(1811) Cours complet de rhétorique « Livre cinquième. De l’Éloquence des Livres saints. — Chapitre II. De l’emploi des figures dans les écrivains sacrés. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre cinquième. De l’Éloquence des Livres saints. — Chapitre II. De l’emploi des figures dans les écrivains sacrés. »

Chapitre II. De l’emploi des figures dans les écrivains sacrés.

Nous distinguerons d’abord, dans les écrivains sacrés, l’emploi judicieux des figures qui contribuent le plus à rendre la diction vraiment poétique ; et nous nous arrêterons spécialement à celles que nous avons fait connaître dans le cours de notre ouvrage, et que nous avons appuyées des exemples les plus célèbres dans les poètes anciens.

La Comparaison.

Le but de toute espèce de comparaison est de faire ressortir les objets les uns par les autres ; de donner plus de développement à la pensée, en la rendant sensible sous tous les rapports, ou de répandre seulement plus d’agrément et de variété dans le discours. Mais son objet principal, celui que l’écrivain doit avoir surtout en vue, est de mettre sa pensée dans tout son jour ; et peu importe alors de quels objets la comparaison est tirée : elle est heureuse, toutes les fois qu’elle est juste, et la propriété est surtout ce que l’on a droit d’exiger ici.

Ainsi Homère et Virgile ont pu, sans blesser la majesté épique, comparer tantôt le nombre, l’ardeur et l’impatience des Grecs ou des Troyens à des essaims d’abeilles : tantôt redescendre à des détails petits en apparence, et relever cette petitesse prétendue par la noblesse d’une comparaison.

Voltaire, qui écrivait dans un temps et chez un peuple observateur bien plus scrupuleux des bienséances, n’a pas craint de comparer, dans sa Henriade, les troupes françaises à une meute de chiens : sûr de la justesse de la comparaison et du rapport vrai des idées, il ne restait plus qu’à ennoblir les détails par la richesse et l’harmonie de la diction ; et c’est l’art des grands poètes. Aussi, bien loin de nous choquer, ces sortes de comparaisons nous plaisent-elles dans leurs ouvrages ; et nous les regardons avec raison comme un de ces ornements indispensables, sans lesquels

La poésie est morte ou rampe sans vigueur.
(Boileau).

Rien de plus vulgaire, en apparence, et, tranchons le mot, de plus trivial au premier coup d’œil, que la comparaison suivante employée par Isaïe, qui fait parler en ces termes le roi d’Assyrie :

127« Et invenit quasi nidum manus mea fortitudinem populorum ; et sicut colliguntur ova, quæ derelicta sunt, sic universam terram ego congregavi ; et non fuit qui moveret pennam, et aperiret os, et ganniret ».

(Is. chap. 10. v. 14).

On ne nous reprochera sans doute pas de chercher à faire illusion à nos lecteurs sur le fonds des idées ou sur les expressions originales ; nous traduisons littéralement, et laissant de côté toute espèce d’embellissement poétique, nous nous bornons à la simplicité éloquente du texte. Que l’on réfléchisse maintenant sur la justesse de la comparaison que nous venons de citer, et que l’on dise si le prophète pouvait nous donner une idée plus vraie, et plus poétiquement exacte, de l’abus de la puissance qui opprime, et de l’excès de la faiblesse opprimée !

Tous ceux qui ont fait quelques études, savent par cœur, et nous citent déjà cet admirable tableau d’une des plus belles comparaisons de Virgile :

Qualis populeâ mœrens Philomela sub umbrà, etc.
Telle sur un rameau, durant la nuit obscure, etc.

Tout ce morceau est charmant, respire la plus douce sensibilité, et le trait implumes qui complète le tableau et arrête si délicieusement le cœur sur l’image la plus intéressante, nous paraît au-dessus de l’éloge. Nous croyons cependant bien supérieure encore la comparaison suivante : c’est toujours le prophète Isaïe que nous citons.

128« Et dixit, Sion : dereliquit me Dominus, et Dominus oblitus est meî. — Numquid oblivisci potest mulier infantem suum, ut non misereatur filio uteri sui ? et si illa oblita fuerit, ego tamen non obliviscar tui ».

