(1811) Cours complet de rhétorique « Livre cinquième. De l’Éloquence des Livres saints. — Chapitre III. Beautés de sentiment. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre cinquième. De l’Éloquence des Livres saints. — Chapitre III. Beautés de sentiment. »

Chapitre III. Beautés de sentiment.

L’adjectif sentimental, que notre langue a emprunté de celle des Anglais, est un de ces mots que l’on prodigue d’autant plus volontiers, qu’il a toujours l’air de signifier quelque chose, et qu’il couvre heureusement le vide absolu d’idées, et le défaut de justesse dans l’application, il ne sera pas hors de propos de remarquer ici que la fortune de tous ces grands mots qui disent tant en apparence, pour signifier quelquefois si peu dans le fond, date précisément de l’époque où l’on a commencé à substituer le jargon au raisonnement suivi, et l’emphase des mots au sentiment, qui s’exprime toujours d’autant plus simplement, qu’il est plus vrai. Ainsi, plus on s’est, en tout sens, éloigné de la nature, plus on a mis d’affectation à avoir sans cesse son nom à la bouche, ce qui est en effet beaucoup plus commun que de la connaître, et plus facile surtout que de l’imiter. Ainsi, tout est devenu sentimental, à mesure que toute espèce de sentiment s’est éteint ; et l’on a donné en mots la valeur fictive de choses qui n’existaient plus en réalité.

Que les jeunes gens, qu’abuse si facilement tout ce qui a l’air de la grandeur ou de la vérité, apprennent et observent de bonne heure, que trois sortes de néologisme défigurent successivement les langues : celui d’abord qui introduit sans nécessité des mots nouveaux : celui qui donne aux mots anciens une acception qu’ils n’avaient pas ; et ici commence la dépravation du jugement et le désordre dans les idées : mais celui de tous qui est le plus dangereux, celui qu’il faut fuir avec le plus de soin, c’est celui, sans doute, qui familiarise insensiblement avec l’habitude de donner tout aux mots, et rien au sentiment ; de se faire un jargon aussi ridicule que barbare, où l’âme et le cœur ne sont et ne peuvent être pour rien, puisqu’il n’offre ni idées, ni sentiments, et que la langue seule en fait les frais. Si cette espèce de néologisme se bornait à dénaturer le langage seulement, la contagion serait moins rapide, et ses effets moins multipliés ; les esprits justes et les personnes instruites seraient à l’abri du ravage, ou échapperaient sans effort à la séduction. Mais il n’en est point ainsi : le ton sentimental en impose à l’ignorance et subjugue l’innocente crédulité : ce détestable verbiage est inintelligible : c’est pour cela même qu’il réussit ; et les mœurs gémissent tous les jours sur plus d’un naufrage, qui n’a souvent eu d’autre cause, que le prestige des grands mots prodigués par la sottise ou la fausseté, et accueillis sans méfiance par l’ingénuité et la candeur.

Revenons donc à la vérité, à la nature, et l’ordre rentrera dans nos idées, et les mots diront ce qu’ils doivent dire. Nous ne serons obligés de recourir ni à des tournures bizarres, ni à des expressions nouvelles, parce que nous n’aurons jamais à rendre qu’une certaine suite d’idées, dans un ordre simple et lumineux ; et notre style sera clair, notre langage pur, parce que nos idées seront justes et nos sentiments vrais. Nous saurons rappeler chaque terme à sa signification primitive, et le conduisant graduellement à son acception actuelle, nous ne courrons jamais le danger de parler sans nous entendre, parce que nous ne parlerons qu’en vertu d’un raisonnement. Quant aux mots que la mode ou le besoin ont introduits dans le discours et que l’usage a consacrés, nous les réduirons à leur juste valeur, en ne les plaçant qu’à propos, et en les rapprochant toujours le plus qu’il sera possible de leur véritable origine.

Ainsi disparaîtra du langage ce vague où l’esprit se perd avant d’avoir pu saisir la pensée de celui qui parle ; les mots n’en imposeront plus, et l’on saura, par exemple, qu’une beauté est sentimentale, quand elle réunit tout ce qui est capable de réveiller en nous le sentiment du beau. Or, comme cette idée générale du beau est elle-même quelque chose de vague, il faut savoir parfaitement distinguer ce qui constitue l’espèce de beauté relative à l’objet auquel on l’applique ; nous nous sommes assez étendus sur cet article au commencement de l’ouvrage, pour nous dispenser d’y revenir. Poursuivons notre objet.

