(1811) Cours complet de rhétorique « Notes. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Notes. »

Notes.

J’ai pensé que des hommes tels que MM. de La Harpe, Delille et Chateaubriand méritaient, dans un ouvrage de la nature du mien, une distinction particulière. Ce sont des noms devenus classiques parmi nous, et que nos jeunes gens doivent s’accoutumer à ne prononcer qu’avec respect ; mais il faut, pour cela, qu’ils aient une idée juste de leur mérite respectif, et c’est l’objet spécial des notes suivantes.

A. — Sur M. de La Harpe.

Il est peu d’écrivains qui aient été jugés avec plus de sévérité, ou exaltés avec plus d’enthousiasme que M. de La Harpe ; et l’exagération a été aussi odieuse d’un côté que ridiculement affectée de l’autre ; en sorte que l’on peut dire de lui que le zèle indiscret de ses amis n’a pas moins contribué à troubler son repos, que l’acharnement de ses ennemis. Comment discerner, entre deux extrêmes aussi opposés, le point juste d’où l’on peut apprécier cet homme vraiment célèbre, qui a rendu de grands services à notre littérature, et qui s’est distingué surtout par une justesse de principes et une sûreté de goût, qui ont placé pour toujours son nom à côté de celui de Quintilien ? Il me semble que l’on peut remarquer, dans la carrière de M. de La Harpe, trois époques bien distinctes, qui pourront servir à diriger l’opinion que l’on doit avoir de ses talents et de sa conduite littéraire. La première de ces époques sera celle où, dans le feu de sa première jeunesse, et trop ébloui peut-être par le grand succès de Warvick, il afficha sans détour des prétentions qui blessent dans l’homme supérieur, et qui doivent révolter dans celui qui n’a pas fait encore tout ce qu’il faut pour les justifier. La seconde, celle où, rebuté, aigri même par trois chutes consécutives au théâtre, il porta dans la critique littéraire l’amertume d’un ton dur et tranchant, peu propre à lui ramener ceux que ses premiers succès avaient indisposés contre lui. La troisième et dernière époque enfin, sera celle où une nouvelle manière de voir, en matières plus graves, eut sur sa morale littéraire et sur son style même, une influence marquée, et que la postérité appréciera. Il est difficile qu’un écrivain conserve le même ton, le même caractère dans ses ouvrages, à des époques et dans des circonstances aussi différentes que celles que nous venons d’assigner. Elles expliquent au contraire, de la manière la plus simple, les variations que l’on a pu reprocher aux jugements de M. de La Harpe, qui, sans fléchir jamais sur la sévérité de ses principes en matière de goût, sans jamais s’écarter de la route tracée par les grands maîtres, a voulu concilier quelquefois deux choses naturellement inconciliables, son respect pour les anciens, et sa complaisante admiration pour quelques modernes, qui connaissaient peu ou jugeaient mal ces mêmes anciens. Mais, rendu tout entier, sur la fin de sa vie, aux excellents principes que sa jeunesse avait reçus, il n’a pas craint de revenir sur ses pas, de juger ses propres jugements, et de réparer avec éclat le petit scandale de ses injustices littéraires. Peut-être les critiques sévères ne trouvent-ils pas encore la réparation assez complète ; mais que l’on rapproche un moment la manière un peu légère dont il avait parlé d’abord de J.-B. Rousseau, entre autres, et du grand Corneille, du ton sage, mesuré, respectueux même, qu’il adopta depuis dans le Cours de littérature, et l’on sentira tout ce que peut l’empire de la raison dans un esprit bien fait, sur la force des préjugés, et sur les illusions même de l’amour-propre. Telle est en effet l’inappréciable avantage des bonnes études ; elles impriment au goût une direction, et aux idées un caractère de justesse, qui ne manquent jamais de ramener tôt ou tard vers le but, dont on avait pu s’écarter un moment.

Le public a fixé pour toujours le rang que tiendra sur notre Parnasse l’auteur de Warvick et de Mélanie, comme poète dramatique ; et s’il nous était permis d’ajouter une opinion à la décision générale, ce serait celle de M. de La Harpe lui-même, qui se rendait franchement la justice de n’avoir pas contribué, du moins, à la décadence du bel art de la tragédie, parmi nous185. Et cela était rigoureusement vrai : mais il ne l’était pas moins qu’il n’avait rien fait non plus pour étendre son domaine ; et que, sagement renfermé dans les bornes de son talent, il n’a jamais tenté de s’élever à ces beautés neuves et hardies, qui supposent un génie, et exigent des forces qu’il ne se sentait pas. Il n’y a pas une de ses tragédies qui n’offre des traits vigoureusement prononcés, des conceptions heureuses, des scènes, des actes même d’un bel effet : toutes se distinguent par une diction pure, mais froidement correcte, qui ne tombe jamais, il est vrai, dans la bouffissure gigantesque de Dubelloy, ni dans la dureté tudesque de Lemierre, mais qui n’étincelle pas, comme celle de ces deux poètes (si loin d’ailleurs de M. de La Harpe), de cette foule de beaux vers, de grandes idées, de traits imprévus, et d’autant plus précieux, qu’il faut les payer plus cher, et les attendre plus longtemps.

Heureux une fois, dans la conception d’un rôle éminemment dramatique, celui d’un grand homme aigri par le sentiment d’une grande injustice, il fit de cette idée qui lui avait si bien réussi, l’âme de son théâtre tragique, et s’attacha de préférence aux sujets qui lui en offraient les développements les plus favorables. Ainsi Coriolan, Philoctète, Icilius (dans Virginie) ont tous avec Warvick, ce trait premier de ressemblance qui tient à l’idée générale du rôle ; et malgré les efforts de l’auteur pour graduer les nuances qui devaient les différencier, tous ces personnages ont un défaut commun, l’exagération du sentiment de l’injure, plus de roideur que de véritable force, et d’âpreté que d’énergie. Ou voit que l’auteur s’est cru obligé d’exalter cette passion au-delà des bornes vraisemblables, pour s’élever à la hauteur tragique. Le seul Philoctète est dans la nature, parce que les suites de l’injure cruelle qu’il a éprouvée, l’ont livré à toutes les horreurs de la souffrance et du besoin, et qu’il n’y a plus alors d’expressions trop fortes pour suffire à l’explosion d’une haine aussi profonde, d’une rage si longtemps concentrée. Aussi M. de La Harpe n’a-t-il jamais été plus loin que dans ce rôle de Philoctète où, soutenu par le génie de Sophocle, il surpassa ce même Warvick qui avait été le présage, et fut longtemps le terme de ses succès dramatiques.