(Is. c. 49 v. 14 et 15).

On sent qu’il n’y a qu’un Dieu, ou celui qu’il inspire, qui puisse parler un tel langage : et que c’est bien moins ici deux objets rapprochés à dessein, pour faire une comparaison, qu’une seule et même chose, Dieu et la nature : la tendresse divine, et la tendresse maternelle. Malgré la mélodie enchanteresse et l’accent vraiment sentimental du Cygne de Mantoue, il y aura toujours aussi loin de son style à celui d’Isaïe, que de sa mythologie à l’ineffable grandeur du Dieu des prophètes.

Ce qui est essentiellement grand ne peut donc être dégradé dans aucun cas, par sa comparaison avec un objet évidemment inférieur. Lorsqu’il s’agit au contraire de relever un objet petit par lui-même, on ne saurait mettre trop de noblesse dans la comparaison, trop de grandeur dans les images que l’on emploie. Ainsi Virgile, qui sera toujours le modèle du goût, comme Homère celui du sublime, se plaît à relever les travaux de ses abeilles, en les comparant à ceux des cyclopes forgeant les foudres de Jupiter. Il environne son héros d’une majesté nouvelle, en le comparant à Apollon lui-même conduisant, sur les sommets du Cynthus, les chœurs de danses célébrées en son honneur (Ænéid. 4, v. 143). Homère et Virgile, à son exemple, pour nous donner une idée de deux héros qui s’avancent fièrement au combat l’un contre l’autre, les comparent au dieu Mars et à l’Épouvante, s’élançant du fond de la Thrace contre les peuples (Il. liv. 13. v. 298. Ænéid. liv. 12. v. 331). Voltaire pousse plus loin encore la hardiesse de la comparaison, en assimilant deux armées qui en viennent aux mains, à l’effort de deux vents opposés qui se disputent l’empire des airs.

Rien de tout cela dans les poètes sacrés. C’est sans efforts et sans étude qu’ils embellissent tout ce qu’ils touchent ; les circonstances les plus simples, les choses les plus ordinaires empruntent de leur plume une grâce qui nous enchante, ou une audace d’expression qui nous transporte.

S’agit-il de la prospérité temporelle du juste ?

129« Justus ut palma florebit ; sicut cedrus Libani multiplicabitur ».
(Ps. 81. v. 12).

Écoutons Isaïe ; rien n’égale la grandeur de ses idées et la justesse de ses comparaisons.

130« Væ multitudini populorum multorum, ut multitudo maris sonantis, et tumultus turbarum, sicut sonitus aquarum multarum. Sonabunt populi sicut sonitus aquarum inundantium, et increpabit cum, et fugiet procul, et rapietur sicut pulvis montium a facie venti et sicut turbo coràm tempestate ».

(Is. cap. 17. v. 12 et 13).

Les Syriens ont conspiré la perte du royaume de Juda.

« À cette nouvelle, Achaz frémit ; son cœur fut saisi de crainte et son peuple trembla, comme les arbres des forêts qui frissonnent à l’approche de la tempête131 ».

Les comparaisons du genre gracieux ne sont ni moins fréquentes, ni moins heureuses dans les livres saints. L’image de l’homme vertueux et l’heureuse influence des bons exemples qu’il donne à la terre, pouvait-elle nous être présentée sous des traits plus justes et plus capables de la faire sentir, que dans la comparaison suivante :

Tel un arbre que la nature
Plaça sur le courant des eaux,
Ne redoute pour ses rameaux
Ni l’aquilon ni la froidure :
Dans son temps il donne des fruits,
Sous une éternelle verdure
Par la main de Dieu reproduits.
(Lefranc).

Voyez comme chacun des traits de ce petit tableau a son caractère de justesse et de vérité : comme cette image est naturelle, et comme les circonstances qui la développent concourent à en rendre l’effet plus touchant !