Nous avons appelé sentimentales les beautés qui excitent ou réveillent en nous l’idée que nous nous sommes formée, et le sentiment que nous avons du beau : ainsi les beautés de tous les genres pourraient être des beautés sentimentales. Mais nous entendons spécialement ici ces traits qui émeuvent puissamment la sensibilité, qui vont au cœur, parce qu’ils en sont partis, et qui nous affectent à proportion que nous y retrouvons plus ou moins l’expression vraie de nos propres sentiments.

Voilà pourquoi ces sortes de beautés sont plus fréquentes dans les poètes sacrés, qui, peignant des mœurs plus vraies et écrivant sous la dictée de l’auteur même de la nature, n’ont cédé qu’à l’impression de leur âme, sans chercher jamais à affaiblir par des beautés étudiées ce qui était essentiellement beau. Aussi les affaiblit-on nécessairement, quand on s’efforce de les embellir ; et c’est un caractère de mérite qui les distingue bien particulièrement de tous les autres écrivains. Dans quelque langue que ce soit, Homère, Virgile, Horace, le Tasse, Milton, etc., ne seraient pas supportables, littéralement traduits. Ils ne doivent la réputation dont ils jouissent chez tous les peuples, qu’au talent des traducteurs, qui ont tous cherché, et souvent réussi à les embellir : les traductions médiocres n’ont jamais eu un moment de succès. La Bible, au contraire, est tellement vraie, les sentiments en sont si naturels, que trop d’embellissement poétique les défigure, et tombe devant l’auguste simplicité de la version littérale.

De l’Élégie sacrée.

Les règles, dans tous les arts de l’imagination, sont le résultat de l’étude raisonnée des grands modèles : c’est l’Iliade et l’Odyssée sous les yeux ; c’est l’Œdipe et l’Électre à la main, qu’Aristote donnait les règles du poème épique et de la tragédie ; aussi rien de plus judicieux que ces règles tracées par la nature elle-même, pour diriger le génie de Sophocle et d’Homère. Il est donc probable que nous aurions également la poétique de l’élégie, si Aristote et Horace eussent trouvé le véritable type de ce genre de poésie, dans les ouvrages de leurs contemporains ou de leurs devanciers. Eh bien ! ils existent ces monuments sacrés de l’antique et auguste douleur des premiers temps ; ces modèles achevés des chants religieux consacrés aux grandes infortunes des puissants de la terre ; et eux seuls vont nous donner l’idée et les règles de l’élégie, non point de cette élégie prétendue, qui

Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse ;

mais de la véritable, de la plaintive élégie, qui sait, les cheveux épars, gémir sur la tombe des princes ou des héros ; sur celle de Saül et de Jonathas, si tendrement pleurés par David, au second livre des Rois, ch. ier v. 17161 ; monument précieux, où le mélange des idées religieuses et guerrières, admirablement fondues et abîmées dans le sentiment d’une grande douleur, porte à la fois dans l’âme l’attendrissement et la consolation, l’amertume des regrets et le courage de l’espoir.

Tous les amateurs de la poésie française connaissent le cantique d’Ézéchias traduit par Rousseau, et il faut convenir que la plupart des strophes en sont admirables. Mais en l’examinant de plus près, en le rapprochant surtout du texte d’lsaïe, on voit que le cantique français doit une partie de son mérite au choix de l’expression, à l’harmonie des vers, à l’heureuse symétrie des rimes, etc. On admire Rousseau, mais on pleure avec Isaïe : on admire l’imitateur, mais on cherche en vain chez lui ce pathétique vrai, ce ton de sensibilité douce qui caractérisent l’original, et que voici :

162« J’ai dit : Au milieu de ma carrière, j’irai au séjour de la mort. En vain j’ai cherché le reste des années qui m’étaient comptées, et je me suis dit : Je ne verrai plus le Seigneur dans la terre des vivants, je ne verrai plus l’homme mon semblable, ni l’habitant de la terre du repos.

» Mes jours se sont enfuis, ma demeure s’est éloignée de moi, comme la demeure roulante du pasteur. On a coupé le fil de mon existence dans le temps même ou j’en ourdissois la trame.

» Ô mon Dieu ! d’une aurore à l’autre tu termineras ma vie. En vain ai-je fait entendre les cris de l’hirondelle, les gémissements de la colombe, et mes yeux se sont fatigués, constamment élevés vers le ciel.

» Seigneur, me suis-je écrié, le mal m’accable : daigne, daigne répondre pour moi.

» Que dirai-je maintenant, qu’il a daigné remplir sa promesse à mon égard ? Je lui consacrerai tous les jours qu’il me laisse, après ces jours d’amertume. Oui, mon Dieu, tu as sauvé mon âme de la mort qui la menaçait, tu as rejeté mes fautes derrière toi. — Le Seigneur m’a sauvé : aussi son temple saint retentira tous les jours de ma vie des chants de ma reconnaissance ».

