(1875) Les auteurs grecs expliqués… Aristote, Poétique « Commentaire sur la Poétique d’Artistote. — Chapitre V. » pp. 82-88
/ 178
(1875) Les auteurs grecs expliqués… Aristote, Poétique « Commentaire sur la Poétique d’Artistote. — Chapitre V. » pp. 82-88

Chapitre V.

Il est évident que ce chapitre ne contient plus aujourd’hui les développements qu’Aristote avait écrits sur le ridicule. Voyez la Rhétorique I, 11, fin  III, 18.

Ni douloureuse, ni destructive.] Ἀνώδυνον ϰαὶ οὐ φθαρτιϰόν, expressions tout aristotéliques, qu’on retrouve avec de légères variantes : Rhétorique, III, 5, 8, 11  Morale Nicom., VI, 5  Morale Eudém., II, I  Analytiques post., II, 9  Topiques, VIII, 8. — Aristote, à proprement dire, ne définit pas ici la comédie. Un grammairien publié par Cramer (Anecdota Paris.,  I, p. 403) nous en donne la définition suivante, évidemment calquée sur celle de la tragédie qu’on lira plus bas au chap. VI :Κωμῳδία ἐστὶ μίμησις πράξεως γελοίου ϰαὶ ἀμοίρου (lisez γελοίας ϰαὶ ἀνωδύνου ?), μεγέθους τελείου, χωρὶς ἑϰάστου τῶν μορίων ἐν τοῖς εῖδεσι, δρῶντος (lisezδρώντων)χαὶ [οὐ] δι’ ἀπαγγελίας, δι’ ήδονῆς ϰαὶ γέλωτος περαίνουσα τὴν τῶν τοιούτων παθημάτων ϰάθαρσιν ἔχει δὲ μητέρα τὸν γέλωτα γίνεται δ’ ὁ γέλως ἀπὸ, etc. Suit une énumération des sources du ridicule qui pourrait bien provenir également, plus ou moins directement, de quelque livre d’Aristote. L’auteur avait aussi sous les yeux le VI e chapitre de la Poétique quand il écrivait ces lignes sur la tragédie : τραγψδία ύφαιρεΐ τά φοbερά παθήματα της ψυχής δι’ οίxτου xαì ’óτι ( ?) συμμετρίαν θέλει Éχειν τοū φόbου έχει δέ μητέρα την λύπην.

Cicéron, De l’Orateur II, 58 : « Quid sit ipse risus, etc., viderit Democritus…. Locus autem et regio quasi ridiculi turpitudine et deformitate quadam continetur. Hæc enim ridentur vel sola vel maxime, quæ notant et designant turpitudinem aliquam non turpiter. » — Sur le ridicule dans l’art, voir d’ingénieuses considérations dans le Laocoon, de Lessing, § 23. — M. V. Hugo, dans un manifeste célèbre (Préface de Cromwell), a dit en parlant du grotesque : « Voilà un principe étranger à l’antiquité, un type nouveau introduit dans la poésie  et, comme une condition de plus dans l’être modifie l’être tout entier, voilà une forme nouvelle qui se développe dans l’art. Ce type, c’est le grotesque  cette forme, c’est la comédie. » Et plus bas : « La comédie passe presque inaperçue dans le grand ensemble épique de l’antiquité. A côté des chars olympiques, qu’est-ce que la charrette de Thespis ? Près des colosses homériques, Eschyle, Sophocle, Euripide, que sont Aristophane et Plaute ? Homère les emporte avec lui, comme Hercule emportait les pygmées cachés dans sa peau de lion. » Plus de cent poëtes comiques, parmi lesquels Aristophane, Antiphane, Alexis, Ménandre, Philémon  plusieurs milliers de comédies, parmi lesquelles tant de chefs-d’œuvre  enfin, la définition si nette et si précise d’Aristote suffisent bien pour faire apercevoir dans l’antiquité cet élément du comique dont M. V. Hugo fait honneur au moyen âge et aux temps modernes !