Nous avons vu Homère donner à l’éloquence de Nestor la douceur du miel, et nous avons admiré l’harmonie imitative du beau vers qui exprime cette idée. Voici maintenant comment Moïse, plus grand poète encore qu’Homère, va rendre cette même pensée, et faire une beauté de sentiment de ce qui n’est, dans l’écrivain profane, qu’une simple beauté de diction.

132« Concrescat ut pluvia doctrina mea, fluat ut ros eloquium meum, quasi imber super herbam, et quasi stillæ super gramina ».

(Deut. c. 32. v. 2).

Quand la tendre sollicitude d’un père et ses soins multipliés pour ses enfants ont-ils été rendus par des images plus vraies et sous des traits plus touchants que ce qu’on va lire ?

133« Sicut aquila provocans ad volandum pullos suos, et super eos volitans, expandit alas suas, et assumpsit eum, atque portavit in humeris suis ».

(Ibid. v. 11).

Les Allégories.

En supposant, ce qui n’est pas, ce qui ne saurait pas être, les beautés d’ailleurs égales, il y aurait toujours, en faveur des poètes sacrés, une raison constante de supériorité que les autres ne leur disputent que par intervalle : c’est ce ton de sentiment et d’onction qui se fait remarquer partout, et qui indique à chaque instant le génie divin qui a présidé à l’ouvrage, animé l’esprit et dirigé la plume de l’écrivain. Nous avons annoncé déjà la belle allégorie où le psalmiste présente, sous l’emblème d’une vigne, l’histoire des revers et des infidélités du peuple de Dieu. Nous allons la mettre sous les yeux du lecteur, en nous servant de la belle traduction de Lefranc de Pompignan, dont le nom ne rappelle à bien des gens qu’une des nombreuses victimes immolées aux sarcasmes de Voltaire, mais dont les vers retracent souvent l’harmonie et l’enthousiasme vraiment lyriques de J.-B. Rousseau.

134Comme une vigne transplantée
Qui va fleurir sous d’autres cieux,
Par toi-même dans ces beaux lieux
Ta nation fut transportée.
Pour nous ta voix ouvrit les mers :
Tu fis devant nous dans les airs
Marcher la flamme et les nuées ;
Et des barbares légions
À leurs faux dieux prostituées
Tu nous livras les régions.

Du milieu des vastes campagnes,
Cette vigne que tu chéris
Élève ses pampres fleuris
Jusques au faîte des montagnes.
Les cèdres rampent à ses pieds
Ses rejetons multipliés
Bordent au loin les mers profondes :
Le Liban nourrit ses rameaux,
Et l’Euphrate roule ses ondes
Sous l’ombrage de leurs berceaux.

135Mais que dis-je ? ta vigne sainte
N’est plus qu’un stérile désert,
Qu’un verger aux passants offert,
Dont toi-même as détruit l’enceinte.
Livrée à des coups assassins,
Le voyageur de ses larcins
Y laisse d’horribles vestiges ;
Et par ta vengeance conduit,
Un monstre en a brisé les tiges,
Dévoré la feuille et le fruit.

136Souverain roi de la nature,
Permets-tu que des furieux
Anéantissent sous tes yeux
Le tendre objet de ta culture ?
Rends-lui tes premières faveurs, etc.

Le traducteur ne borne point ici son mérite à une fidélité pleine d’élégance et d’harmonie : il ajoute quelquefois à la force de l’expression originale, et tire souvent une image magnifique d’un trait qui n’était qu’indique en passant.

Si le prophète dit, par exemple : Qui sedes super Cherubim, vous qui êtes assis sur les Chérubins , l’âme du poète traducteur s’échauffe, son imagination s’enflamme, et il dira :

Toi dont l’aile des Chérubins
Soutient le trône inébranlable.

Il en est de même de cet autre trait, dont l’idée est si grande, et présentait au poète une si belle image : Ab increpatione vultûs tui peribunt : ils périront par les regards menaçants de voire visage . Voici comme s’exprime le traducteur :

Que l’ennemi de tes autels.
Ouvre l’œil, t’envisage et meure.