Voyons maintenant l’imitateur français.

J’ai vu mes tristes journées
Décliner vers leur penchant :
Au midi de mes années
Je touchais à mon couchant.
La Mort, déployant ses ailes,
Couvrait d’ombres éternelles
La clarté dont je jouis ;
Et dans cette nuit funeste,
Je cherchais en vain le reste
De mes jours évanouis.

Tout cela est sans doute très poétiquement beau. Mais c’est aux âmes sensibles à nous dire si la vraie douleur s’exprime avec cette recherche élégante ; si ce style brillant et semé d’antithèses est bien son langage, et si enfin les derniers accents, où s’exhale l’âme entière d’un mourant, sont bien ceux que le poète prête ici à Ézéchias. Les deux derniers vers de la strophe sont ce qu’ils doivent être, parce qu’ils traduisent exactement le texte. Poursuivons.

……………………………
Mon dernier soleil se lève ;
Et votre souffle m’enlève
De la terre des vivants,
Comme la feuille séchée,
Qui de sa tige arrachée
Devient le jouet des vents.

Cette dernière comparaison n’est point dans l’original ; mais elle est si bien dans la manière antique, elle se reproduit si fréquemment dans les écrivains sacrés, qu’elle n’a point ici l’air étrangère, et qu’elle est bien loin de défigurer ce beau morceau.

……………………………
Je disais à la nuit sombre :
Ô nuit ! tu vas dans ton ombre
M’ensevelir pour toujours.
Je redisais à l’Aurore :
Le jour que tu fais éclore
Est le dernier de mes jours.

Bien, très bien pour le poète. Mais où est le trait essentiel, le cri du sentiment, l’accent vrai de la douleur, presque abattue par le désespoir, et si bien exprimée dans ce peu de mots : du matin au soir, tu vas finir mon existence ; de manè usque ad vesperam finies me. (v. 13).

……………………………
Son secours me fortifie
Et me fait trouver la vie
Dans les horreurs du trépas.
……………………………
Vous ne m’avez fait la guerre
Que pour me donner la paix,
……………………………
Heureux l’homme
Qui………………
Trouve la santé de l’âme
Dans les souffrances du corps.
……………………………
J’irai, Seigneur, dans vos temples,
Réchauffer par mes exemples
Les mortels les plus glacés, etc.

Loin de nous la pensée de chercher à affaiblir aux yeux de nos lecteurs le mérite du plus grand lyrique de la France163. Mais si dans l’un de ses plus beaux ouvrages, dans celui qu’il a peut-être le plus soigné, il est resté cependant si inférieur à son modèle, par les efforts même qu’il fait pour s’en rapprocher, il faut bien qu’il y ait une raison de cette différence. Cette raison, c’est l’impossibilité totale de traduire le sentiment. Les pensées les plus sublimes, les plus grandes images, ne sont point inaccessibles au talent du traducteur habile ; ses efforts même peuvent être quelquefois très heureux, et nous en avons vu des exemples. Mais comment rendre ce qu’un autre a éprouvé, à moins de l’éprouver soi-même, à moins de s’identifier avec celui qui souffre et se plaint, afin de souffrir et de se plaindre comme lui ? Or, voilà ce qui est difficile, et rare par conséquent ; et plus le sentiment est profond ou délicat, plus il est vraisemblable qu’il sera mal ou faiblement rendu. Indépendamment du génie qui présidait aux compositions hébraïques, il faudrait le concours des mêmes circonstances, la supposition du même degré de talent, pour qu’il y eût une espèce d’égalité de mérite entre le texte et la traduction.

S’il est, dans notre histoire moderne, une époque qui puisse se comparer à celle où les Hébreux captifs gémissaient sur un sol étranger, ce sera celle, sans doute, où des milliers de Français, exilés de leur patrie par la force des circonstances, allèrent porter leurs talents, leur fortune et surtout leurs regrets dans les contrées lointaines. Qu’on leur prête maintenant le sentiment qui animait le peuple hébreu ; qu’un poète distingué, qui fasse partie lui-même de l’exil, prenne alors la lyre, se transporte sur les rives de l’Euphrate, et ne voie plus dans les Français ses frères, que les tristes Israélites, nous pourrons avoir une idée du Super flumina Babylonis, etc. ; c’est-à-dire, de la plus belle élégie connue, du morceau le plus touchant que nous offre l’antiquité164.