Les triomphes académiques consolèrent quelque temps M. de La Harpe de ses disgrâces théâtrales ; mais ces triomphes mêmes devinrent souvent pour lui une source nouvelle de chagrins et de persécutions. Il faut convenir que tout le tort n’était pas ici du côté de ses ennemis ; et que le ton d’aigreur, et l’affectation de supériorité qui perçaient toujours dans ces sortes d’ouvrages ; que le choix même des sujets, abandonné le plus souvent à la disposition des concurrents, indiquaient dans M. de La Harpe celui de tous les égoïsmes que l’on pardonne le moins, l’habitude et l’exagération de la plainte, qui supposent la conviction intime d’une supériorité de mérite, que l’on pardonne bien moins encore. Un tort plus réel dans M. de La Harpe, fut la franchise courageuse avec laquelle il s’annonça dans la carrière de la critique, la seule pour laquelle il eût en effet une vocation déterminée, et la seule qu’il ait parcourue avec des succès incontestables. Soit qu’il fût persuadé que l’on ne doit pas plus composer avec le faux goût qu’avec les mauvaises mœurs, soit que le ton dur et tranchant tînt essentiellement à son caractère ou à l’inexpérience de l’âge, il crut qu’il suffisait d’avoir raison, et ne songea qu’à le prouver, insensible d’ailleurs, ou complètement sourd aux clameurs qu’il ne pouvait manquer d’exciter autour de lui. Il avait été sévère pour les autres ; on fut injuste à son égard : on lui demanda impérieusement ses titres, et lorsqu’il les compta par des succès, on lui nia ses succès mêmes avec une fureur qui les prouvait, comme il l’a dit lui-même, mais qui les empoisonna cruellement. Peut-être aussi M. de La Harpe attachait-il à ces pièces de concours plus d’importance qu’elles n’en comportaient naturellement ; et personne n’a mieux senti, dans un âge plus avancé, que s’il n’est pas absolument nécessaire d’avoir produit soi-même des chefs-d’œuvre, pour avoir un avis sur ceux des autres, il ne faut pas, du moins, que la faiblesse réelle des ouvrages du critique contraste trop sensiblement avec la sévérité d’une censure qui n’épargne rien. Or, il est impossible de se dissimuler, à cet égard, que M. de La Harpe était loin de donner ici (ce que cependant on affectait d’exiger de lui), le précepte et l’exemple à la fois ; et ses adversaires abusèrent trop, sans doute, de l’avantage qu’il leur donnait sur lui dans cette circonstance. Ses pièces académiques roulent presque toutes sur des sujets trop vagues ou trop étendus pour être traités avec avantage dans les bornes que les convenances académiques imposent à ces sortes de compositions. L’auteur n’y tourne guère que dans un cercle d’idées communes et cent fois rebattues, exprimées le plus souvent avec cette pureté froide qui repousse également la louange et la critique, parce que l’une serait sans fruit, et l’autre sans objet.

Au reste, M. de La Harpe paraît avoir réduit cette portion de ses œuvres à sa juste valeur, puisqu’il n’a conservé, dans l’édition actuelle, que quatre de ces discours en vers. Nous lui savons quelque gré de n’avoir point enveloppé dans la proscription le discours sur les Grecs anciens et modernes. Ce grand contraste offrait un tableau qui appartenait de droit à la poésie ; aussi est-ce dans le rapprochement de mœurs et de temps si contraires que brille surtout le talent du poète, quoiqu’il s’en faille de beaucoup encore que la diction de M. de La Harpe soit ici à la hauteur d’un pareil sujet.

En général, M. de La Harpe ne paraît pas avoir toujours assez sagement consulté la mesure et l’étendue de ses forces poétiques : de là ses chutes fréquentes et l’inégalité constante d’un vol dont on n’a calculé ni la durée, ni la hauteur.

C’est, par exemple, avec plus de courage que de bonheur et de succès qu’il entreprit une traduction de Lucain. Il serait difficile de marquer entre deux auteurs un contraste plus frappant que celui qui s’offre naturellement ici entre Lucain et M. de La Harpe. L’un est aussi sage, aussi méthodique, que l’autre est fougueux et déréglé dans sa marche ; le premier est aussi impétueux, entraînant dans sa diction inégale, mais souvent sublime, que l’autre est froid, sec et compassé dans la monotone médiocrité de sa version. L’on sait cependant (et qui le savait mieux que M. de La Harpe) ? que la plus indispensable des dispositions dans un traducteur, est cette espèce d’analogie naturelle qui le rapproche, à son insu, du modèle qu’il se propose d’imiter, qui établit d’avance entre eux un rapport de goût et de sentiments, sans lequel le traducteur, quel que soit d’ailleurs son talent, restera toujours infiniment au-dessous de son auteur. Voilà quant aux dispositions générales : le plus ou moins de succès dans l’exécution dépendra ensuite du plus ou moins de talent dans l’écrivain traducteur ; mais il faut observer que le mérite même d’une exécution parfaite ne compensera jamais que faiblement ce défaut d’harmonie première qui a dû exister entre l’original et son imitateur, et qui a déterminé le choix du dernier. Voyez avec quelle constance M. Delille a lutté pendant quinze ans contre les beautés, inimitables pour tout autre, des Géorgiques de Virgile : cette constance même ne prouve-t-elle pas la force irrésistible de la vocation particulière qui l’appelait à ce genre, dans lequel il nous a donné depuis de si aimables preuves de sa fécondité ? Les amateurs d’anecdotes littéraires n’ont point oublié que Brébeuf avait d’abord commencé la traduction de l’Énéide, et que, fatigué à chaque instant par les contrariétés que lui faisait éprouver la dissonance perpétuelle de son ton boursouflé, avec la douce mélodie et le charme continu de l’expression de Virgile, il alla confier son embarras à Ségrais son ami, qui, de son côté, suait sang et eau pour se monter au ton de Lucain qu’il essayait de traduire, et que les deux amis se proposèrent et firent un échange, dont les deux poètes latins n’eurent guère à s’applaudir, mais dont Virgile surtout se trouva fort mal. Il est vrai qu’il en a été bien vengé depuis par les beaux vers de M. Delille, et par les efforts heureux de M. Gaston ; mais Lucain attend, et attendra longtemps encore un vengeur parmi nous : ce n’est pas du moins l’essai de M. de Laurès, qui cependant n’était pas totalement dénué de mérite ; ce sera moins encore l’esquisse de M. de La Harpe, qui feront goûter Lucain à des lecteurs français, parce qu’il faut, pour le goûter, le voir tel qu’il est, et que c’est le seul peut-être de tous les auteurs anciens, dont les défauts tiennent si essentiellement au caractère de son génie, qu’il est presqu’impossible de lui ôter une tache sans lui faire perdre une beauté. Je ne connais, parmi les modernes, que l’anglais Shakespeare qui soit exactement dans le même cas : ce sont des productions informes, sans doute, mais auxquelles il faut laisser leur inculte énergie : il faut les voir ce qu’elles sont, pour les apprécier ce qu’elles valent.