Presque tout est allégorique dans les psaumes et dans les prophètes. Partout, à côté du sens littéral, se présente le sens mystique ; et ce voile allégorique est partout si facile à percer, les événements obscurément indiqués ou clairement prédits ont si complètement justifié le prophète, ou plutôt le génie qui l’inspirait, qu’il ne reste pas plus de doute sur le fond même des choses, que sur la manière sublime dont elles sont annoncées. Nous nous bornerons à un exemple, et nous le tirerons du psaume 2e, aussi important par son objet, qu’admirable par le ton qui y règne d’un bout à l’autre, par la grandeur des images et la richesse des expressions.

David, qui en est l’auteur, y remplit à la fois deux personnages également faciles à distinguer. Il y peint et ce que Dieu avait daigné faire pour le maintenir sur son trône, en dépit de ses nombreux ennemis, et ce que ce même Dieu se proposait de faire, pour établir un jour l’empire du Christ, et pour assurer son église sur des bases inébranlables. Ces deux grands objets ont entre eux une si merveilleuse conformité, se prêtent mutuellement une force si admirable, qu’il serait impossible de songer à les séparer, sans vouloir les affaiblir. Appliqué à David seulement, ce psaume est de la fidélité la plus historique : transporté à la personne de J.-C., l’Évangile en confirme jusqu’aux moindres circonstances ; si l’on y cherche enfin la prédiction et l’histoire détaillée des persécutions et des triomphes de l’église, la vérité est si frappante, que la mauvaise foi la plus décidée à tout nier, ne saurait se refuser à l’évidence des preuves. Entrons dans le détail de tant de beautés réunies.

137Pourquoi les peuples de la terre
Forment-ils ce concours soudain ?
Pourquoi tous ces conseils de guerre
Où tant de rois parlent en vain ?

138 … Celui qui fait sa demeure
Dans les royaumes éternels ;
Qui suit en tous lieux, à toute heure,
Les pas incertains des mortels :
Celui qui leur envoie un maître,
Ce dieu qu’ils osent méconnaître,
Ou qu’ils feignent de mépriser,
Entend les blasphèmes frivoles
Dont ils amusent les idoles
Sur eux prêtes à s’écraser.
……………………………
139Fils éternel comme ton père,
Je t’engendrai pour les humains.
Dépositaire de ma foudre,
Maître de punir et d’absoudre,
Leur sort est remis dans tes mains.

140J’ai désigné ton héritage
Avant les siècles et les temps ;
L’univers te promet l’hommage
Et les vœux de ses habitants.

141Tu briseras comme l’argile
Le trône odieux et fragile
Des tyrans que vomit l’enfer.
Protecteur des peuples fidèles,
Tu feras plier les rebelles
Sous le poids d’un sceptre de fer.

142Mortels qui jugez vos semblables,
Rois qu’à la terre j’ai donnés,
Rois devenus si formidables
Par vos projets désordonnés ;
Instruisez-vous dans ma justice,
Si vous voulez que j’affermisse
Vos droits par la révolte enfreints ;
Pour mériter que l’on vous aime,
Aimez, servez, craignez vous-même
Le Dieu par qui vous êtes craints.
(Lefranc).

Nous compléterons cette magnifique allégorie par les passages suivants du psaume 72e, où la grandeur future de Salomon est décrite avec une pompe qui désigne évidemment le règne et la gloire du Messie.

143Ainsi du plus haut des montagnes
La paix et tous les dons des cieux,
Comme un fleuve délicieux,
Viendront arroser nos campagnes.
Son règne à ses peuples chéris
Sera ce qu’aux champs défleuris
Est l’eau que le ciel leur envoie ;
Et tant que luira le soleil,
L’homme plein d’une sainte joie
Le bénira dès son réveil.

144Son trône deviendra l’asile
De l’orphelin persécuté.
Son équitable austérité
Défendra le faible pupille.
Le pauvre, sous ce défenseur,
Ne craindra plus que l’oppresseur
Lui ravisse son héritage :
Et le champ qu’il aura semé
Ne deviendra plus le partage
De l’usurpateur affamé.