Les circonstances ont été ce que nous venons de dire ; voyons si le poète justifiera le reste du parallèle :

Voyez le triste Hébreu, sur des rives lointaines,
Lorsqu’emmené captif chez un peuple inhumain,
À l’aspect de l’Euphrate il pleure le Jourdain :
Ses temples, ses festins, les beaux jours de sa gloire,
Reviennent tour à tour à sa triste mémoire :
Et les maux de l’exil et de l’oppression
Croissent au souvenir de sa chère Sion.
Souvent, en l’insultant, ses vainqueurs tyranniques
Lui criaient : « Chantez-nous quelqu’un de ces cantiques
» Que vous chantiez aux jours de vos solennités !
» — Ah ! que demandez-vous à nos cœurs attristés ?
» Comment chanterions-nous aux terres étrangères ?
» Répondaient-ils en pleurs. Ô berceau de nos pères !
» Ô ma chère Sion ! si tu n’es pas toujours
» Et nos premiers regrets et nos derniers amours,
» Que nous restions sans voix ; que nos langues scellées
» À nos palais brûlants demeurent attachées !
» Sion ! unique objet de joie et de douleurs,
» Jusqu’au dernier soupir, Sion chère à nos cœurs !
» Quoi ! ne verrons-nous plus les tombes paternelles,
» Tes temples, tes banquets, tes fêtes solennelles ?
» Ne pourrons-nous jamais, unis dans le saint lieu,
» Du retour de tes fils remercier ton Dieu » ?
Ainsi pleurait l’Hébreu, etc.
(M. Delille. La Pitié, ch. 4)165.

Il ne restait au poète Gray qu’un pas à faire, pour nous laisser le modèle accompli de l’élégie sacrée et héroïque ; et les tombes royales de Westminster étaient dignes d’inspirer celui qui avait dit aux humbles sépultures de l’homme champêtre les chants de paix et de consolation.

Gray méritait de faire des imitateurs ; il en trouva. L’auteur du Poème des Jardins ; celui de la Chartreuse et de la Fête des Morts 166 prêtèrent à notre poésie ce charme rêveur, cette teinte de mélancolie douce, mais profonde, premier caractère de l’élégie sacrée, qui nourrie tour à tour de sentiments tendres et de pensées sublimes, doit s’adresser alternativement au cœur et à l’imagination, frapper et émouvoir tour à tour.

Nous n’avions cependant rien à opposer encore aux grands, aux vrais modèles que j’ai cités plus haut, lorsque M. Treneuil fit paraître les Tombeaux de Saint-Denis.

Ce que l’on admire principalement dans cette belle production, c’est la grande pensée de la religion, qui domine dans tout l’ouvrage, qui en rattache toutes les parties au but que l’auteur se propose, celui de montrer la main d’un Dieu même conduisant tous ces grands mouvements, et de nous ramener aux éternelles vérités de la foi et de la raison, à travers les ruines même entassées par le génie de l’irréligion et de l’erreur. C’est ainsi qu’élevé d’abord par son sujet, l’auteur s’élève bientôt au-dessus de son sujet lui-même, par la manière de l’envisager. Voilà ce que ne me paraissent pas avoir senti ceux qui, en touchant à ces grandes plaies de l’humanité, n’ont pas connu quel baume ils devaient y verser ; et combien la présence consolante d’un Dieu contribuait efficacement à adoucir le tableau des misères humaines. C’est à l’école de Bossuet que M. Treneuil me semble avoir contracté cette élévation habituelle de style et de pensée ; et comme Bossuet, dit-on, lisait Homère pour échauffer son imagination, il est probable aussi que M. Treneuil lit et relit Bossuet pour enflammer sa verve. Ainsi l’éloquence rend à la poésie ce qu’elle en a reçu, et l’avantage reste égal de part et d’autre.

On retrouve, dans cette élégie, le style des prophètes dans sa majestueuse simplicité, ou revêtu de toute sa pompe orientale.

Le jour que, dans son vol, doit s’arrêter le temps,
Dieu dira : Levez-vous, arides ossements !
Et vos corps glorieux, rappelés à la vie,
Renaîtront, possesseurs d’une heureuse patrie,
Toujours inaccessible aux tempêtes du sort,
Aux traits de la douleur, à la faulx de la mort.
Honneur à Jehovah, dont la toute-puissance
Des corps ressuscités épurant la substance,
Élève jusqu’à lui la faible humanité,
Et la revêt de gloire et d’immortalité !

Ne croit-on pas ailleurs entendre l’Aigle de Meaux lui-même, dans cette belle et éloquente tirade ?

