Chapitre V.
Beautés oratoires.
Les grands traits de sagesse et de politique qui brillent dans la conduite de Moïse avec les Hébreux ; le code le plus heureusement adapté aux circonstances locales, au caractère et aux mœurs du peuple auquel il était destiné, ont fait constamment regarder cet homme prodigieux comme le législateur le plus habile et le moraliste le plus profond qui ait jamais donné des lois ou des leçons au genre humain. Ceux même qui lui ont contesté avec le plus d’acharnement la divinité de sa mission, n’ont jamais songé à lui disputer le grand art de savoir conduire les hommes ; et cet art-là tient nécessairement du prodige, quand on songe à ce qu’était le peuple hébreu, lorsque Moïse conçut le projet de le réduire en corps de nation, et l’espérance de voir cette nation tenir un jour un rang distingué.
Il était impossible qu’un homme d’un génie aussi supérieur à son siècle et à ses contemporains, n’eût pas fréquemment de ces beaux mouvements de l’éloquence que les circonstances inspirent, et dont nous avons cité et admiré déjà plusieurs traits. Il n’y a, jusque-là, rien que de très simple et d’assez ordinaire.
Mais ce qui nous surprendra davantage dans un siècle aussi reculé, dans un climat presque barbare, et chez des peuples à peine sortis des mains de la nature, c’est de trouver des discours dans la force du terme, des harangues de longue haleine, et qui paraissent avoir été le fruit de la réflexion et du travail, tant on y remarque l’art de mettre à profît toutes les circonstances possibles, de ne dire que ce qu’il faut, et de le dire précisément comme il doit être dit pour produire l’effet que l’on en attend. Chef de la religion et des armées, dépositaire et organe de toutes les lois, Moïse a su prendre tous les tons et remplir tous les devoirs que lui imposaient ces fonctions diverses ; mais il ne s’agit ici que de l’orateur. Voici une de ses harangues militaires :
« Audi, Israël : tu transgredieris hodie Jordanem, etc.
« Écoutez, Israël ! vous traverserez aujourd’hui le Jourdain, pour vaincre des nations qui vous passent en nombre et en force, pour prendre des villes dont les remparts s’élèvent jusqu’aux cieux. Vous le vaincrez, ce peuple terrible, ces enfants d’Enacim, dont vous avez entendu parler, et qui n’ont point encore trouvé de vainqueurs.
» Sachez que le Dieu qui vous conduit marchera lui-même devant vous, comme un feu dévorant qui consume tout sur son passage. Conformément à sa promesse, il dissipera, il terrassera vos ennemis.
» Mais gardez-vous de penser, et tremblez de dire après la victoire : C’est pour prix de nos vertus que le Seigneur nous a livré la terre promise. Non : ce ne sont point vos vertus, ce sont leurs propres impiétés qui vont attirer sur ces peuples le poids terrible des vengeances du Seigneur. Rappelez-vous, et ne l’oubliez jamais, combien de fois vous avez provoqué dans le désert la colère de votre Dieu. Vos nombreuses infidélités datent du jour où vous sortîtes de l’Égypte, etc. »
Le reste, du discours est consacré à remettre sous les yeux des Israélites tout ce que le Seigneur avait opéré jusqu’alors de prodiges en leur faveur, et cette pompeuse énumération est terminée par des conseils donnés avec la tendresse d’un père et l’autorité d’un maître.
Le Deutéronome, qui nous a fourni le morceau qu’on vient de lire, contient plusieurs autres monuments de l’éloquence de Moïse. Nous nous arrêterons au discours fameux, où l’orateur expose aux Israélites ce qu’ils ont à espérer de leur fidélité à la loi, et ce qu’ils doivent redouter de l’infraction de cette même loi.
« Si autem audieris vocem Domini Dei tui, etc.
« Si, dociles à la voix du Seigneur, vous observez fidèlement les lois que je vous ai dictées de sa part, sa bonté toute-puissante vous élèvera au-dessus de tous les peuples de la terre. Il livrera en votre pouvoir les ennemis qui vous bravent ; ils tomberont anéantis à votre aspect : un seul chemin les avait guidés vers vous, et ils n’en trouveront point assez pour fuir votre vengeance. Si vous marchez constamment dans le sentier de la loi divine, le Seigneur fera de vous un peuple saint, un peuple à part : il vous l’a juré, et sa parole est inviolable. Et les peuples de la terre trembleront devant vous parce que ce n’est point en vain que vos prières réclameront l’appui du Tout-Puissant. Il vous comblera de’tout ce qui peut faire le bonheur de l’homme sur la terre. Environnés d’une nombreuse famille, vous verrez tout prospérer autour de vous. Le Ciel ouvrira tous ses trésors ; il versera les pluies dans le temps favorable, et la terre se couvrira des plus riches moissons. Vous marcherez toujours dans votre liberté, et jamais votre tête ne se courbera sous le joug de l’étranger.