145Ses dons versés avec justice,
Du pâle calomniateur,
Ni du servile adulateur,
Ne nourriront point l’avarice.
………………………………
146Alors sa juste renommée
Répandue au-delà des mers,
Jusqu’aux deux bouts de l’univers
Avec éclat sera semée.

147Ses ennemis humiliés
Mettront leur orgueil à ses pieds ;
Et des plus éloignés rivages,
Les rois frappés de sa grandeur,
Viendront par de riches hommages
Briguer sa puissante faveur.
De ses triomphantes années
Le temps respectera le cours,
Et d’un long ordre d’heureux jours
Ses vertus seront couronnées.
………………………………
148Tel qu’on voit la tête chenue
D’un chêne, autrefois arbrisseau,
Égaler le plus haut rameau
Du cèdre caché dans la nue :
Tel croissant toujours en grandeur,
Il égalera la splendeur
Du potentat le plus superbe ;
Et ses redoutables sujets
Se multiplieront comme l’herbe
Autour des humides marais.

149Qu’il vive, et que dans leur mémoire
Les rois lui dressent des autels ;
Que les cœurs de tous les mortels
Soient les monuments de sa gloire, etc.
(J.-B. Rousseau).

Voici un monument bien singulier et bien éminemment poétique du génie allégorique des prophètes : c’est le morceau ou Ézéchiel prédit le terme de la captivité des Juifs à Babylone.

150Dans une triste et vaste plaine
La main du Seigneur m’a conduit.
De nombreux ossements la campagne était pleine ;
L’effroi me précède et me suit.

Comme ce début grave et solennel s’empare d’abord de l’attention, et répand dans l’âme je ne sais quelle religieuse terreur qui la prépare à quelque chose d’extraordinaire ! Ce qui suit y ajoute encore :

Je parcours lentement cette affreuse carrière,
Et contemple en silence, épars sur la poussière,
Ces restes desséchés d’un peuple entier détruit.

Le Seigneur commande au prophète d’ordonner à ces os desséchés de retourner à la vie, et le prophète leur dit, de la part du Seigneur :

151Écoutez, ossements arides,
Écoutez la voix du Seigneur.
Le Dieu puissant de nos ancêtres,
Du souffle qui créa les êtres,
Rejoindra vos nœuds séparés.
Vous reprendrez des chairs nouvelles :
La peau se formera sur elles :
Ossements secs, vous revivrez.

Le prophète continue sa narration :

152Il dit ; et je répète à peine
Les oracles de son pouvoir,
Que j’entends partout dans la plaine
Ces os avec bruit se mouvoir.
Dans leurs liens ils se replacent,
Les nerfs croissent et s’entrelacent,
Le sang inonde ses canaux ;
La chair renaît et se colore :
L’âme seule manquait encore
À ces habitants des tombeaux.

Mais le Seigneur se fit entendre,
Et je m’écriai plein d’ardeur :
Esprit, hâtez-vous de descendre,
153Venez, esprit réparateur ;
Soufflez des quatre vents du monde,
Soufflez votre chaleur féconde
Sur ces corps prêts d’ouvrir les yeux.
Soudain le prodige s’achève,
Et ce peuple de morts se lève,
Étonné de revoir les cieux, etc.

Le Seigneur daigne donner lui-même à son prophète le véritable sens de cette sublime allégorie.

154Ces os, dit le Seigneur, qu’en mon nom tu ranimes,
            Sont tous les enfants d’Israël.
Notre espoir a péri, disaient-ils ; et nos crimes
            Ont mérité ce sort cruel.

Les neveux de Jacob ne sont plus sur la terre
            Qu’un amas d’ossements blanchis,
Qui du joug de la mort accablés par la guerre,
            N’en seront jamais affranchis.

            Non, mon peuple chéri, etc.
(Lefranc).

Voici un autre exemple de la hardiesse des allégories employées par Ézéchiel. Il s’agit de prouver à ses concitoyens qu’ils ont mérité tous les maux qu’ils éprouvent ; et voici le tour éloquent et poétique dont il se sert pour faire l’énumération de leurs crimes. On va voir si Eschyle lui-même, le sombre, le tragique Eschyle a des conceptions plus fortes ; et si jamais le génie de la terreur a rien inspiré aux poètes d’aucun temps, qui puisse approcher, même de loin, du tableau que nous allons mettre sous les yeux du lecteur.