Oui, malgré les clameurs de l’incrédulité,
Disais-je, ce tombeau touche à l’éternité ;
Et ces rois, maintenant éteints dans la poussière,
S’éveilleront un jour rendus à la lumière.
Oui, ces restes sans nom que, d’un bras impuissant,
Le temps et les mortels poussent vers le néant,
Plus que tous les soleils semés dans l’étendue,
Fixeront du Très-Haut l’infatigable vue,
Jusqu’au jour de colère, où sa tonnante voix
Jugera ces brigands et vengera nos rois.

Voyez dans un autre endroit, comme au seul nom de Bossuet, l’enthousiasme du poète s’anime, et de quel ton il parle de lui !

Ici, j’entends crier les murs, le sanctuaire,
Les caveaux dépeuplés, la prophétique chaire
D’où le grand Bossuet, aigle de l’Éternel167,
Élevait, dans son vol, la terre jusqu’au ciel.
Sublime Bossuet ! aux éclats de ta foudre,
Quand on croyait des rois voir tressaillir la poudre,
Et de leurs descendants chanceler la grandeur,
L’avenir t’ouvrait-il sa noire profondeur ?
Y lisais-tu qu’un jour, etc.

Comme Bossuet encore, M. Treneuil a bien conçu tout le parti qu’un écrivain pouvait retirer de l’étude et de la connaissance des livres saints, sources toujours fécondes, toujours ouvertes à quiconque y voudra puiser le vrai beau. Combien de traits sublimes, de comparaisons heureuses, de mouvements pleins d’énergie ou de sensibilité elles peuvent fournir au poète ou à l’orateur capable d’en profiter ! Mais c’est moins encore par les beautés de détails, par des traits épars et isolés, que cette étude peut influer sur une composition quelconque ; c’est par le ton général, par la couleur religieuse qu’elle prête au style par l’onction dont elle pénètre les sentiments, par la grandeur enfin qu’elle donne aux pensées C’est là ce qui constitue la véritable originalité ; ce qui fait d’un écrivain un homme à part, et donne à toutes ses productions un caractère particulier.

Je crois, par exemple, que l’esprit seul des livres saints pouvait inspirer le morceau suivant :

Digne prix de ma foi, quelle auguste merveille
Vint charmer tout à coup ma vue et mon oreille !
Frappé d’un jour nouveau, je vis du haut des cieux
Les immortels descendre et planer sur ces lieux :
De leurs corps transparents, vêtus de légers voiles,
Où l’or parmi l’azur rayonnait en étoiles,
Le soleil nuançait l’ondoyante vapeur ;
Ils suspendent leur vol ; et, réunis en chœur,
Ils chantent à l’envi ces puissantes prières
Qui soulagent des morts les peines passagères ;
Ils consolent nos rois chassés de leurs tombeaux,
Et souhaitent que Dieu pardonne à leurs bourreaux.

Voilà, je crois, des beautés réelles, des beautés qui seront de tous les temps, mais dont il est juste de rapporter, en partie du moins, l’honneur aux sources qui les ont fournies. Tout le monde, il est vrai, n’en eût peut-être pas fait l’usage de M. Treneuil ; mais il est rare qu’on les interroge sans fruit ; et telle est leur abondance, que les derniers venus y trouveront encore de nouvelles richesses.

De l’Églogue sacrée.

Florian, qui a laissé très peu de vers, qui est presque sans nom en poésie, nous a donné, dans son églogue de Ruth, le modèle le plus accompli de ce genre d’écrire, le tableau le plus touchant de l’innocence des mœurs patriarchales, et l’imitation enfin la plus heureuse de la candeur, de la simplicité sentimentale du style sacré, admirable partout, mais au-dessus de nos éloges quand il peint les douces affections de l’âme. C’est que, pénétré des charmes de son sujet, qui le transportait au milieu des sentiments qui lui étaient les plus chers et les plus familiers, Florian s’est abandonné à l’impulsion de son âme, et n’a fait, en traduisant la Bible, qu’épancher ses propres sentiments. De là cette délicieuse onction qui coule avec les vers du poète, et qui ne trouverait pas insensible le cœur le plus étranger aux émotions de la nature.

Le poème champêtre de Ruth repose tout entier sur un seul et même sentiment, la tendresse filiale. Florian en prend occasion d’entrer en matière par quelques réflexions sur la nature et le charme de ce sentiment ; réflexions qui seraient froides et arides sous la plume d’un autre, ou sèchement sentencieuses, et qui prennent naturellement ici le ton et la couleur du sujet.

