. Voyez Grysar, De Do riensium Comœdia, p. 74.
Une révolution du soleil.] « De l’aveu des Grecs l’action théâtrale
pouvait comprendre une demi- révolution du soleil,
c’est-à-dire un jour. Nous avons accordé les vingt-quatre heures,
etc. » (Marmontel, au mot Unité.)
Dans quel auteur
grec notre critique a-t-il lu cette règle sur la durée de l’action
théâtrale ? Le précepte d’Aristote est loin d’avoir cette précision.
Mais comme il a servi de texte à une foule de discussions qui n’ont pas été
sans influence sur l’art dramatique, particulièrement en France, on lira
peut-être avec intérêt quelques extraits des controverses qui s’y
rapportent :
« Il suffit, dit Lopez de Véga, de s’attacher à l’unité d’action et
d’éviter l’épisode, en sorte qu’il n’y ait rien d’étranger et qui nous tire
du sujet principal c’est-à-dire qu’on n’en puisse détacher aucune
partie, sans que la pièce tombe en ruine. Il ne faut pas s’embarrasser de la
règle des vingt-quatre heures, ni déférer sur cela au sentiment d’Aristote.
Nous lui avons déjà perdu le respect en mêlant les grands sentiments du
tragique aux bas sentiments de la comédie. Il n’y a qu’à faire passer
l’action dans le moins de temps qu’on pourra à moins que le poëte
n’eût voulu traiter une histoire qui durât quelques années. En ce cas, il
n’aura qu’à les faires couler dans l’intervalle des actes. Il pourra aussi,
s’il y est forcé, faire faire tel chemin qu’il lui plaira à ses personnages.
Cela est assez choquant, je l’avoue mais ceux qui le trouvent
mauvais, n’ont qu’à n’y pas aller voir.
O combien de gens
tombent des nues, quand ils voient employer des années à ce qui doit avoir
pour bornes l’espace d’un jour artificiel car on ne veut pas même se
relâcher sur cela à un jour mathématique. Et à considérer qu’un Espagnol,
assis fort à son aise, se met à tempester dès que la comédie dure plus de
deux heures, quand il s’agirait même de représenter ce qui s’est passé
depuis la Genèse jusqu’au jugement final, je trouve que si c’est un moyen de
lui plaire, il est juste de s’y tenir. » (Lopez de Véga, Arte nuova de
hacer comedias en este tiempo, publié à Madrid en 1621, et traduit un peu
librement en français dans le recueil intitulé : Pièces fugitives
d’histoire et de littérature, Paris, 1704, p. 256.)
— Nos
critiques français sont bien autrement scrupuleux sur la question des
unités, et il est curieux de voir comment la rigueur des préceptes
d’Aristote va peu à peu s’exagérant dans l’esprit de ses imitateurs.
Vauquelin de la Fresnaye écrit, à la fin du XVI e siècle
(Poétique, livre II, p. 50, éd. 1612) :
Or comme eux l’héroïc, ◀suivant le droit sentier,Doit son œuvre comprendre au cours d’un an entierLe tragic, le comic, dedans une journéeComprend ce que fait l’autre au cours de son année.Le théâtre jamais ne doit être rempliD’un argument plus long que d’un jour accompli,Et doit une Iliade, en sa haute entreprise,Être au cercle d’un jour ou guère plus comprise.
Cependant Pierre Delaudun, dans sa Poétique, publiée en 1597, argumente
formellement contre la règle des vingt-quatre heures (livre V,
chap. 9). La Mesnardière, Poétique (1640), chap. v, p. 48, permet
d’outrepasser, pour la tragédie, les vingt-quatre heures, à condition
toutefois que ce soit « pour attraper quelque incident qui mérite
d’être acheté par une infraction si légère ». L’abbé d’Aubignac
propose de traduire ή μιχρòν έξαλλάττειν par « ou de changer un peu ce
temps » (du jour à la nuit ou de la nuit au jour), et il tient fort à
sa nouvelle explication (Pratique du Théâtre, 1669, p. 111) un
peu plus haut, il discute sérieusement s’il ne serait pas question dans
Aristote d’un jour polaire. La traduction
de
ce passage par de Norville (1671) montre combien alors les esprits étaient
prévenus sur ce sujet et disposés à interpréter Aristote dans le sens de
leurs théories : « La tragédie commence et termine son action en
un jour ou en une nuit autant que faire se peut : et si le
fort de l’action se passe dans l’un de ces temps elle anticipera bien
peu sur l’autre. »
Après avoir observé que les trois grands
tragiques de la Grèce se conforment à l’unité de temps, d’Aubignac
ajoute : « …. Leur exemple fut négligé par la plupart des poëtes
qui les suivirent de près, comme nous l’apprenons d’Aristote qui blâme
plusieurs de son temps de ce qu’ils donnaient à leurs poëmes une trop longue
durée, ce qui semble l’avoir obligé d’en écrire la règle ou plutôt de la
renouveler sur le modèle de ces anciens. » (Pratique du Théâtre, II,
7.)
C’est précisément le contraire qu’atteste notre philosophe. Je relève
cette erreur de d’Aubignac, parce qu’elle fournit l’occasion de remarquer
que la règle de l’unité de temps paraît avoir été le produit de réflexions
tardives faites sur ce sujet par les poëtes et les critiques. En Grèce comme
dans l’Occident moderne, la licence a précédé les règles.