Dieu transporte le poète de Babylone à Jérusalem.

155« En la sixième année, le cinquième jour du sixième mois, comme j’étais assis dans ma maison, et que les anciens de Juda y étaient rassemblés avec moi, la main du Seigneur tomba tout à coup sur moi… Quelqu’un me parut comme un feu ardent : depuis les reins jusqu’au bas, ce n’était qu’une flamme ; et depuis les reins jusqu’en haut, c’était un airain mêlé d’or, étincelant de lumière. Je vis en même temps comme une main qui me vint prendre par les cheveux de ma tête : l’esprit m’enleva entre la terre et le ciel, et me transporta à Jérusalem, à l’entrée de la porte septentrionale du parvis intérieur, où était placée l’idole de Jalousie, etc. »

Le Seigneur fait voir à Ézéchiel, dans l’intérieur de chaque maison, les divers attentats qui s’y commettent, et lui dit, à chaque nouvelle scène d’horreur : Tourne les yeux, et tu verras des abominations plus grandes encore. Le Seigneur s’écrie alors d’une voix terrible : Ceux qui doivent visiter la ville sont proches, et chacun d’eux porte un instrument de mort. Dans le même instant, paraissent six hommes qui portent la mort entre leurs mains : au milieu d’eux marche un septième vêtu de lin ; à son côté est suspendu un vase rempli d’encre. Dieu lui commande d’aller dans la ville marquer au front le très petit nombre de ceux qui n’ont point prévariqué. L’homme aux habits de lin se retire, et les six ministres de la mort reçoivent à leur tour l’ordre de frapper quiconque ne portera point le sceau de la fidélité. Ils sortent pour obéir, et bientôt après reparaît l’homme vêtu de lin, qui ne profère que ces mots : J’ai fait ce que tu m’as ordonné 156.

Nous pensons qu’il suffît d’être de bonne foi, et d’avoir le sentiment ou l’idée seulement du vrai poétique et du sublime de conception, pour apprécier l’effet de semblables tableaux. Quant à ceux qui se prosterneraient devant ces sortes de beautés, si elles appartenaient à Homère, à Young ou à Ossian, mais qui ont bien formellement résolu de ne rien admirer dans les écrivains sacrés, nous n’avons rien à leur opposer : nous nous bornons à les plaindre, d’interdire à leur imagination le plaisir que lui procureraient de pareilles lectures ; et à leur âme, le charme consolant qu’elles ne manqueraient pas d’y répandre.

La Prosopopée.

Il serait difficile de trouver dans toute l’antiquité, si riche cependant en fictions morales, une prosopopée plus heureuse, plus noble et plus belle, sous tous les rapports, que celle de la Sagesse, personnifiée par Salomon, et si souvent introduite dans ses ouvrages. Il ne se borne point à nous la représenter comme le guide fidèle de l’homme sur la terre, la dispensatrice des honneurs, des richesses, de la vraie félicité : il nous montre en elle l’élève, la compagne chérie du créateur tout-puissant, l’âme de tous ses conseils et de ses prodigieux travaux.

Écoutons-la faire elle-même, et dans un style digne d’elle, l’énumération de ses titres nombreux à nos respects et à notre amour.

157Compagne du Seigneur, j’étais avant les âges.
Je marchais devant lui, quand, porté sur les flots,
Il en couvrait la face et parlait au chaos.
Je posais avec lui les fondements du monde ;
Je séparais les cieux des abîmes de l’onde :
Je conduisais sa main, lorsqu’il pesait les airs,
Qu’il décrivait l’enceinte et les bornes des mers.
……………………………………………………
158J’étais devant ses yeux, j arrangeais ses travaux,
Quand il dit aux saisons de partager l’année ;
Quand des êtres divers réglant la destinée,
À tout dans la nature il assigna son lieu,
Et que l’homme naquit pour ressembler à Dieu.
(Lefranc).