Le plus saint des devoirs, celui qu’en traits de flamme
La nature a gravé dans le fond de notre âme,
C’est de chérir l’objet qui nous donna le jour.

Ce ton de simplicité douce annonce bien heureusement celui qui va régner dans le reste de l’ouvrage. Écoutons maintenant le commentaire que l’auteur va trouver dans son âme :

Qu’il est doux à remplir ce précepte d’amour !
Voyez ce faible enfant que le trépas menace,
Il ne sent plus ses maux quand sa mère l’embrasse :
Dans l’âge des erreurs, ce jeune homme fougueux
N’a qu’elle pour ami, dès qu’il est malheureux :
Ce vieillard, qui va perdre un reste de lumière,
Retrouve encor des pleurs en parlant de sa mère.
Bienfait du créateur, qui daigna nous choisir,
Pour première vertu notre plus doux plaisir !

Que l’on mette ici, à la place de l’écrivain sensible, un de nos enjoliveurs modernes, ou l’un de ces graves et lourds prédicateurs de perfection morale, qui se croient bonnement appelés à convertir le genre humain, dont ils ont, et à qui ils inspirent une égale pitié, et l’on aura des mots harmonieusement cadencés, des vers étincelants d’antithèses et d’esprit, ou des phrases prodiguées sans mesure, et des sentences, des maximes étalées avec prétention. Mais le cœur, mais le sentiment n’y trouveront rien, absolument rien, et n’en reviendront qu’avec plus de plaisir au morceau délicieux que nous venons de citer.

Après ce court préambule, Florian commence sa narration :

168Lorsqu’autrefois un juge, au nom de l’Éternel,
Gouvernait dans Maspha les tribus d’Israël,
Du coupable Juda Dieu permit la ruine.
Des murs de Bethléem chassés par la famine,
Noémi, son époux, deux fils de leur amour,
Dans les champs de Moab vont fixer leur séjour.
Bientôt de Noémi les fils n’ont plus de père :
Chacun d’eux prit pour femme une jeune étrangère,
Et la mort les frappa.

Noémi, sans époux, sans enfants, veut retourner mourir dans sa patrie, et presse ses filles Ruth et Orpha de la laisser suivre son projet. Quelle tendre chaleur met la sensible Ruth, dans les instances qu’elle fait à sa mère pour obtenir d’elle la permission de ne la point quitter !

                             169Ah ! laissez-moi vous suivre.
Partout où vous vivrez, Ruth près de vous doit vivre.
N’êtes-vous pas ma mère, en tout temps, en tout lieu ?
170Votre peuple est mon peuple, et votre Dieu mon Dieu.
La terre où vous mourrez verra finir ma vie ;
Ruth dans votre tombeau veut être ensevelie :
Jusque-là vous servir fera mes plus doux soins ;
Nous souffrirons ensemble et nous souffrirons moins.

Ce dernier trait est charmant : celui de l’original est cependant encore au-dessus : « Voilà ce que je demande au ciel, dit Ruth ; et puisse-t-il y ajouter le bienfait de ne point séparer l’instant de notre mort ! Hæc mihi faciat Dominus ; et hæc addat, si non sola mors me et te separaverit » ! (v. 17). Quelle délicatesse dans ce sentiment, qui suppose autant d’amour dans la mère que la fille lui en a voué, et la même impossibilité de survivre à sa perte !

Noémi cède, et toutes deux retournent aux champs paternels. C’était le temps de la moisson : hordea metebantur (v. 22). Réduite à aller glaner pour vivre, Ruth se dévoue courageusement à ce genre nouveau de fatigue ; il s’agit de sa mère, tout est oublié :

                       Le jour à peine luit,
Qu’au champ du vieux Booz le hasard la conduit.
……………………………………………………
171Étrangère, timide, elle se trouve heureuse
De ramasser l’épi qu’un autre a dédaigné.

Ses grâces, sa douceur charment bientôt et le maître du champ et les moissonneurs : l’heure du repas arrive, ils lui font une place au milieu d’eux, partagent leur festin champêtre avec elle ;

Et Ruth, riche des dons que lui fait l’amitié,
Songeant que Noémi languit dans la misère,
172Pleure, et garde son pain pour en nourrir sa mère.

Booz engage l’aimable Ruth à revenir glaner dans son champ, tant que durera la moisson. Elle revient le matin suivant, et trouve le vieillard endormi au milieu de ses serviteurs :

Des gerbes soutenaient sa tête vénérable.
Ruth s’arrête : « Ô vieillard, soutien du misérable,
» Que l’ange du Seigneur garde tes cheveux blancs !
»  Dieu, pour se faire aimer, doit prolonger tes ans.
» Quelle sérénité se peint sur ton visage !
» Comme ton cœur est pur, ton front est sans nuage !
» Tu dors, et tu parais méditer des bienfaits.
» Un songe t’offre-t-il les heureux que tu fais ?
» Ah ! s’il parle de moi, de ma tendresse extrême,
» Crois-moi, ce songe, hélas ! c’est la vérité même » !