La langue italienne est si belle, si harmonieuse, si facile en apparence ; l’attrait du Tasse en particulier est si puissant, qu’il faut pardonner à la médiocrité de ses traducteurs (en vers français) d’avoir trop aisément cédé à l’enthousiasme qu’inspire ce grand poète : c’est une erreur de sentiment, bien plus encore qu’une illusion de l’amour-propre, qui a égaré sur ses pas cette foule malheureuse d’imitateurs. Ils avaient senti vivement le charme constamment répandu dans la Jérusalem, et ils se sont crus capables de le faire sentir aux autres : le Tasse a été pour eux un véritable enchanteur ; ils se sont oubliés et méconnus dans son poème, comme Renaud dans les jardins d’Armide. Mais la critique leur a présenté bientôt le bouclier d’Ubalde ; et ils se sont vus tels qu’ils étaient, c’est-à-dire, de très faibles imitateurs du poète sans contredit le plus riche, le plus fécond, le plus varié des modernes, et le seul d’entre eux qui ait pris à jamais sa place à côté d’Homère pour l’invention, mais à une grande distance de Virgile, pour le fini des détails et le charme continu de la diction.

Le vieillard, qui d’Achille a chanté le courroux,
S’il eût été moins grand, allait être jaloux.
Combien il admira ces traits, ces caractères,
Ces âmes de héros si tendres et si fières ;
Ces tableaux tour à tour et touchants et pompeux ;
Leur accord, leur contraste également heureux :
Du féroce Aladin la sombre tyrannie,
Et la rage d’Argant dans le sang assouvie ;
Ce superbe sultan qui, seul et détrôné,
Vers le ciel ennemi lève un front indigné ;
Et Renaud, si brillant dans sa fougue indocile,
La foudre de la guerre et le rival d’Achille !
…………………………………………………
La guerre est loin de moi ; la flûte pastorale,
De l’épaisseur des bois qui répète ses sons,
Vient rassurer mes sens au bruit des chansons.
La Discorde tonnait ; c’est l’amour qui soupire.
Je vois ses tendres jeux et son fatal délire.
Il s’endort sur les fleurs, il sourit ; et soudain
Le glaive à son réveil étincelle en sa main.
(De La Harpe, Épître au Tasse).

Ces vers annonçaient un admirateur sincère du Tasse, mais ne promettaient pas un poète capable de le traduire, et M. de La Harpe a rencontré en lui un rival plus redoutable encore que Lucain ; dans la supposition même du degré de talent qu’exige une pareille entreprise, ce n’est point à l’époque où la tenta M. de La Harpe qu’il pouvait se flatter de l’achever avec succès. Nous avons vu que dans la force même de l’âge, qui doit être celle du talent, M. de La Harpe s’élevait rarement et se soutenait avec peine à une certaine hauteur de pensée ou d’expression : comme le genre et le style tempérés étaient essentiellement les siens, il n’en sort guère que par des efforts d’autant plus pénibles pour le lecteur, qu’il s’aperçoit davantage de ce qu’ils ont coûté. Il est cependant plus facile encore de feindre une certaine exaltation d’esprit (parce que la grandeur peut être factice, et qu’il est dans les mots, ainsi que dans les choses, une espèce de majesté d’emprunt), que de descendre à propos aux grâces légères et faciles, de parcourir successivement tous les tons, et de traiter tous les genres avec le style et les ornements qui leur sont propres. C’est le grand mérite du Tasse, et l’une des causes qui en rendront toujours la traduction si difficile en vers français. Ajoutons à cette première difficulté le mélange, ou plutôt l’accord constant dans ce beau poème, de tout ce que l’antique a de plus simple et de plus beau, avec tout ce que la galanterie moderne offre de plus élégant et de plus raffiné. Le poète qui réunirait tout ce qu’il faut de mobilité d’imagination, de flexibilité et d’abondance dans le style, pour traduire dignement le Tasse, serait un homme presque aussi admirable que le Tasse lui-même ;

Et cet heureux phœnix est encor à trouver.

Soyons donc moins surpris que M. de La Harpe soit resté quelquefois si loin de son modèle, et gardons-nous surtout de juger à la rigueur ce qui ne peut être considéré que comme un simple essai, où l’on rencontre néanmoins de beaux vers, des morceaux assez heureux, et des corrections même qui décèlent partout le grand sens et le goût exquis du traducteur, Le Tasse, il est vrai, reste encore à traduire :

Exoriare aliquis !

C’est une opinion assez généralement reçue parmi les gens de lettres, que la prose de M. de La Harpe est infiniment supérieure à ses vers, c’est-à-dire, qu’elle offre au premier coup d’œil des disparates moins frappantes peut-être, et que sa médiocrité est plus constamment soutenue. Mais elle manque, ainsi que sa poésie, de nerf et de chaleur ; elle est froide, parce qu’il entrait dans la manière de l’auteur d’aimer à disserter, et de disserter longuement ; elle est sèche, parce que le ton et le style didactiques étaient naturels à M. de La Harpe ; de là ces lieux communs que l’on rencontre si fréquemment dans ses discours académiques, et qui n’appartiennent pas plus au style qu’au genre oratoire.

Au surplus, ce n’est pas sur ses éloges académiques que se fonde la gloire littéraire de M. de La Harpe ; son véritable titre à la célébrité est dans son Cours de Littérature, monument précieux dans tous les temps, et plus estimable encore par les circonstances où il a paru, mais qui cependant n’est pas totalement exempt de reproches. Le plus grave de tous ceux qu’on peut lui faire, c’est d’attacher trop d’importance à des choses qui méritaient à peine d’être citées, et de glisser trop rapidement sur des objets essentiels dont le développement indispensable était commandé par la nature même du plan de l’auteur. On est fâché, par exemple, que l’article d’Homère soit presqu’entièrement employé à réfuter Lamotte, dont les paradoxes ne peuvent être bien dangereux aujourd’hui. On a vu avec peine quelques pages seulement renfermer l’analyse de tout Molière, et un demi-volume consacré à Beaumarchais ; deux volumes à l’analyse de quelques tragédies de Voltaire ; un gros volume, à l’examen de quelques opéras-comiques que personne n’a jamais songé à lire, etc. On a été également surpris de retrouver ici, au sujet de Corneille, de Crébillon et de J.-B. Rousseau, quelques traces de ces opinions erronées auxquelles M. de La Harpe ne devait plus tenir, même en les modifiant, dans un ouvrage destiné à faire époque, et où l’on veut trouver des règles générales, et non pas des manières de voir particulières.