Voyons agir maintenant cette même Sagesse, que nous venons d’entendre parler :

159« Clara est, et quæ nunquam marcessit Sapientia, et facile videtur ab his qui diligunt eam, et invenitur ab his qui quærunt illam. — Qui de luce vigilaverit ad illam, non laborabit : assidentem enim illam foribus suis inveniet ».

(Sap. cap. 6, v.  13).

Comme il n’y a point de figure qui caractérise mieux que la prosopopée cet état d’exaltation de l’âme, où tout ce qui lui échappe est nécessairement sublime, il n’en est point qui soit plus familière aux poètes inspirés, qui se place plus naturellement sous leur plume, et dont ils tirent un parti plus brillant. « Ici, la Douceur et la Vérité ont volé à leur rencontre mutuelle : la Justice et la Paix se sont embrassées comme deux sœurs ». (Ps. 35, v. 11).

Là, la Peste précède la marche de Jéhova, vengeur. (Habac. 3, v. 5). Dans le livre de Job, la Mort et la Perdition parlent entre elles de la Sagesse, et disent qu’elles ne la connaissent que de nom. (Job. 28, 82). Dans Isaïe, enfin, l’Orcus ouvre avidement sa gueule immense pour engloutir les habitants de la terre. (Is. 5, 14).

Nous ne taririons pas sur les exemples.

Les écrivains de la Bible ne se contentent pas de prêter des sentiments ou des discours sublimes aux êtres moraux qu’ils ont personnifiés ; ils donnent la vie et le mouvement aux êtres même inanimés : tout s’anime, respire, s’enflamme à leur voix.

« Tu commanderas à la foudre, et elle marchera et elle te dira : Me voici ».

(Job. 38, 55).

« Glaive du Seigneur ! quand t’arrêteras-tu ? Rentre dans le fourreau, et restes-y en silence. — Comment le glaive s’arrêterait-il quand Jéhova lui a commandé de marcher, quand il a dévoué à sa fureur Ascalon et le rivage des mers » !

(Jérémie, 47).

Ils avaient lu, ils sentaient le mérite de pareils traits, les écrivains qui nous les ont si heureusement reproduits dans leurs ouvrages.

« Glaive du Seigneur, quel coup vous venez de frapper » !
(Bossuet).
Qu’à la fureur du glaive on le livre avec elle.
(Racine).

Mais si l’on veut avoir une idée complète de tout l’effet que peut produire la plus belle des figures, employée par le plus sublime poète, il faut la chercher dans le chant triomphal d’Isaïe, sur la chute et la mort du tyran de Babylone.

Après avoir prédit aux Juifs la fin de leur captivité et leur retour dans leur patrie, le poète les introduit eux-mêmes, célébrant par des chants de victoire la ruine du barbare qui les avait opprimés si longtemps160. Quel enthousiasme vraiment sacré vous saisit, vous transporte malgré vous, dès le début de ce poème magnifique ! Voyez comme la nature entière est appelée à se réjouir de la chute du tyran :

En le voyant tomber ce farouche tyran,
La terre tout à coup frémit d’un doux tumulte
Le Pin s’en réjouit, et le Cèdre l’insulte,
    Tranquille au sommet du Liban.

L’Enfer personnifié excite et anime contre lui les ombres des rois et des princes : toutes se lèvent à la fois, et vont au-devant du roi de Babylone.

Eh ! quoi donc ! comme nous te voilà, disent-elles !
Dans la foule des morts tu descends confondu !
Te voilà sans flatteurs, sans cortège, et perdu
        Dans les ténèbres éternelles !

Les Juifs reprennent la parole, et insultent, par cette ironie amère, à l’auteur de leurs maux :

Comment es-tu tombé de ton char radieux,
Brillant fils du matin ! Tu versais la lumière,
Et tu dors maintenant éteint dans la poussière !
        Comment es-tu tombé des cieux !

Ils répètent ensuite les discours que lui dictait son orgueil :

… Tu disais : « Au-dessus des nuages,
» Je veux, le sceptre en main, pareil à Dieu m’asseoir.
» Cieux ! vous serez mon trône ! astres ! je veux vous voir
        » M’apporter vos humbles hommages.
Tu le disais : l’enfer dévore tes desseins, etc.

