Chapitre premier.
Beautés de détail.
Nous avons vu quel charme empruntaient les poésies d’Homère et de
Virgile de l’heureuse variété de figures dont ces grands hommes savent enrichir si à
propos leur diction. Mais les poètes sacrés sont des peintres bien autrement sublimes !
C’est là que tout est vraiment grand, parce qu’il n’y a aucune trace sensible de
prétention à la grandeur. Nous avons admiré le dieu d’Homère, qui, du seul mouvement de
ses sourcils, ébranle l’Olympe ; c’est en effet nous donner d’un seul trait l’idée la
plus complète de la puissance du Jupiter poétique. Dans un autre endroit de l’Iliade
(liv. i.), ce même Jupiter dit à son épouse que
tous
les Dieux réunis ne la sauveraient pas de son ressentiment
, etc. Tout
cela est grand, sans doute ; mais qui ne reconnaît, à ces traits, le dieu sorti de
l’imagination du poète, qui, rassemblant en un seul et même être toutes les idées
partielles de la grandeur et de la puissance, en a formé ce que la pensée de l’homme
peut concevoir de plus sublime et de plus au-dessus des idées ordinaires. Cet être-là
sera le dieu d’Homère ou de Virgile, mais ne sera pas à coup sûr celui de David,
d’Isaïe, de la nature. Veut-on l’idée de sa puissance ?
Il voit comme un néant tout l’univers ensemble▶.
La mesure de sa bonté ?
Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,Et sa bonté s’étend sur toute la nature.
C’est ainsi que peignent et s’expriment les prophètes, et ceux que pénètre et inspire leur esprit, il n’y a là rien de fantastique, rien d’idéal : ce n’est point ici une création humaine divinisée ; c’est la divinité peinte de ses propres traits. Quel immense intervalle, de ce comble de la puissance à ces plus petits détails de la bonté prévoyante ! Il n’y a qu’un Dieu qui puisse le remplir, et ce n’est qu’en parlant de ce Dieu-là que l’on peut s’élever à un pareil langage.
Nous admirons Homère, quand il fait descendre Apollon de l’Olympe, pour venger l’injure faite à son prêtre Chrysès.
Dans les airs agités, qui devant lui s’ouvrirent,Les traits de son carquois sur son dos retentirent.Il arrive, pareil à la plus sombre nuit,S’assied près des vaisseaux, tend son arc ; le trait fuit, etc.
Voilà tout ce que le génie du grand poète a pu faire, pour nous donner une idée de la colère d’un Dieu, et de la vengeance terrible qu’il s’apprête à exercer. L’◀ensemble de ce tableau est magnifique dans l’original : on voit le dieu s’avancer, on entend sonner ses traits dans son carquois ; mais le poète, épuisé par le luxe des détails, arrive presque sans force à l’objet principal de la description. C’est que, vide d’idées, et se bornant à agrandir l’homme, sans jamais créer le dieu, la mythologie s’arrête nécessairement où commence la grande, l’éternelle vérité. Écoutez le véritable poète :
123« Tetendit arcum suum, firmavit dexteram suam quasi
hostis ; et occidit omne quod pulchrum erat visu in tabernaculo filiæ Sion, effudit
quasi ignem indignationem suam ».
Les poètes anciens ont beau tout remplir de leur Jupiter, Jovis omnia plena, l’idée de l’immensité les accable, et leur génie étonné s’y perd. Cela est si vrai, que le plus sublime de tous, celui qui a le plus approché de ce qui était accessible au génie poétique humain, Homère, ne concevant pas un être capable de tout remplir de sa présence en même temps, est contraint, pour la peindre, de redescendre bientôt de la hauteur fictive où il venait de s’élever avec son dieu, et de laisser à ses coursiers tout l’honneur du sublime dans cette circonstance.
Autant qu’un homme assis au rivage des mersVoit, d’un roc élevé, d’espace dans les airs,Autant des immortels les coursiers intrépidesEn franchissent d’un saut.
Longin, qui cite cet exemple, ne manque pas de se récrier sur la majesté avec laquelle Homère peint ses Dieux. Il nous semble cependant que l’idée de l’immensité remplie par un Dieu, est bien mieux rendue dans le passage suivant du psalmiste :
« Si ascendero in cœlum, tu illic es ; si descendero in infernum, ades ».
Irai-je pour te fuir jusqu’au plus haut des airs ?À mes regards le ciel te montre.Descendrai-je dans les enfers ?Dans les enfers je te rencontre.