« Aristote définit simplement la comédie une imitation de personnes basses et fourbes. Je ne puis m’empêcher de dire que cette définition ne me satisfait pas. » (Corneille, Premier discours.) — « Corneille a bien raison de ne pas approuver la définition d’Aristote et probablement l’auteur du Misanthrope ne l’approuva pas davantage. Apparemment Aristote était séduit par la réputation qu’avait usurpée ce bouffon d’Aristophane, bas et fourbe lui-même, et qui avait toujours peint ses semblables. Aristote prend ici la partie pour le tout, et l’accessoire pour le principal. Les principaux personnages de Ménandre, et de Térence son imitateur, sont honnêtes. Il est permis de mettre des coquins sur la scène, mais il est beau d’y mettre des gens de bien. » (Voltaire.) Ni Corneille ni Voltaire n’ont mis une bonne définition à la place de celle qui les satisfait si peu. — « La comédie est l’imitation des mœurs, mise en action : imitation des mœurs, en quoi elle diffère de la tragédie et du poëme héroïque  imitation en action, en quoi elle diffère du poëme didactique moral et du simple dialogue. » (Marmontel, Éléments de littérature, au mot Comédie. ) Voilà qui s’éloigne bien d’Aristote  l’auteur s’en rapproche lorsqu’il veut justifier sa définition en la développant : « La malice naturelle aux hommes est le principe de la comédie. Nous voyons les défauts de nos semblables avec une complaisance mélée de mépris, lorsque ces défauts ne sont ni assez affligeants pour, exciter la compassion, ni assez révoltants pour donner de la haine, ni assez dangereux pour inspirer de l’effroi. Ces images nous font sourire si elles sont peintes avec finesse  elles nous font rire, si les traits de cette maligne joie, aussi frappants qu’inattendus, sont aiguisés par la surprise. De cette disposition à saisir le ridicule la comédie tire sa force et ses moyens. » C’est vraiment commenter notre philosophe.

Ne dépendaient que d’eux-mêmes.] Eustathe, sur l’Iliade, X, 230, d’après l’autorité du second Denys d’Halicarnasse, dit que ce mot έθελοντής s’appliquait aux poëtes qui, n’ayant pas reçu un chœur de l’archonte, pourvoyaient d’eux-mêmes à la représentation de leurs pièces.

Le prologue.] Il est, je l’avoue, difficile d’imaginer ce que peut être cette invention des prologues, ce mot n’ayant pas d’autre sens dans Aristote que le sens défini au chapitre XII de la Poétique  mais est-ce une raison suffisante pour changer dans le texte προλόγους en λόγους contre l’autorité des manuscrits ? D’ailleurs, Hermann, auteur de cette conjecteure, et Ritter, qui l’adopte, ne remarquent pas que de la leçon λόγους il résulte une sorte de contradiction avec ce qui sera dit plus loin sur Cratès. Comparez, plus bas, le commentaire sur le chapitre XII.

Épicharme.] « Le premier, dit un grammairien anonyme qui semble puiser à une bonne source, Épicharme s’appropria, par de nombreuses innovations dans la pratique de l’art, la comédie auparavant dispersée » (c’est-à-dire dont on ne trouvait que des éléments épars sur divers points de la Grèce) : « sa poésie était surtout riche en inventions, sentencieuse et travaillée. » Voyez Meineke, Hist. crit., p. 535.

 — Quant à Phormis, on ne lui attribue guère que des innovations relatives à la mise en scène. Voyez Grysar, De Do riensium Comœdia, p. 74.

Une révolution du soleil.] « De l’aveu des Grecs l’action théâtrale pouvait comprendre une demi- révolution du soleil, c’est-à-dire un jour. Nous avons accordé les vingt-quatre heures, etc. » (Marmontel, au mot Unité.) Dans quel auteur grec notre critique a-t-il lu cette règle sur la durée de l’action théâtrale ? Le précepte d’Aristote est loin d’avoir cette précision. Mais comme il a servi de texte à une foule de discussions qui n’ont pas été sans influence sur l’art dramatique, particulièrement en France, on lira peut-être avec intérêt quelques extraits des controverses qui s’y rapportent :