Mais où le professeur du lycée est vraiment un homme supérieur, c’est dans l’analyse et l’application des règles du goût et d’une critique toujours juste, toujours capable de diriger utilement le jugement des autres, quand il explique et commente les anciens, et quand il parle de ceux des modernes sur lesquels son opinion n’a jamais varié. Ce serait louer trop faiblement un pareil ouvrage, que de le mettre simplement au-dessus de ce que nous avions de mieux en ce genre : il faut dire franchement que nous ne connaissons point de code aussi complet, en fait de goût et de littérature, et qui soit en général aussi bien exécuté. Il eût été seulement à désirer que l’auteur vécût assez pour en voir une seconde édition : il eût sans doute élagué bien des superfluités, donné une juste étendue aux articles faits pour tenir dans son ouvrage un rang distingué, et rédigé le tout sur un meilleur plan. C’est le vœu que formait Quintilien à l’égard de Sénèque, et ses paroles s’appliquent d’elles-mêmes à M. de La Harpe et au Cours de littérature : Multa enim probanda in eo, multa etiam admiranda sunt ; eligere modò curæ sit ; quod utinàm ipse fecisset.

B. — Sur M. de Chateaubriand186.

Le style de M. de Chateaubriand est un mélange de tous les tons, de tous les styles ; c’est tour à tour, Homère, les Pères, Virgile, le Tasse, Milton, etc. Il faut établir le principe de ces fréquentes inégalités ; faire voir en quoi consistent précisément ces beautés et ces défauts : et s’il reste démontré que leur imitation introduirait parmi nous une école d’autant plus dangereuse qu’elle s’appuierait d’un grand nom et d’exemples séduisants, il en faudra bien conclure que M. de Chateaubriand occupe et conservera un rang à part, et qu’il a traité un genre dans lequel il n’est point à désirer qu’il fasse des imitateurs. Mais, me dira-t-on, imite-t-on le génie ? Non, sans doute, on n’imite point le génie des choses ; mais il n’est que trop facile de singer celui de l’expression : il n’est que trop facile, et surtout trop commun, de se croire sublime, parce qu’on prodigue de grands mots ; et profond, parce qu’on s’enveloppe à dessein de ténèbres épaisses. Il faut donc ouvrir les yeux des jeunes gens sur les vices brillants d’une composition dont l’éclat leur déguise le danger, et leur prouver que le génie du style est un don particulier de la nature, aussi admirable et plus rare encore que le génie des choses.

C’est en cela que Buffon a eu raison de dire que le style était tout l’homme. Mais n’a-t-on pas un peu trop abusé de cette phrase célèbre ? et l’ambition ou plutôt la manie de se faire un style à soi, pour être aussi un homme à part, n’a-t-elle pas égaré plus d’une fois dans de fausses routes, le talent le plus capable de suivre avec succès celles que lui avait tracées le génie des Pascal, des Bossuet, des Buffon et des J.-J. Rousseau ? Quelquefois aussi (et il serait injuste de ne pas en convenir d’abord) des circonstances impérieuses ont exercé sur ce même talent une influence dont il n’a pas été le maître d’éluder entièrement le despotisme. Un nouvel ordre de choses comporte un autre ordre d’idées, qui déterminent à leur tour de nouvelles formes de style. Reportons-nous un moment à l’époque où l’auteur d’Atala s’annonça avec tant d’éclat dans la carrière des lettres ; rappelons-nous le triste et long silence des muses françaises, et nous concevrons, nous excuserons même l’enthousiasme avec lequel fut accueillie la première production de M. de Chateaubriand. Elle réunissait éminemment tout ce qu’il fallait pour produire alors une grande sensation, et elle la produisit. Des émotions fortes, des tableaux absolument neufs, de nouveaux cieux, une terre nouvelle, un langage et des sentiments qui ne ressemblaient à rien de ce que l’on avait senti, voilà ce qu’offrait l’épisode d’Atala ; et voilà ce qu’il fallait pour donner à l’âme, de ces distractions puissantes qui l’arrachent malgré elle au charme douloureux de ses souvenirs, et même aux illusions de ses espérances. Le mérite de l’ouvrage fut contesté ; le succès fut général. Mais au milieu des critiques et des éloges également exagérés de part et d’autre, l’observateur impartial put remarquer dans Atala tout ce qui caractérise la marche du génie. L’ouvrage enfin fut reçu et traité par les appréciateurs éclairés, avec cette espèce de vénération qu’inspirerait un beau monument échappé aux ravages de la barbarie, et retiré avec peine du milieu des cendres et des ruines.

Peu de temps après, le Génie du christianisme étonna par la grandeur de son objet et la richesse d’un plan qui embrassait sans effort une prodigieuse variété de connaissances en tout genre : on y admira surtout le parti que l’imagination et la sensibilité de l’auteur avaient su tirer d’un sujet qui semblait ne devoir offrir que des discussions arides, que des raisonnements secs et abstraits ; et on lui sut gré de nous avoir donné un cours presque complet d’histoire naturelle, de poésie, d’éloquence, une poétique enfin de tous les beaux arts, au lieu de traités théologiques sur la nécessité et la vérité de la religion chrétienne. Cette grande et belle idée de s’adresser d’abord au cœur de l’homme, pour convaincre ensuite sa raison, de mettre ses passions même dans les intérêts de la vérité, pour qu’elle triomphe de lui malgré lui, et presqu’à son insu, était une idée aussi nouvelle, aussi heureuse en morale, que féconde en poésie ; et si l’imagination n’eût point entraîné quelquefois M. de Chateaubriand au-delà des justes bornes ; si un goût toujours sage, toujours pur eût présidé constamment à la distribution des richesses que la nature de son plan mettait à sa disposition, il eût mérité, sans doute, que l’on dît de lui : les autres théologiens prouvent la religion, mais M. de Chateaubriand la fait aimer. Le succès de son ouvrage eût alors été incontestable, et les gens de lettres eussent applaudi au talent, comme les personnes religieuses aux intentions de l’auteur.