Aux accents de cette voix enchanteresse, Booz s’éveille : Ruth se fait connaître pour sa parente ; et, conformément à la loi de Moïse, le respectable vieillard la prend pour épouse, et lui fait l’abandon de ses biens.

« Je vous donne à jamais,
» Et ma main et ma foi ; le plus saint hyménée
» Aujourd’hui va m’unir à votre destinée.
» ………………………………………………
» Et vous, Dieu de Jacob ! seul maître de ma vie,
» Je ne me plaindrai point qu’elle me soit ravie :
» Je ne veux que le temps et l’espoir, ô mon Dieu !
173» De laisser Ruth heureuse, en lui disant adieu ».

Il manquerait quelque chose à ce tableau divin, si le bonheur de la bonne Noémi n’en terminait agréablement la perspective. Et quel bonheur plus doux, pour une mère représentée aussi sensible, que celui de se voir renaître dans la jeune postérité de ses enfants ?

                        Le Dieu qui les bénit,
Aux désirs de Booz permet que tout réponde.
Belle comme Rachel, comme Lia féconde,
Son épouse eut un fils ; et cet enfant si beau
Des bienfaits du Seigneur est un gage nouveau :
174C’est l’aïeul de David. Noémi le caresse ;
Elle ne peut quitter ce fils de sa tendresse,
Et dit, en le montrant sur son sein endormi :
Vous pouvez maintenant m’appeler Noémi !

Nous nous sommes fait un devoir, comme on a pu l’observer, de rapprocher le texte de la traduction, afin de bien convaincre le lecteur, que ce qu’il y a de plus attendrissant dans l’ouvrage de Florian, appartient exclusivement à la beauté de l’original, et que ces traits n’ont besoin, pour être admirés et sentis, que de passer sans altération d’une langue dans une autre. Il y a plus : l’auteur français cesse d’être tendre, affectueux et intéressant, dès l’instant qu’il quitte le ton et le style antiques, pour leur substituer le style et le ton modernes. Cette méprise est rare chez lui ; mais elle a produit cependant quelques disparates que nous sommes obligés de relever. Le vieux Booz dit à Ruth :

Je crains que mes vieux ans n’effarouchent votre âge.
Au mien l’on aime encore, près de vous je le sens :
Mais peut-on jamais plaire avec des cheveux blancs ?
…………………………………………………………
À cette fête, hélas ! nous n’aurons pas l’amour ;
Mais l’amitié suffit pour en faire un beau jour.

Il n’y a rien de tout cela dans le texte, on le conjecture aisément ; et ce n’est certes pas l’embellir, que de lui prêter de pareils ornements. Ce langage, qui serait même déplacé dans une pièce profane, est quelque chose de plus dans un morceau de la nature de celui-ci, et nous sommes étonnés que Florian se soit permis un tel écart. Le goût peut se faire illusion, sans doute ; mais comment une belle âme se peut-elle tromper en fait de sentiments ?

Thompson a transporté, dans son beau poème des Saisons, l’histoire de Ruth, et en fait l’épisode du chant de l’automne. Le fond et les détails principaux sont restés exactement les mêmes ; les noms seuls et le lieu de la scène sont changés : c’est Lavinie et Palémon, au lieu de Ruth et de Booz ; quant au lieu de la scène, il est partout où l’on voudra, et ce vague qui prive le sujet de l’intérêt attaché aux circonstances locales, ces noms, ces personnages d’idée, qui ne tiennent à rien, qui ne se lient à aucun peuple, à aucune époque historique, rejettent nécessairement cet épisode dans la classe des morceaux qui plaisent plus à l’esprit qu’ils ne peuvent toucher le cœur.

Il n’en est pas ainsi de la pièce suivante, la seule qui m’ait paru digne par son objet, et par certaines parties de son exécution, d’entrer un moment en parallèle avec la touchante églogue de Florian, à laquelle elle eut l’honneur de disputer, en 1784, le prix de l’académie française. Voici ce morceau, d’autant plus précieux, qu’il est rare, et qu’il se trouve offert pour la première fois ici à l’étude des jeunes gens.

LE PATRIARCHE, OU LE VIEUX LABOUREUR.