Quelle sera donc l’exagération du poète mythologue, quand il fera agir ses dieux,
puisqu’il les annonce avec tant d’emphase ? « Voyez aussi, dit Longin, voyez, mon
cher Terentianus, la terre ouverte jusqu’à son centre, l’enfer prêt à paraître, et
toute la machine du monde sur le point d’être détruite et renversée, pour montrer que
dans ce combat le ciel, les enfers, les choses mortelles et immortelles, tout enfin
combattait avec les dieux, et qu’il n’y avait rien dans la nature qui ne fût en
danger ».
Ce passage d’Homère est en effet admirable, et nous l’avons fait
voir, chap. iii de notre ouvrage, en parlant du sublime dans les compositions
littéraires. Mais qu’est-ce que la foudre de Jupiter, qu’est-ce que le trident de
Neptune, en comparaison du souffle de Jéovah ? Qu’est-ce que des Dieux qu’il faut armer
de la sorte, en comparaison de celui qui n’a besoin que de se montrer pour ébranler la
terre jusque dans ses fondements124 ;
de celui qui, de son souffle seul, terrasse des armées innombrables ?
125« Dixit
inimicus persequar, et comprehendam : dividam spolia, implebitur anima mea. Evaginabo
gladium meum ; interficiet eos manus mea. Flavit spiritus tuus, et operuit eos
mare ».
Un écrivain du plus grand mérite, l’auteur du Génie du Christianisme, a rapproché plusieurs morceaux d’Homère et de la Bible, et cet endroit n’est pas le moins intéressant de son ouvrage. Il a très bien vu et parfaitement établi les différences sensibles qui mettent un si prodigieux intervalle entre ces deux monuments, l’un du génie de l’homme, l’autre de l’esprit divin. Il a fait sentir pourquoi Homère et les prophètes ne sont jamais plus différents que lorsqu’ils semblent le plus se rapprocher par le fond ou les détails du sujet qu’ils traitent ; et nous ne saurions trop inviter les maîtres et les disciples à se pénétrer de l’esprit qui a dicté le Génie du Christianisme, le plus beau trophée que le génie de la sensibilité et l’enthousiasme du vrai beau aient élevé depuis longtemps à la morale et à la religion. On a pu relever, sans doute, quelques défauts dans ce bel ouvrage : pour nous, qui l’avons lu comme il a été composé, avec l’âme seulement,et qui n’avons pas le malheur de chercher à raisonner ce qui ne doit être que senti, nous y avons trouvé une imagination brillante, et plutôt au-delà qu’au-dessous de son sujet, une intarissable fécondité de sentiments tendres ou sublimes, de réflexions pieuses ou touchantes ; et quelques taches nous ont facilement échappé, perdues au milieu de tant de beautés d’un ordre si nouveau et d’un rang si supérieur. Mais nous reviendrons à M. de Chateaubriand : poursuivons notre analyse126.
Ce qu’on n’a peut-être point assez observé dans Homère, c’est que l’homme y est en général beaucoup plus grand, beaucoup plus parfait que le dieu ; qu’il s’y montre plus intéressant, y étale des sentiments plus nobles et plus vrais. C’est qu’Homère pouvait avoir l’idée de la perfection morale de l’homme, mais que le secret des perfections divines était un mystère inexplicable pour lui. Aussi rions-nous, et les Grecs eux-mêmes durent rire quelquefois de la plupart de ses dieux ; tandis qu’ils admiraient, et que nous admirons encore les actions et les discours de ses héros.
L’homme est à peu près dans les anciens ce qu’il peut, ce qu’il doit être, soit que le poète décrive, ou que le philosophe analyse les orages de son cœur, ou les bizarreries de son caractère. Qu’il y a cependant loin encore du pinceau d’Homère au burin énergique de Moïse, et quelle différence de l’homme poétiquement parfait, à la conception divine du créateur ; différence qui tient surtout à l’infériorité du trait primitif ! Qu’est-ce en effet que ce premier principe, ce dieu créateur des poètes ? Ils n’en savent rien eux-mêmes :
……………… Quisquis fuit ille Deorum.