« Il suffit, dit Lopez de Véga, de s’attacher à l’unité d’action et d’éviter l’épisode, en sorte qu’il n’y ait rien d’étranger et qui nous tire du sujet principal  c’est-à-dire qu’on n’en puisse détacher aucune partie, sans que la pièce tombe en ruine. Il ne faut pas s’embarrasser de la règle des vingt-quatre heures, ni déférer sur cela au sentiment d’Aristote. Nous lui avons déjà perdu le respect en mêlant les grands sentiments du tragique aux bas sentiments de la comédie. Il n’y a qu’à faire passer l’action dans le moins de temps qu’on pourra  à moins que le poëte n’eût voulu traiter une histoire qui durât quelques années. En ce cas, il n’aura qu’à les faires couler dans l’intervalle des actes. Il pourra aussi, s’il y est forcé, faire faire tel chemin qu’il lui plaira à ses personnages. Cela est assez choquant, je l’avoue  mais ceux qui le trouvent mauvais, n’ont qu’à n’y pas aller voir. O combien de gens tombent des nues, quand ils voient employer des années à ce qui doit avoir pour bornes l’espace d’un jour artificiel  car on ne veut pas même se relâcher sur cela à un jour mathématique. Et à considérer qu’un Espagnol, assis fort à son aise, se met à tempester dès que la comédie dure plus de deux heures, quand il s’agirait même de représenter ce qui s’est passé depuis la Genèse jusqu’au jugement final, je trouve que si c’est un moyen de lui plaire, il est juste de s’y tenir. » (Lopez de Véga, Arte nuova de hacer comedias en este tiempo, publié à Madrid en 1621, et traduit un peu librement en français dans le recueil intitulé : Pièces fugitives d’histoire et de littérature, Paris, 1704, p. 256.) — Nos critiques français sont bien autrement scrupuleux sur la question des unités, et il est curieux de voir comment la rigueur des préceptes d’Aristote va peu à peu s’exagérant dans l’esprit de ses imitateurs. Vauquelin de la Fresnaye écrit, à la fin du XVI e siècle (Poétique, livre II, p. 50, éd. 1612) :

Or comme eux l’héroïc, suivant le droit sentier,
Doit son œuvre comprendre au cours d’un an entier 
Le tragic, le comic, dedans une journée
Comprend ce que fait l’autre au cours de son année.
Le théâtre jamais ne doit être rempli
D’un argument plus long que d’un jour accompli,
Et doit une Iliade, en sa haute entreprise,
Être au cercle d’un jour ou guère plus comprise.

Cependant Pierre Delaudun, dans sa Poétique, publiée en 1597, argumente formellement contre la règle des vingt-quatre heures (livre V, chap. 9). La Mesnardière, Poétique (1640), chap. v, p. 48, permet d’outrepasser, pour la tragédie, les vingt-quatre heures, à condition toutefois que ce soit « pour attraper quelque incident qui mérite d’être acheté par une infraction si légère ». L’abbé d’Aubignac propose de traduire ή μιχρòν έξαλλάττειν par « ou de changer un peu ce temps » (du jour à la nuit ou de la nuit au jour), et il tient fort à sa nouvelle explication (Pratique du Théâtre, 1669, p. 111)  un peu plus haut, il discute sérieusement s’il ne serait pas question dans Aristote d’un jour polaire. La traduction de ce passage par de Norville (1671) montre combien alors les esprits étaient prévenus sur ce sujet et disposés à interpréter Aristote dans le sens de leurs théories : « La tragédie commence et termine son action en un jour ou en une nuit autant que faire se peut : et si le fort de l’action se passe dans l’un de ces temps elle anticipera bien peu sur l’autre. » Après avoir observé que les trois grands tragiques de la Grèce se conforment à l’unité de temps, d’Aubignac ajoute : « …. Leur exemple fut négligé par la plupart des poëtes qui les suivirent de près, comme nous l’apprenons d’Aristote qui blâme plusieurs de son temps de ce qu’ils donnaient à leurs poëmes une trop longue durée, ce qui semble l’avoir obligé d’en écrire la règle ou plutôt de la renouveler sur le modèle de ces anciens. » (Pratique du Théâtre, II, 7.) C’est précisément le contraire qu’atteste notre philosophe. Je relève cette erreur de d’Aubignac, parce qu’elle fournit l’occasion de remarquer que la règle de l’unité de temps paraît avoir été le produit de réflexions tardives faites sur ce sujet par les poëtes et les critiques. En Grèce comme dans l’Occident moderne, la licence a précédé les règles.