Quant à l’unité de lieu, que nos vieux auteurs de Poétiques sont souvent
déterminée d’une manière assez ridicule (la Mesnardière, p. 419
cf. Sainte-Beuve, Poésie française au XVI e siècle,
p. 328), d’Aubignac affirme que si les demi-savants
doutent sur ce point, les savants n’hésitent pas que si Aristote n’en
a rien dit, c’est que la chose allait d’elle-même. Il fait pourtant, à cet
égard, quelque pages plus haut, un aveu curieux à recueillir. « Mais
une chose bien plus étrange et pourtant très-véritable, j’ai vu des gens qui
travaillaient depuis longtemps au théâtre lire ou voir un poëme par
plusieurs fois, sans reconnaître ni la durée du temps ni le
lieu de la scène, ni la plupart des circonstances des actions les
plus importantes, pour en découvrir la vraisemblance. » (Pratique du
Théâtre, II, 2 cf. II, 6.)
C’est apparemment que l’espèce de
vraisemblance qu’on recherche par l’unité de lieu et par celle de temps est,
en réalité, la plus indifférente pour l’esprit du spectateur. Corneille, qui
s’est tant préoccupé de ces questions, est, au témoignage
de
d’Aubignac, le premier poëte français chez qui l’unité de lieu soit
rigoureusement gardée. On ne peut voir sans quelque peine la torture qu’un
si grand esprit s’impose pour satisfaire à cette règle chimérique (Troisième
Discours sur le poëme dramatique). Mais les libres penseurs du XVIII e siècle n’osent pas davantage secouer ces scrupules.
Marmontel écrit : « La même continuité d’action qui, chez les
Grecs, liait les actes l’un à l’autre et qui forçait l’unité de temps,
n’aurait pas dû permettre le changement de lieu les Grecs ne
laissaient pourtant pas de se donner quelquefois cette licence, comme on le
voit dans les Euménides. »
Et plus bas : « On n’a pas
toujours ni partout reconnu comme indispensable la règle des unités :
on sait que sur le théâtre anglais et sur le théâtre espagnol elle est
violée en tout point et contre toute vraisemblance. Il en était de même sur
notre théâtre avant Corneille et non-seulement l’unité de lieu n’y
était pas observée, mais elle y était interdite. Le public se plaisait aux
changements de scène il voulait qu’on le divertît par la variété des
décorations, comme par la diversité des incidents et des aventures et
lorsque Mairet donna la Sophonisbe, il eut bien de la peine à obtenir des
comédiens qu’il lui fût permis d’observer l’unité de lieu. » (Éléments
de Littérature, au mot Unité.
)
Et Voltaire lui-même, que
les nouveautés cependant n’effrayaient guère : « La scène du Cid
est tantôt au palais du roi, tantôt dans la maison du comte de Gormas,
tantôt dans la ville. L’unité de lieu serait observée aux yeux des
spectateurs, si on avait eu des théâtres dignes de Corneille, semblables à
celui de Vicence, qui représente une ville, un palais, des rues, une place,
etc. Car cette unité ne consiste pas à représenter toute l’action dans un
cabinet, dans une chambre, mais dans plusieurs endroits contigus que l’œil
puisse apercevoir sans peine. » (Commentaire sur le Cid. Comparez sur
Cinna, acte II, scène I.)
Enfin l’élève de Voltaire, Frédéric le Grand, dans
son ouvrage intitulé
De la Littérature allemande (vol. III, p. 92
de ses Œuvres, Berlin, 1781) : « Vous entrez dans un de ces
spectacles d’Allemagne, et vous assistez à la représentation d’une pièce
de Shakespeare. Vous voyez là un public se pâmer d’aise en
entendant une de ces farces ridicules et dignes des sauvages du Canada. Je
les appelle ainsi, parce qu’elles pèchent contre toutes les règles du
théâtre. Car ces règles ne sont pas arbitraires vous les trouvez dans
la Poétique d’Aristote, où l’unité de lieu, l’unité de temps et l’unité
d’intérêt sont prescrites comme le seul moyen de rendre la tragédie
intéressante : au lieu de ce que, dans ces pièces anglaises, la scène
dure un espace de quelques années. »
M. Barthélemy Saint-Hilaire, préface de sa trad. de la Poétique (1858), p. XVIII, rappelle avec raison une bonne dissertation d’Andrieux (Revue encyclopédique, t. XXI et XXII, réimprimée dans les Œuvres de cet auteur), où il démontre que d’Aubignac surtout est responsable de l’opinion erronée qui appuie sur l’autorité d’Aristote la théorie des trois unités.
Métastase, dans ses Extraits de la Poétique d’Aristote (Œuvres, 1782, t. XII, ch. 5) attaque les deux unités de temps et de lieu en s’appuyant sur des exemples du théâtre grec et du théâtre latin. Le célèbre Manzoni les combat non moins victorieusement par une savante analyse des conditions de l’action dramatique et de l’intérêt théâtral, dans son Dialogue et dans sa Lettre sur les unités de temps, de lieu, etc., que l’on trouve dans l’édition de ses tragédies (Paris, 1830, in-12), et dans la traduction qu’en a donnée Fauriel (Paris, 1834).