On serait tenté de croire que l’essor lyrique ne peut plus s’élever au-dessus de ces dernières images : le poète sacré va prouver le contraire, et de nouveaux personnages vont figurer encore dans son poème. Ce sont des voyageurs à qui le hasard fait rencontrer le cadavre du tyran ; il est si défiguré, qu’à peine ils le reconnaissent, et s’écrient à son aspect :

Est-ce lui, dont la voix commandait à la guerre !
Lui, qui d’or et de sang épuisait les états ;
Et, potentat vainqueur des plus fiers potentats,
        En désert transformait la terre ?

Les marbres, les parfums, et les hymnes pieux,
Des rois les plus obscurs honorent la mémoire ;
Et même les tyrans n’arrivent pas sans gloire
    Au sépulcre de leurs aïeux.

Cruel ! toi seul privé des pompes funéraires,
Tu seras le butin du vorace corbeau.
Non, tu ne joindras point tes pères au tombeau :
        Ta cendre outragerait tes pères.
(Roucher).

Quel mouvement ! quelle variété, quelle pompe de style ! quelle heureuse réunion des pensées les plus fortes et des images les plus poétiques. Nous ne connaissons rien à opposer à un tel morceau, si ce n’est peut-être, et toujours à la distance convenable, ce chant de Fingal, sur la ruine de Balclutha.

    Elle n’est plus cette cité superbe,
    Dont la splendeur remplissait nos déserts.
Le sommet de ses tours s’élançait dans les airs,
    Et maintenant elle languit sous l’herbe !

        Le deuil, le désespoir, les cris
        Habitent son morne rivage ;
        J’ai vu moi-même ses débris :
        Partout croît la mousse sauvage ;
        Partout au souffle des autans
        Frémit le chardon solitaire.
        Quelques chênes encore vivants
        Versent une ombre funéraire.
        Sur l’écume des noirs torrents.

        Quelle fatale erreur t’entraîne,
        Homme faible et présomptueux ?
        Pourquoi ces palais fastueux ?
        Le temps, dans sa course incertaine,
        Traverse tes soins et tes vœux.
        Aujourd’hui rayonnant de joie,
        Du haut de tes superbes tours,
        Ton regard au loin se déploie,
Et de ta plaine immense embrasse les contours ;
        Du voile des sombres années
        Demain tu dormiras couvert,
        Et dans ces tours abandonnées
        Sifflera le vent du désert.

        Braves guerriers, où sont vos pères ?
Dans les combats ces astres ont brillé ;
        Et maintenant, ombres légères,
            De sa splendeur leur front est dépouillé, etc.
(Lormian).

La muse céleste d’Isaïe, c’est-à-dire l’esprit divin qui l’inspire lui-même, abaisse son vol sans effort des pensées les plus sublimes et des images les plus terribles, aux images les plus riantes, aux idées les plus douces. Nous en avons un grand exemple dans toute la prophétie qui a pour objet la naissance de J.-C., morceau vraiment magnifique, qui a fourni à Virgile son Pollion, à Pope sa belle églogue du Messie, et dont Racine le fils a réuni les traits principaux dans les vers suivants :

Aux champs, déshonorés par de si longs combats,
La main du laboureur rend leurs premiers appas :
Le marchand, loin du port, autrefois son asile,
Fait voler ses vaisseaux sur une mer tranquille.
…………………………………………………
Il est venu ce temps, l’espoir de nos aïeux,
Où le fer, dont la dent rend les guérets fertiles,
Sera forgé du fer des lances inutiles.
La Justice et la Paix s’embrassent devant nous :
Le glaive étincelant d’un royaume jaloux
N’ose plus aujourd’hui s’irriter contre un autre.
Le bonheur des humains nous annonce le nôtre.
Sous un joug étranger nous avons succombé ;
Et des mains de Juda notre sceptre est tombé.
Mais notre opprobre même assure notre gloire :
Des promesses du ciel rappelons la mémoire, etc.
(Religion, ch. 4).