Et quand Ovide, d’après toutes les cosmogonies existantes, nous dira que cet être, quel qu’il fût, fit l’homme à l’image des dieux,
Finxit in effigiem moderantûm cuncta Deorum,
il s’ensuit que la copie d’un modèle qui n’existe que dans le vague, et qui est tout ce que l’on veut qu’il soit, ne peut être que quelque chose de fort imparfait, et qui laisse toujours beaucoup à désirer. De là ces contrastes nombreux, ces contradictions perpétuelles qui défigurent plus ou moins tout ce qui est de l’homme, et dont Homère et Virgile ne sont pas exempts eux-mêmes, parce que tout ce qui ne porte pas l’empreinte de la vérité première, tout ce qui n’émane pas directement de la source unique du beau, ne saurait l’être ni longtemps, ni constamment. Homère et Virgile ne charment pas toutes les classes de lecteurs : ce sont des mœurs nouvelles à étudier ; des caractères, des intérêts trop éloignés des nôtres ; on s’y trouve, en un mot, trop dépaysé. Peu importe d’ailleurs en général qu’Achille s’apaise ou non ; qu’Énée ou Turnus obtienne Lavinie. Mais partout où nous retrouvons le vrai, nous retrouvons aussi notre sensibilité émue ; Achille, Andromaque, Priam, Hector, Didon, Hécube, etc., ne manquent jamais de nous intéresser toutes les fois qu’ils sont ce que nous sommes, qu’ils éprouvent et expriment ce que nous avons éprouvé cent fois nous-mêmes, et ce que notre nature nous met dans le cas d’éprouver tous les jours. Voilà des traits qui ne varient point, et c’est du plus ou moins de fidélité à nous les reproduire, que dépendent le mérite de l’ouvrage, et le plaisir que nous en peut faire la lecture.
Or ce charme, le plus puissant, le plus sûr de tous, qui le possède à un plus haut degré que la Bible, qui seule nous offre le modèle de tous les genres de beautés poétiques, morales, sentimentales et philosophiques ? beautés qui n appartiennent point exclusivement, comme l’Iliade ou l’Énéide, à telle ou telle contrée, mais qui sont le patrimoine universel du genre humain, parce qu’Abraham, Jacob, Joseph, sont des hommes : au lieu qu’Achille, Hector, Priam, Ulysse, Agamemnon, sont des Grecs : beautés qui ne tiennent point absolument à l’idiome primitif, puisqu’elles sont belles et attachantes dans tous les idiomes ; au lieu qu’une grande partie du charme des poètes anciens dépend de l’harmonie du vers et du choix heureux de l’expression, mérite qui disparaît presque entièrement dans une traduction, quelque bien faite qu’elle soit d’ailleurs.
On reproche au style de la Bible, 1º ses répétitions : il y en a bien plus dans Homère, et on les y admire quelquefois ; 2º le vague de ses descriptions : on verra jusqu’à quel point le reproche est fondé ; 3º la monotonie de ses métaphores et de ses comparaisons, constamment empruntées de circonstances locales peu intéressantes, ou d’objets absolument étrangers à nos goûts et à nos mœurs. Il est certain que les poètes hébreux ont fait ce que font, ce que doivent faire les écrivains qui transportent dans leurs ouvrages la nature telle qu’elle s’offre à leurs yeux, et font, dans ce qui les environne, le choix des accidents les plus heureux, des rapports les plus harmoniques. Ainsi chaque contrée aura des métaphores, des comparaisons particulières, un style figuré qui lui sera propre ; et qui, toujours emprunté des scènes de la nature, nous offrira une espèce de topographie poétique, qui n’est ni sans charme, ni sans intérêt. Mais on conçoit que ces sortes de beautés ne peuvent être bien jugées, que vues à leur place ; et qu’il faut se transporter au milieu même des objets décrits, pour apprécier le mérite ou les défauts de la description. La Judée, par exemple, dont il est question ici, ne présente partout qu’un sol aride, coupé de ravins, hérissé de rochers : pendant les chaleurs de l’été, la terre était impitoyablement dévorée de l’ardeur du soleil ; la privation d’eau y était donc le plus grand malheur que l’on eût à redouter, et la découverte d’une source ou d’un peut ruisseau changeait pour un moment la face entière de la nature, et ramenait aux idées douces de plaisir et de bonheur. De là ces allusions si fréquentes, dans les livres saints, à une terre aride et brûlante, où il n’y a point d’eau, pour peindre l’excès du malheur : de là ces métaphores empruntées d’une rosée qui tombe du ciel, d’une source imprévue qui s’échappe du sein d’un rocher, pour décrire le passage du malheur à la prospérité, etc. Voilà ce qu’offrait au poète judaïque une nature stérile et bornée. Quelle sera donc la supériorité de son mérite, si le climat heureux de la Grèce, si le beau ciel de l’Italie n’ont rien inspiré qui surpasse, rien qui égale les accords des chantres de Sion, soit qu’ils soupirent ses revers, soit qu’ils célèbrent ses triomphes ! Il est temps de nous en convaincre par des exemples.