» Mais si, sourds à la voix de votre Dieu, rebelles à ses lois et parjures à vos serments, vous violez ses commandements, la malédiction du ciel vous poursuivra, vous atteindra partout, vous frappera dans tout ce qui vous est cher. La famine et le désespoir habiteront les lieux que vous habitez, et la peste désolera d’avance ceux où vous voudrez vous réfugier. Pour vous, le ciel deviendra d’airain, la terre sera de fer ; et la main vengeresse du père que vous aurez offensé, vous saisira pour vous livrer, chargés de fer, à vos plus cruels ennemis. Un seul chemin vous guidait vers eux, et vous n’en trouverez plus assez pour échapper à leur fureur ; et vos cadavres resteront en proie aux oiseaux du ciel, sans que personne daigne les couvrir seulement d’un peu de poussière. Le Seigneur vous frappera de l’esprit de vertige ; et, dans l’excès de votre fureur, vous irez heurter, comme l’aveugle, les arbres de la voie publique. Vos fils et vos filles seront traînés captifs chez les peuples étrangers : vos yeux le verront, et vous n’aurez ni la force ni le courage de les défendre. Les moissons que vous aurez semées, les fruits que vos mains auront cultivés, deviendront la proie de nations que vous ne connaissiez pas même de nom ; et vous serez vous-mêmes, avec votre roi, conduits chez des barbares, qui vous forceront d’adorer leurs dieux, vains simulacres de pierre et de bois !
» Ce même Dieu, qui s’était plu à réunir sur vous ses faveurs les plus chères, ses bénédictions les plus précieuses, se fera un plaisir alors de vous punir et de vous effacer du nombre des vivants. Errants et dispersés d’un bout de l’univers à l’autre, vous ne trouverez de repos et de paix nulle part, et le terme de votre course fuira sans cesse loin de vous ; sans cesse votre vie sera suspendue devant vous à un fil léger. La terreur assiégera vos jours et vos nuits : a peine croirez-vous à votre existence. Enfin, le Seigneur vous ramènera aux lieux même dont sa bonté vous avait tirés : là, vous serez vendus comme de vils troupeaux, et vous ne trouverez pas même d’acheteurs ».
Nous ne connaissons, dans aucun orateur grec ou romain, français ou étranger, rien de comparable à ce beau discours, pour la force ou la véhémence. Sans parler ici de son mérite principal, celui de renfermer une prophétie terrible, dont l’accomplissement non moins effrayant frappe journellement nos yeux, qui pourrait s’empêcher de reconnaître, à ce style entraînant, à cette impétuosité irrésistible, l’enthousiasme vrai de l’inspiration, et la chaleur d’un sentiment bien supérieur à nos affections ordinaires ? Que sera-ce donc, si l’on prend la peine de réfléchir que ce que nous venons d’offrir au lecteur, n’est que la traduction de la version latine faite sur le grec des Septante, et qu’il y a aussi loin du grec à l’hébreu, sous le rapport de la force des mots et de l’énergie des images, qu’il y a loin de notre français au grec d’Homère ou de Démosthène ? Quel incalculable degré de supériorité ne sera-t-on pas forcé alors d’accorder au texte original, puisqu’il conserve encore tant de nerf et de vigueur, malgré les versions successives qui ont du l’affaiblir ou le défigurer dans une proportion plus ou moins sensible !
Voilà cependant ce dont il faut que l’on convienne, à moins que l’on n’ait pris le parti bien formel de ne rien voir que son opinion, ou celle plutôt d’après laquelle on s’en est fait une. Car, il est bon de le faire remarquer ici aux jeunes gens ; la presque totalité de ces gens qui parlent et prononcent avec un ton si décisif, qu’il ne permet pas même une modeste objection, ne prononcent et ne parlent jamais que d’après un thème fait d’avance, ou d’après un auteur adoptif qui règle leurs opinions comme il dirige leurs sentiments, et le tout aux dépens de la raison (dans leur sens) ; donc ils ne peuvent avoir tort : la conséquence est juste, et il n’y a rien à répondre à cela, parce qu’il n’y a rien à gagner sur de tels esprits.
Si on leur racontait, par exemple, que le plus bel exorde que l’on connaisse, et qui a produit le plus beau mouvement oratoire que l’on puisse citer, a été fourni par le hasard à un malheureux que l’on traînait au tribunal assemblé pour le condamner ; si l’on.ajoutait que ce tribunal était l’Aréopage, et que sa sagesse fut étonnée, confondue par l’éloquence de l’orateur, avec quel empressement on attendrait, avec quel enthousiasme ne lirait-on pas le discours suivant ?
Discours à l’Aréopage.
« Præteriens enim, et videns simulachra vestra, inveni et aram, etc.