Un ouvrage aussi extraordinaire, et qui constituait, à proprement parler, un nouvel ordre de choses poétiques, trouva, comme Atala, des censeurs trop rigoureux et de trop faciles apologistes ; il faut convenir que les nombreuses beautés et les taches non moins nombreuses de cette singulière production motivaient, à bien des égards, la sévérité des uns et l’extrême complaisance des autres. Mais qu’est-il résulté d’une opposition aussi marquée dans les jugements ? Que, malgré des articles très bien faits de part et d’autre, l’ouvrage ne fut point mis, et n’est pas encore à sa place. Trop haut dans l’opinion des uns, infiniment trop bas dans celle des autres, c’est du temps qu’il doit attendre et qu’il obtiendra son véritable rang. Mais en attendant cette décision, qui sera plus ou moins prompte, plus ou moins honorable, au gré de la direction que pourront prendre les opinions religieuses et littéraires, le Génie se soutiendra par des beautés réelles qui sont de tous les temps, de tous les lieux et de toutes les opinions : il n’y en a qu’une sur le mérite prodigieux de certaines parties de l’ouvrage ; mais elle varie sur les taches, que tous les lecteurs ne voient pas des mêmes yeux, et n’aperçoivent pas dans les mêmes endroits. Les défauts cependant, ainsi que les beautés, appartiennent dans M. de Chateaubriand à une seule et même cause, qui me paraît avoir échappé aux critiques qui m’ont précédé. Détracteurs et panégyristes se sont également arrêtés sur les détails, avec l’intention louable de trouver des beautés, ou le plaisir malin de révéler des fautes : mais l’ensemble de cette composition d’un ordre et d’un style tout particuliers, le genre auquel il faut rapporter un ouvrage à la fois théologique, moral, littéraire et poétique, sans être rigoureusement rien de tout cela, voilà des points qui devaient, ce me semble, être discutés d’abord, et à la faveur desquels on eût peut-être expliqué les écarts fréquents de l’auteur, et les nombreuses disparates d’un style, dont rien n’approche quand il s’élève, et qui reste au-dessous de bien des écrivains, quand il tombe. J’ai assez étudié M. de Chateaubriand, je fais de son rare talent un cas assez distingué, et j’estime assez sa personne pour me permettre de hasarder ici quelques idées que je soumets à mon tour à sa critique.

Deux choses inconciliables de leur nature, ou que l’on ne concilie du moins qu’aux dépens l’une de l’autre, l’allure fière, libre et indépendante du génie qui invente, et la contrainte toujours pénible du talent qui imite ; cette lutte presque continuelle de deux principes évidemment opposés ; me semblerait assez bien caractériser la manière habituelle de M. de Chateaubriand : il trouve fréquemment de grandes pensées, frappantes d’énergie et de vérité ; mais il cherche (et l’on s’en aperçoit) une tournure énergique, une expression forte ou pittoresque, pour ajouter à la force ou à l’éclat de la pensée. Quelquefois aussi il semble affecter de prêter aux grandes choses une tournure simple et familière, comme de relever les petites par la pompe et le fracas des grands mots. Tous ces petits artifices de style sont sans doute très légitimes ; ils sont un des principes, ou plutôt un des secrets de l’art, et je ne sais même si celui de tous nos prosateurs qui a le moins connu et recherché l’art en écrivant, si le grand Bossuet ne s’est pas permis à dessein quelquefois ces trivialités qui échappent de temps en temps à sa plume. Mais pardonnons à ce fleuve majestueux, de mêler de temps en temps quelques grains de sable à l’or pur qu’il roule habituellement, et n’imitons point les défauts de Bossuet, ou plutôt ne cherchons jamais à suivre le vol de cet aigle infatigable : bornons-nous à en mesurer de loin la hauteur ; cela même ne suppose point une force vulgaire.

Il est facile de voir combien M. de Chateaubriand s’est pénétré de la lecture de Bossuet et d’admiration pour ses beautés. C’est lui surtout qu’il prend pour modèle ; c’est sur ses ailes qu’il s’élève à la majesté d’un style qui égale quelquefois le sublime de la pensée. Au surplus, ce que je dis ici de Bossuet, on peut le dire également des grands classiques de tous les temps et de tous les pays : la Bible, Homère, les anciens, les modernes, M. de Chateaubriand a tout lu, tout dévoré avec l’insatiable avidité d’une âme ardente, qui cherche et veut trouver partout des aliments. Mais plus je relis moi-même l’auteur des Martyrs, plus je me croirais fondé à penser que ces lectures ont été faites dans un âge où l’on sent trop vivement pour méditer beaucoup ; où le désir de réparer des années perdues fait courir rapidement, et par toutes les routes à la fois, vers le but qu’on se propose d’atteindre, ce qui n’est pas toujours le plus court moyen d’y arriver ; étonné, ébloui de tant de richesses littéraires, que de nouvelles lectures, augmentent encore tous les jours, l’imagination échauffée tour à tour, quelquefois en même temps, par les beautés sublimes des Prophètes, d’Homère, de Virgile, de Milton, du Dante, etc., etc., comment se faire un emploi sage et judicieux de ces nombreux trésors qui se pressent et s’accumulent sous vos mains ? Comment se créer un style, un genre, une manière au milieu de tant de manières, de genres et de styles différents ? Que sera-ce si, porté par les circonstances sous d’autres cieux, l’aspect et l’étude d’une nouvelle nature viennent exalter encore une imagination déjà enflammée par tant d’objets réunis ? On conçoit aisément que rien de commun, rien d’ordinaire ne peut sortir d’une réunion de circonstances extraordinaires, et que tout doit porter, dans les productions d’un tel écrivain, un caractère d’originalité qui peut faire époque, mais qui ne doit point servir d’exemple. Il faut dire pourquoi.

Ce n’est point assez, pour se placer au rang des modèles, d’ouvrir une route nouvelle ; il faut voir où cette route peut conduire les imitateurs tentés de la suivre : il ne suffit pas de créer un nouveau genre, il faut examiner si ce genre nouveau est une richesse littéraire de plus : c’est peu enfin d’introduire dans le style, des formes qu’il ne connaissait pas, et dont Fénelon, Voltaire, Buffon et Rousseau n’ont pas eu besoin pour assurer à notre langue l’empire qu’elle exercera à jamais sur toutes les langues modernes ; sans quoi l’on appauvrit la langue, au lieu de l’enrichir.