Quant à l’unité de lieu, que nos vieux auteurs de Poétiques sont souvent déterminée d’une manière assez ridicule (la Mesnardière, p. 419  cf. Sainte-Beuve, Poésie française au XVI e siècle, p. 328), d’Aubignac affirme que si les demi-savants doutent sur ce point, les savants n’hésitent pas  que si Aristote n’en a rien dit, c’est que la chose allait d’elle-même. Il fait pourtant, à cet égard, quelque pages plus haut, un aveu curieux à recueillir. « Mais une chose bien plus étrange et pourtant très-véritable, j’ai vu des gens qui travaillaient depuis longtemps au théâtre lire ou voir un poëme par plusieurs fois, sans reconnaître ni la durée du temps ni le lieu de la scène, ni la plupart des circonstances des actions les plus importantes, pour en découvrir la vraisemblance. » (Pratique du Théâtre, II, 2  cf. II, 6.) C’est apparemment que l’espèce de vraisemblance qu’on recherche par l’unité de lieu et par celle de temps est, en réalité, la plus indifférente pour l’esprit du spectateur. Corneille, qui s’est tant préoccupé de ces questions, est, au témoignage de d’Aubignac, le premier poëte français chez qui l’unité de lieu soit rigoureusement gardée. On ne peut voir sans quelque peine la torture qu’un si grand esprit s’impose pour satisfaire à cette règle chimérique (Troisième Discours sur le poëme dramatique). Mais les libres penseurs du XVIII e siècle n’osent pas davantage secouer ces scrupules. Marmontel écrit : « La même continuité d’action qui, chez les Grecs, liait les actes l’un à l’autre et qui forçait l’unité de temps, n’aurait pas dû permettre le changement de lieu  les Grecs ne laissaient pourtant pas de se donner quelquefois cette licence, comme on le voit dans les Euménides. » Et plus bas : « On n’a pas toujours ni partout reconnu comme indispensable la règle des unités : on sait que sur le théâtre anglais et sur le théâtre espagnol elle est violée en tout point et contre toute vraisemblance. Il en était de même sur notre théâtre avant Corneille  et non-seulement l’unité de lieu n’y était pas observée, mais elle y était interdite. Le public se plaisait aux changements de scène  il voulait qu’on le divertît par la variété des décorations, comme par la diversité des incidents et des aventures  et lorsque Mairet donna la Sophonisbe, il eut bien de la peine à obtenir des comédiens qu’il lui fût permis d’observer l’unité de lieu. » (Éléments de Littérature, au mot Unité. ) Et Voltaire lui-même, que les nouveautés cependant n’effrayaient guère : « La scène du Cid est tantôt au palais du roi, tantôt dans la maison du comte de Gormas, tantôt dans la ville. L’unité de lieu serait observée aux yeux des spectateurs, si on avait eu des théâtres dignes de Corneille, semblables à celui de Vicence, qui représente une ville, un palais, des rues, une place, etc. Car cette unité ne consiste pas à représenter toute l’action dans un cabinet, dans une chambre, mais dans plusieurs endroits contigus que l’œil puisse apercevoir sans peine. » (Commentaire sur le Cid. Comparez sur Cinna, acte II, scène I.) Enfin l’élève de Voltaire, Frédéric le Grand, dans son ouvrage intitulé De la Littérature allemande (vol. III, p. 92 de ses Œuvres, Berlin, 1781) : « Vous entrez dans un de ces spectacles d’Allemagne, et vous assistez à la représentation d’une pièce de Shakespeare. Vous voyez là un public se pâmer d’aise en entendant une de ces farces ridicules et dignes des sauvages du Canada. Je les appelle ainsi, parce qu’elles pèchent contre toutes les règles du théâtre. Car ces règles ne sont pas arbitraires  vous les trouvez dans la Poétique d’Aristote, où l’unité de lieu, l’unité de temps et l’unité d’intérêt sont prescrites comme le seul moyen de rendre la tragédie intéressante : au lieu de ce que, dans ces pièces anglaises, la scène dure un espace de quelques années. »

M. Barthélemy Saint-Hilaire, préface de sa trad. de la Poétique (1858), p. XVIII, rappelle avec raison une bonne dissertation d’Andrieux (Revue encyclopédique, t. XXI et XXII, réimprimée dans les Œuvres de cet auteur), où il démontre que d’Aubignac surtout est responsable de l’opinion erronée qui appuie sur l’autorité d’Aristote la théorie des trois unités.

Métastase, dans ses Extraits de la Poétique d’Aristote (Œuvres, 1782, t. XII, ch. 5) attaque les deux unités de temps et de lieu en s’appuyant sur des exemples du théâtre grec et du théâtre latin. Le célèbre Manzoni les combat non moins victorieusement par une savante analyse des conditions de l’action dramatique et de l’intérêt théâtral, dans son Dialogue et dans sa Lettre sur les unités de temps, de lieu, etc., que l’on trouve dans l’édition de ses tragédies (Paris, 1830, in-12), et dans la traduction qu’en a donnée Fauriel (Paris, 1834).