« Athéniens, en traversant vos murs, j’ai remarqué un autel sur lequel se lisait cette inscription : au Dieu inconnu ! Eh bien ! ce Dieu que vous adorez sans le connaître, c’est celui qui a fait le monde et tout ce qu’il renferme. Maître absolu des cieux et de la terre, il n’habite point les temples que la main de l’homme a élevés ; et celui qui dispense à tout ce qui respire la vie et la lumière, n’a pas besoin des sacrifices de l’homme, etc. »
Dans le reste de ce discours, saint Paul expose en peu de mots, mais avec la force de
la vérité, quelques-uns des dogmes de la religion ; et son éloquence est si entraînante,
ses preuves paraissent si lumineuses, que tout l’Aréopage, à moitié convaincu déjà, lui
rend sa liberté d’une voix unanime, en se proposant bien de l’entendre de nouveau sur ce
sujet intéressant :
audiemus te de hoc
iterùm
. (Ibid. v. 52).
Ce même homme qui nous transporte d’admiration, soit qu’il étonne la sagesse de l’Aréopage, soit qu’il réfute ses accusateurs à Césarée, ou qu’il confonde le prince des prêtres à Jérusalem, sait encore nous pénétrer des émotions les plus douces et nous faire partager l’attendrissement des fidèles de Milet, lorsque, prêt à les quitter pour ne plus les revoir, il leur fait ces touchants adieux :
Adieux aux Habitans de Milet.
« Vos scitis à primâ die, etc.
« Vous savez de quelle manière je me suis conduit avec vous, depuis mon arrivée dans l’Asie. J’ai constamment servi le Seigneur dans l’humilité, dans les larmes, et au milieu des persécutions que ne cesse de me susciter la haine des Juifs. Vous savez si j’ai rien épargné, rien négligé, pour vous prodiguer l’instruction publique et particulière, pour prouver à ces mêmes Juifs et aux Gentils la nécessité du retour à Dieu et de la foi en J.-C.
» Je pars pour Jérusalem : j’ignore quel y sera mon sort ; la seule chose dont je sois sûr, c’est que les fers et les tribulations m’y attendent. Mais je les crains peu, et je saurai sacrifier ma vie pour arriver au but glorieux qui m’est proposé, pour remplir jusqu’à la fin le ministère sacré de la parole divine. Adieu, vous ne me reverrez plus !… Je vous afflige, je le vois, en vous tenant ce langage, parce que vous connaissez mon cœur ; vous savez qu’il est pur du sang qui a été versé, et que les pusillanimes considérations du danger ne m’ont jamais empêché de vous dire la vérité.
» Recevez, avec mes adieux, mes dernières exhortations. Veillez sur vous et sur le troupeau confié à vos soins. À peine vous aurai-je quittés, que des loups ravisseurs se glisseront parmi vous : au milieu de vous s’élèveront de ces faux esprits qui, mettant une doctrine subtile et erronée à la place des vérités de sentiment, s’efforceront d’entraîner sur leurs pas les disciples de l’évangile. Veillez donc, je vous le répète ; et rappelez-vous sans cesse les avis que je vous ai donnés ces trois derniers jours, en confondant mes larmes avec les vôtres.
» Je vous recommande à Dieu et à la parole de sagesse de celui qui peut seul bénir vos travaux et vous en donner le prix, en vous réservant une portion de l’héritage promis à ses saints ».
Plaignons, et plaignons bien sincèrement ceux pour qui de semblables morceaux perdraient de leur mérite réel, par cela seul qu’ils appartiennent à la religion, qu’ils la prouvent, et qu’ils sont d’un de ses plus illustres fondateurs.
Pour vous, jeunes gens ! à qui nous avons cru plus utile▶ encore de donner des leçons de morale, que de citer des modèles d’éloquence, apprenez de bonne heure et n’oubliez jamais, que l’esprit est essentiellement faux, le goût essentiellement dépravé, quand le cœur est corrompu ; et le cœur est corrompu, quand rien de bon ou d’◀utile n’y a germé dans l’enfance, ou que ces germes précieux ont été tristement étouffés, dans la suite, par la séduction des mauvais exemples et l’empire des mauvaises habitudes. Nous avons tâché de vous prouver, dans le cours de cet ouvrage, que les progrès du goût et de l’éloquence étaient nécessairement attachés à ceux de la morale, et que la ruine de l’une entraînait la décadence inévitable de l’autre : nous vous avons montré que les plus beaux morceaux, que l’on pût offrir à votre admiration, étaient ceux où respire le sentiment de la vertu, la haine du vice ou l’amour éclairé de la patrie ; que tout ce qui ne porte pas ces grands caractères du vrai beau, ne peut qu’être froid, languissant, inanimé ; et qu’enfin, en tout genre comme en tout sens, dans la conduite, comme dans les ouvrages,
L’esprit se sent toujours des bassesses du cœur.