Craignons donc de laisser ou de voir s’établir une école nouvelle, qui, en confondant tous les genres et tous les styles, prêterait indiscrètement à la théologie le langage de la poésie, et à la poésie le style et les formes théologiques : craignons d’adopter une poétique qui constituerait les fautes en principes, et qui poserait pour règle première la violation de la plus essentielle des règles, l’accord indispensable des choses et du style ; et cette précieuse unité, sans laquelle le vrai et le beau n’existent plus dans les ouvrages de l’imagination. On n’imitera que trop facilement les défauts de M. de Châteaubriand : mais aura-t-on son génie, pour les compenser comme lui par des beautés du premier ordre ?

C. — Sur M. Delille et ses ouvrages.

Racine avait ouvert et fermé en même temps sa brillante école, en plaçant l’art des vers à une hauteur désespérante : le plus ingénieux, le plus redoutable de ses successeurs, le prodigieux Voltaire, après avoir infructueusement lutté contre une perfection qu’il ne pouvait atteindre, se fraya une route particulière, où il courut rapidement suivi d’un peuple d’imitateurs, tandis que Racine et Boileau avaient péniblement gravi le sommet du Parnasse par un sentier étroit, escarpé, hérissé d’obstacles, environné de précipices, où personne enfin n’avait pu les suivre. La langue poétique y perdit, il est vrai, quelque chose de la correction difficile et de la sévère élégance où elle était parvenue ; mais elle étendit le cercle de ses attributions ; elle tenta d’exprimer, et elle exprima avec succès des choses rebelles jusqu’alors à la poésie. On admira, dans la Henriade, des descriptions qui eussent étonné Boileau par leur justesse et par la poésie de leur expression. Les physiciens entendirent avec surprise la poésie leur parler leur langue, publier leurs découvertes ; et peut-être les systèmes mêmes du grand Newton, jusqu’alors peu connus en France, durent-ils aux beaux vers de Voltaire une partie de leur célébrité.

Ainsi une nouvelle manière introduisit un nouveau genre ; la poésie quitta un moment la scène, pour y reporter bientôt des idées nouvelles, une pompe plus théâtrale, des mœurs que l’on n’y avait jamais étalées, et des maximes qui n’y avaient point encore été entendues. Mais la première base d’un traité quelconque, est que les intérêts des parties contractantes soient également respectés de part et d’autre. Or, dans cette alliance de la philosophie et de la poésie, le traité ne fut pas maintenu longtemps dans son intégrité ; et le médiateur lui-même donna l’exemple de l’infraction. La philosophie usurpa le territoire de la poésie ; et bientôt les limites respectives furent tellement confondues, l’anarchie devint si complète, qu’il n’y eut plus ni philosophie dans les vers, ni poésie dans les poèmes philosophiques. On sait trop quel jargon scientifique, quelle morale sèche et guindée remplacèrent le langage de la raison et de la science ; et quelle langue barbare, quel néologisme ridicule succédèrent au langage harmonieux que la poésie avait prêté un moment aux sciences naturelles. Voltaire s’en plaignit amèrement ; il n’était déjà plus temps.

C’est au milieu de ces idées nouvelles, ou plutôt de ce chaos de toutes les idées, que s’élevèrent deux hommes, MM. Lebrun et Delille, dont le beau talent naturel dut se ressentir plus ou moins de l’influence des circonstances. Partisans tous deux de la bonne école, et admirateurs passionnés des grands maîtres ; ayant puisé tous deux d’excellentes leçons dans la société de Louis Racine ; partis enfin des mêmes principes, et près que du même point, ils ont suivi l’un et l’autre une carrière différente, mais également distinguée par des succès honorables. M. Delille fixa tous les regards par son coup d’essai ; et la traduction des Géorgiques plaça dès lors son auteur au rang qu’il occupe depuis quarante ans sur le Parnasse et dans l’estime publique.

De tous les jugements portés sur cette belle production, celui qui la caractérise le mieux, est celui du grand Frédéric ; il appelait la traduction des Géorgiques un ouvrage original ; il avait raison. Tout y respire en effet la liberté d’une composition originale ; il n’est donc pas surprenant que les critiques qui se sont obstinés à chercher et à retrouver Virgile dans cet ouvrage, en aient été pour les frais de leurs recherches ; mais il est étonnant que leur attente trompée soit devenue de l’humeur et souvent de la mauvaise foi. Il était plus juste et plus simple en même temps de ne voir dans cette traduction qu’un beau poème français, sur le même sujet qui avait inspiré à Virgile un beau poème latin. Le comble de l’art et le prodige du talent, dans le traducteur, était d’avoir fait lire et aimer Virgile, de ceux qui le connaissaient à peine de nom ; et d’avoir placé sur la toilette et entre les mains des belles, celui de tous les ouvrages anciens qui devait, par la nature même de son sujet, prétendre le moins à cet.honneur. Les pédants crièrent à l’insulte, à la profanation : mais les gens du monde applaudirent, et s’empressèrent d’ouvrir leurs cercles au poète distingué qui leur rappelait déjà la touche brillante, et, jusqu’à un certain point, le coloris de Voltaire.

C’est en effet la manière de ce grand coloriste, que l’on retrouve dans celle de M. Delille ; mais sa manière perfectionnée, dans les Géorgiques, par une étude plus profonde de notre alexandrin, par des combinaisons plus savantes du rythme dont il est susceptible ; par des coupes nouvelles, heureusement hasardées ; et surtout par une concision nerveuse que Voltaire n’a point connue, et que la traduction d’un ouvrage didactique commandait impérieusement à M. Delille.

Racine, qui avait également bien étudié et le génie de la langue et le caractère de la nation française, sentit que le seul moyen de donner des ailes à notre poésie, si lourde, si rampante jusqu’à lui, et qui ne s’était encore élevée que dans quelques stances de Malherbe, était de la débarrasser de ces mots auxiliaires, de ces particules traînantes qui donnent à la versification la marche de la prose ; de l’attirail des prépositions, des circonlocutions, etc., etc. Il fit donc de l’ellipse la figure dominante dans son style ; et c’est à son emploi, aussi sage qu’heureux, qu’il fut redevable de ses principales beautés de diction ; c’est ainsi qu’il posa la borne qui sépare à jamais la prose de la poésie.