Un vieillard, révéré dans son hameau champêtre,
En avait vu la race et s’éteindre et renaître.
Au labourage instruit par soixante moissons,
Il aimait d’en donner à son tour des leçons.
Les jeunes métayers à ses conseils utiles
Recouraient chaque jour ; et, disciples dociles,
À son gré déposaient ou ceignaient le semoir.
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Par son âge, au travail à regret inhabile,
Il presserait en vain le soc d’un bras débile ;
Mais il ne peut languir dans un repos oisif :
D’une épine noueuse aidant son pied tardif,
Il va, des bords du champ, voir avancer l’ouvrage.
Sa voix, des bras lassés ranime le courage,
Et jusque pour la brute aux maux compatissant,
Il retient sur le bœuf l’aiguillon menaçant.
Admis au sanctuaire, et du hameau l’exemple,
Sa voix résonne encore sous les voûtes du temple ;
Et souvent sa ferveur, aux marches des autels,
Va se rassasier du pain des immortels.
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Mais lorsque s’emparant de la voûte azurée,
Le nébuleux décembre allongeait la soirée,
Un jeune enfant, docile aux soins de son aïeul,
De nos fastes sacrés prenait le saint recueil,
Mais non sans le baiser ; sa main respectueuse
L’approchant des lueurs d’une mèche onctueuse,
Il lit, d’abord timide, et bientôt enhardi.
Autour de lui soudain un cercle est arrondi :
L’un debout, l’autre assis, tous, fervent auditoire,
En extase écoutaient la vénérable histoire.
Appliquant un cristal sur ses yeux obscurcis,
Et du jeune lecteur dirigeant les récits,
Le vieillard lui disait : Lisez ces pages saintes ;
Abel, le juste Abel, de son sang les a teintes.
Où peut d’un frère aller la jalouse fureur ?
Pourquoi le meurtrier fut-il un laboureur !
………………………………………………
C’était les soirs encore, que des hameaux rustiques
Le vieillard rappelait souvent les mœurs antiques :
Quel luxe, disait-il, étonne ici mes yeux !
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D ‘où naquit tant d’orgueil dans nos humbles bocages ?
Et quel changement même en nos nymphes volages ?
Vous voyez leurs cheveux avec art retroussés ;
Les rubis sur leurs doigts dans l’or sont enchâssés ;
Le père en ses atours ne connaît plus sa fille,
Et sur des fronts hâlés le ruban partout brille.
Ô Nymphes de ces lieux, pour vos simples appas,
N’éclôt-il pas assez d’ornements sous vos pas ?
Vous, mes filles, gardez les mœurs de votre mère ;
C’est non par des atours qu’elle avait su me plaire.
Nul ruban ne chargea son front enorgueilli ;
Un bouquet l’ornait mieux, quand je l’avais cueilli.
Fuyez une parure aux hameaux étrangère,
La toison des brebis convient à la bergère.

C’étaient là du vieillard les dernières leçons.
Déjà sa voix rappelle en vain ses derniers sons.
La nature en Damon succombe au poids de l’âge ;
De deux bras vainement sa marche se soulage ;
Il sent fléchir sous lui ses genoux affaiblis ;
Et bientôt, étendu sur son humble châlis,
Ne se déguisant point son atteinte mortelle,
Des ministres sacrés fait prévenir le zèle.
………………………………………………
Les larmes cependant coulent de tous les yeux
Vingt cris mal étouffés troublent les rits pieux ;
L’effort de la douleur rompt toutes les barrières,
Et les sanglots confus sont mêlés aux prières.
Seul, morne, et l’œil aride, accablé sous le poids,
L’aîné des fils restait sans larmes et sans voix.
Mais l’azime céleste, et les onctions saintes,
Au mourant ont rendu ses facultés éteintes ;
Et lui-même, étonné de ses nouveaux accents :
« Calmez, dit le vieillard, vos cris attendrissants ;
» Prêts à nous séparer que la foi nous soutienne,
» Et pleurez en chrétiens, si ma mort est chrétienne,
» Pourquoi vivrais-je encore ! Inutile ici bas,
» Ma vieillesse est déjà l’image du trépas.
» Mon long pèlerinage enfin touche à son terme ;
» Sans appeler la mort, je l’attends d’un cœur ferme.
» Je suis pécheur ; mais Dieu, s’il juge, est père aussi,
» Et je sais qu’aisément un père est adouci.
» Mais quoiqu’il me fût doux d’exercer la clémence,
» Mon amour fut borné, quand le sien fut immense.
» De nos toits indigents gardez les simples mœurs ;
» Aimez-vous, servez Dieu, vos souverains… Je meurs »175.