Mais l’emploi même de cette figure supposait un travail réfléchi, qui ne pouvait s’accorder avec l’infatigable mobilité de l’imagination de Voltaire, avec cette avidité de succès qui embrassait et traitait à la fois la tragédie, la comédie, la physique, l’histoire, les contes, les romans, etc. Il lui fallait une manière expéditive, et il la contracta. Il partit donc d’un principe tout opposé à celui qui avait si bien dirigé Racine : il établit, comme maxime fondamentale, que des vers, pour être bons, doivent avoir la correction grammaticale et la simplicité élégante d’une bonne prose. Pour donner cependant à cette prose correcte et élégante un certain vernis poétique, il fallut bien recourir à l’usage des figures ; et l’antithèse dans les choses et dans les mots devint le cachet particulier du style de Voltaire. Il emprunta de plus du célèbre Pope la manière brillante de faire contraster ensemble les deux hémistiches du même vers, de sorte qu’il en résulte une espèce de choc, d’où jaillit nécessairement une étincelle ; mais cette étincelle, trop fréquemment répétée, ne tarde pas à fatiguer les yeux après les avoir éblouis un moment. Ce qu’il y a de pis, c’est que Pope, et Voltaire à son exemple, appliquèrent à tous les genres et à tous les sujets, ce même système de versification. Aussi le docteur Bentley, disait-il à Pope, à propos de sa traduction d’Homère : « C’est un bien joli poème, M. Pope ; mais, pour Dieu, n’appelez point cela Homère » ! It is a pretty poem, M. Pope ; but you must not call it Homer. Ainsi, aurait-on pu dire à M. Delille : Vos Géorgiques sont un bien joli poème ; mais ce ne sont point celles de Virgile. Ainsi l’on avait dit et redit à Voltaire : Votre Henriade est un bien joli poème ; mais n’appelez point cela un poème épique, car il n’y a rien d’épique ici, à commencer par le style, qui est souvent l’opposé du genre.

Mais ce style était précisément celui du genre vers lequel M. Delille se sentait irrésistiblement entraîné ; et l’essai brillant qu’il venait d’en faire dans les Géorgiques, lui réussit également dans le poème des Jardins, ouvrage qu’il n’a jamais surpassé quant aux ornements de détail et à la poésie du style. Mais ce genre excita lui-même de nombreuses et vives contestations parmi les gens de lettres ; nous ne les réveillerons point ici : un seul mot d’ailleurs décide la question. Qu’il s’élève des poètes descriptifs, didactiques, philosophiques, comme on voudra les appeler, qui parcourent, avec la grâce et la facilité de M. Delille, la chaîne immense des êtres ; qui décrivent et peignent tout

De l’insecte invisible à l’immense baleine :
………………………………………………
De l’énorme éléphant jusqu’à l’humble ciron.
(Les trois Règnes, chap. 6).

avec autant de bonheur que de justesse ; qui donnent à des vers charmants, à des tableaux pleins de mouvement et de variété, l’exactitude d’une prose rigoureusement didactique, et personne ne leur contestera sans doute le titre de poètes : on ne leur interdira pas plus un rang au Parnasse qu’un genre dans les poétiques élémentaires. Quant à ceux, je le répète encore, qui, pour avoir mis en vers secs, décousus et froidement corrects quelques lambeaux d’un dictionnaire de physique ou d’histoire naturelle, prétendent aussi à l’honneur du genre, il est incontestable qu’ils en ont un ; mais il est bien plus sûr encore que ce n’est pas celui de M. Delille. Pourquoi d’ailleurs envier au fécond versificateur qui nous a donné Virgile, la gloire de nous rendre Lucrèce, mais Lucrèce dépouillé de ses vieilles erreurs de physique, et consacrant ses beaux vers à des découvertes importantes, à des vérités de tous les temps ?

Il est vrai que ceux qui n’ont pas voulu reconnaître Virgile dans les Géorgiques de M. Delille, ne l’ont pas retrouvé davantage dans son Énéide : mais cette riche et brillante paraphrase n’en sera pas moins une portion durable de la gloire de son auteur, et un monument qui honore à la fois et les Muses du Tibre et celles de la Seine. La critique a dû relever, dans ce grand ouvrage, bien des morceaux faibles et négligés, des transitions malheureuses, des vers prosaïques, des endroits indiscrètement paraphrasés, d’autres resserrés mal à propos, etc. etc. Mais quelle profusion de beautés, quelles richesses de détail couvrent et font pardonner ces fautes ! quel torrent de poésie roule à travers tout l’ouvrage, entraîne le lecteur, et le critique lui-même, qui s’attache en vain à quelque faute un peu grave, pour échapper au prestige qui le séduit et le désarme malgré lui !

Il s’est élevé depuis, entre l’Énéide de M. Delille et une autre traduction rivale, une contestation semblable à peu près à celle qui divisa autrefois l’Angleterre au sujet du fameux Dryden et de Christophe Pitt. L’un et l’autre avaient traduit l’Énéide : le premier s’était abandonné, comme M. Delille, à l’impétuosité de sa verve, et avait donné par conséquent une paraphrase, quelquefois très belle, le plus souvent négligée, faible et prosaïque ; le second s’était piqué de cette correction sage, mais froide, de cette fidélité infidèle, qui compte les vers et presque les mots de l’original, et attache une gloire puérile à n’en pas excéder le nombre. Voici le jugement que portait de ces deux traducteurs comparés le La Harpe de la littérature anglaise, le célèbre Johnson : « Si l’on compare, dit-il, ces deux versions, le résultat sera que Dryden subjugue, entraîne le lecteur par la vigueur et par la véhémence qui dominent en général dans son style, et que Pitt force quelquefois ce même lecteur de s’arrêter pour admirer tel ou tel vers en particulier ; que les fautes de Dryden se perdent, englouties dans un océan de beautés réelles, et que les beautés de Pitt sont à peine sensibles pour un lecteur glacé par le froid mortel d’une correction trop étudiée ; que Pitt pourra plaire à certains critiques, mais que Dryden a pour lui le peuple des lecteurs ; que Pitt enfin est cité, mais que Dryden est et sera lu ». (Johnson, Vie de Pitt).

C’est au lecteur de faire maintenant l’application de ce passage, et au temps de fixer aux Énéides françaises le rang qu’elles auront mérité. Il a déjà marqué celui que conservera la plus étonnante des productions de M. Delille, sa traduction du Paradis perdu de Milton. Ce bel ouvrage n’a point été apprécié parmi nous ; et le peu d’estime dont y jouissait l’original, n’a pas médiocrement nui aux succès complets de l’imitation. « Les Français, dit Voltaire, ne s’imaginaient pas que l’on pût faire, sur un pareil sujet, autre chose que des vaudevilles ». Ce n était pas un préjugé favorable pour le poème épique ; et malheureusement ce poème était surchargé de tout ce qu’une imagination en délire peut concevoir de plus bizarre et de plus monstrueux : mais à côté de ces étranges fictions, se trouvaient des beautés du premier ordre ; des tableaux charmants contrastaient avec les peintures les plus hideuses ; les sentiments les plus vrais, les plus naïvement exprimés, avec des discours insensés et des actions analogues à ces discours. Jamais poète ne s’était élevé si haut pour retomber si bas l’instant d’après ; et peu de lecteurs français s’étaient senti le courage de chercher quelques beautés dans cet amas de folies dégoûtantes ou d’horreurs absurdes. Le style même de Milton était encore un obstacle à sa popularité littéraire parmi nous ; et ceux qui ont le plus étudié l’anglais et se flattent de le mieux posséder, sont loin et bien loin de Milton, dont les commentateurs anglais les plus célèbres n’ont point encore éclairci tous les nuages, aplani toutes les difficultés. On peut dire de lui ce que Johnson disait de Spencer, qu’il n’avait point écrit une langue, mais employé ce que Buttler appelait un dialecte babylonien (par allusion à la tour de Babel). Ses fréquents jeux de mots, ses équivoques, l’emploi ridiculement affecté des termes techniques ; l’habitude qu’il s’était faite de créer au besoin des mots, et de les emprunter tantôt du grec ou de l’hébreu, tantôt du latin ou de l’italien, hérissent son style de difficultés, qui arrêtent à chaque pas les Anglais eux-mêmes. On a beau dire avec Addisson, qu’il trouva la langue anglaise au-dessous de son sujet : Our language sunk under him , il ne s’ensuit pas moins qu’il n’a créé qu’un idiome barbare, et que notre Chapelain, de gothique mémoire, est parfois un écrivain élégant, harmonieux, en comparaison de Milton.

On ne se douterait guère de tout cela, quand on le lit dans la belle traduction de M. Delille. C’est, l’anglais sous les yeux, qu’il faudrait la parcourir, si l’on veut apprécier à la fois et le talent du poète traducteur, et l’étendue des services qu’il rend à son original. On ne saurait croire avec quel art il saisit un trait heureux, une belle image, une grande pensée, quand elle se présente, pour la développer et l’étendre en vers harmonieux187 ; avec quel goût il passe légèrement sur des détails qui répugneraient à notre délicatesse française ; avec quel bonheur il rend supportable ce qu’il lui est impossible de supprimer tout à fait ; rien, enfin, n’égale son attention scrupuleuse à faire valoir tout ce que son auteur a de bon, à pallier adroitement tout ce qu’il offre de défectueux. Ajoutez à cela le mérite d’un style plein de force et de véhémence dans les harangues des premiers chants ; de grâce, de mollesse et d’abandon, dans les amours d’Adam et d’Ève ; de vigueur et d’énergie, dans la description des combats, et vous aurez une idée juste d’une traduction évidemment supérieure à l’original. J’ignore quel rang M. Delille, que je n’ai point l’honneur de connaître, donne à ses productions, dans son estime particulière ; mais je suis bien sûr que son Milton n’y occupe pas la dernière place.

Des vastes champs qu’il venait de parcourir avec Virgile et Milton, M. Delille s’élança sur leurs pas aux sources où eux-mêmes avaient puisé, et il chanta l’Imagination. Cette brillante déesse qui l’avait si souvent et si bien inspiré, n’abandonna pas son poète dans cette nouvelle carrière, et l’on sait tout le parti qu’il tira d’un sujet stérile pour tout autre par sa fécondité même, et d’autant plus périlleux que l’éclat en couvrait mieux le danger. Ce poème est apprécié et jugé depuis longtemps ; on y admira, surtout, ce que n’avaient point encore offert les poèmes de M. Delille, la métaphysique, la morale, la politique, etc., revêtues des plus belles couleurs de la poésie, et parlant son langage, sans déroger à la gravité du leur. On frissonna à l’épisode des Catacombes ; et l’on reconnut, dans une foule d’autres morceaux, que le talent de l’auteur se fortifiait au lieu de décliner dans sa marche ; qu’il n’était plus rien que la langue poétique ne pût exprimer sous sa plume, et qu’il se faisait un plaisir de se créer des difficultés, pour se faire bientôt un jeu de les vaincre.

Nous ne nous arrêterons pas sur les poèmes de l’Homme des champs et de la Pitié, productions estimables qui ne pouvaient manquer leur effet, quand elles parurent, mais que l’on distingue à peine aujourd’hui à côté des grands ouvrages dont nous venons de parler.

Ce n’est pas que ces nombreux triomphes de M. Delille n’aient été mêlés de quelque amertume : l’envie a rigoureusement levé sur lui le tribut qu’elle impose à tous les grands hommes. On sent bien que je ne parle point ici de ces misérables pamphlets replongés à l’instant dans la fange d’où ils étaient sortis ; je parle de cette critique aveugle ou malveillante qui ferme les yeux sur les beautés, parce qu’elle ne les voit pas, ou qu’elle ne veut pas les voir, et qui exagère les fautes, parce qu’elle ne cherche et ne veut trouver que les fautes. Après avoir attaqué le genre que M. Delille affectionne particulièrement, par la raison bien simple qu’il y réussit le mieux, on attaqua sa manière ; on lui reprocha de procéder trop souvent par les mêmes formes périodiques ; de ne point assez connaître le grand art des transitions ; de recourir trop fréquemment aux mêmes périphrases, aux mêmes figures ; de s’attacher à quelques épithètes de prédilection, qui reparaissent à tout moment dans ses vers, et l’on en concluait que cette facture si brillante et si vantée ne sauvait pas encore à notre poésie le reproche de monotonie qu’on lui fait depuis longtemps. La prodigieuse facilité du poète offrit encore des armes, ou plutôt des prétextes à la critique. On ne vit que la succession rapide de plusieurs grands ouvrages, dans le court espace de quelques années ; mais l’on ne voulut point voir que ces diverses productions avaient été conçues, méditées, travaillées à loisir pendant un silence de plus de vingt ans. Quant aux reproches rapportés plus haut, ils sont fondés jusqu’à un certain point, il faut l’avouer, et la critique a pu craindre la contagion d’un exemple aussi séduisant ; car c’en est fait de notre poésie, et nous retombons au-dessous des Ronsards et des Dubartas, si cette manière, si heureuse entre les mains de M. Delille, devient jamais l’école dominante. Mais que la critique se rassure ; ce genre, quelque facile qu’il puisse paraître, n’est pas aussi accessible que l’on le croit à la médiocrité. Il faut un grand talent pour en faire supporter la sécheresse, et le public a déjà fait justice de plus d’un imitateur malheureux ou maladroit. Quant au pinceau de M. Delille, c’est une baguette vraiment magique qui pourra se briser entre ses doigts, mais qui ne passera pas aisément en d’autres mains.