(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section cinquième. La Tribune académique. — Chapitre VIII. L’éloquence militaire. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section cinquième. La Tribune académique. — Chapitre VIII. L’éloquence militaire. »

Chapitre VIII.
L’éloquence militaire.

Simpliciora militares decent. (Quint.)

Il faut prévenir encore l’inexpérience des jeunes gens, qu’il est aussi impossible d’établir les préceptes de l’éloquence militaire, qu’il serait ridicule de prétendre deviner et de vouloir régler l’inspiration du moment.

Qu’ils apprennent donc à distinguer ces traits de caractère, ces expressions échappées à l’âme d’un grand homme, dans un moment décisif, ou dans une circonstance importante, de ces harangues composées à loisir, et placées par le poète ou par l’historien dans la bouche d’un héros.

L’histoire nous a conservé, et la poésie a mis habilement en œuvre une foule de ces traits précieux, de ces mots vraiment éloquents, puisqu’ils n’ont jamais manqué de produire de grands effets.

Arrivé aux bords du Rubicon, César balance un instant ; enfin, le sentiment des injures qu’il a reçues et l’ambition surtout, l’emportent sur toute autre considération : il s’élance dans le fleuve. Marchons, dit-il, où nous appellent et les présages des Dieux, et l’injustice de mes ennemis. Le sort en est jeté, marchons. Eamus, inquit, quò Deorum ostenta et iniquitas inimicorum vocat : jacta alea, esto. (Suet, in Cæs. cap. 32).

Voilà l’historien. Écoutons le poète :

Hîc, ait, hîc pacem, temerataqne jura relinquo :
Te, fortuna, sequor : procùl hinc jam fœdera sunto.
Credidimus fatis ; utendum est judice bello.
Sic fatus, etc.
(Luc. Phars. Lib. i).
C’est ici que j’abjure et les lois et la paix ;
Je te suis, ô fortune, et j’attends tes bienfaits,
Dit César ; il n’est plus ni traité, ni refuge.
Ce fleuve traversé, le glaive est notre juge.
Il dit, etc.
(La Harpe).

On voit qu’il suffit quelquefois du trait historique pour constituer une véritable beauté poétique ; et Lucain, qui vient de nous en fournir un exemple, n’a pas toujours été aussi sage, il s’en faut de beaucoup. Quelquefois encore les propres expressions du héros qu’on fait parler, sont tellement consacrées par la reconnaissance ou par l’admiration, que ce qu’il reste de mieux à faire au poète ou à l’historien, c’est de les rapporter textuellement.

Tout le monde connaît la harangue d’Henri IV à son escadron, avant la bataille d’Ivri :

« Mes compagnons, si vous courez aujourd’hui ma fortune, je cours aussi la vôtre. Je veux vaincre ou mourir avec vous. Gardez bien vos rangs, je vous prie : si la chaleur du combat vous les fait quitter, pensez aussitôt au ralliement, c’est le gain de la bataille : et si vous perdez vos enseignes, cornettes ou guidons, ne perdez point de vue mon panache blanc ; vous le trouverez toujours au chemin de l’honneur et de la victoire ».

Voltaire avait trop de goût et le tact trop sûr, pour ne pas sentir que les plus beaux vers du monde resteraient infailliblement au-dessous d’une pareille prose. Ce morceau, d’ailleurs, était trop célèbre, pour chercher seulement à l’altérer : aussi l’a-t-il fait passer dans les vers suivants aussi littéralement que le pouvait permetre la différence des deux styles.

Vous êtes nés Français, et je suis votre roi,
Voilà vos ennemis, marchez et suivez-moi.
Ne perdez point de vue, au fort de la tempête,
Ce panache éclatant qui flotte sur ma tête ;
Vous le verrez toujours au chemin de l’honneur.
(Henriade, ch. 8)

Souvent un mot inspiré par la circonstance agit plus puissamment sur la multitude, que ne le pourrait faire le discours le mieux étudié.

Dérar est mort ! s’écrient les Arabes. Qu’importe que Dérar soit mort ? reprend un de leurs chefs ; Dieu est vivant et vous regarde. Il les ramène au combat ; et ces mêmes hommes qui fuyaient éperdus, remportent une victoire complète.

Un Cimbre est envoyé pour tuer Marius dans sa prison. Misérable ! oseras-tu bien tuer Caius Marius ! lui dit d’une voix terrible l’illustre proscrit ; et le soldat s’enfuit épouvanté, en répétant : Je ne puis tuer Caius Marius.

L’histoire moderne nous offre le même trait. Un ligueur va tuer le cardinal de Retz : Ah ! malheureux, si ton père te voyait ! dit le cardinal ; et ces mots désarment l’assassin.

Mes enfants, les blancs vous regardent, dit le marquis de Saint-Pern, à Crevelt, aux grenadiers français, et les grenadiers restent exposés au feu du canon.

Amis, souvenez-vous de Rocroi, de Fribourg et de Nortlingue ! Voilà la harangue du grand Condé à ses soldats, avant la fameuse bataille de Lens, et Condé remporte la victoire.

Un héros plus voisin de nous, et qui a plus d’un rapport avec les grands hommes que nous venons de citer, a déployé, dans une foule de circonstances, cette concision énergique, premier caractère du génie, qui compte les mots pour prodiguer les pensées. Voyez sa proclamation à l’armée, en arrivant en Égypte :

« Soldats ! vous allez entreprendre une conquête dont les effets sur la civilisation et le commerce du monde sont incalculables. Vous portez à l’Angleterre le coup le plus sûr et le plus sensible, en attendant que vous puissiez lui donner le coup de la mort ».

Ailleurs :

« Nous ferons quelques marches fatigantes ; nous livrerons plusieurs combats ; nous réussirons dans toutes nos entreprises ; les destins sont pour nous ».

Et plus loin :

« Le pillage n’enrichit qu’un petit nombre d’hommes : il nous déshonore, il détruit nos ressources, il nous rend ennemis des peuples qu’il est de notre intérêt d’avoir pour amis, etc. »

C’est à ce même héros qu’on attribue un mot sublime sur les Pyramides : Du haut de ces Pyramides, quarante siècles nous contemplent.

À son retour d’une expédition, dont l’idée seule annonçait un homme supérieur, il voit, juge et peint l’état de la France.

« Dans quel état j’ai laissé la France ! Dans quel état je la retrouve ! Je vous avais laissé la paix, et je retrouve la guerre ! je vous avais laissé des conquêtes, et l’ennemi passe vos frontières ! j’ai laissé vos arsenaux garnis, et je n’ai pas trouvé une arme ! Vos canons ont été vendus ; le vol a été érigé en système ; les ressources de l’état sont épuisées : on a eu recours à des moyens vexatoires, réprouvés par la justice et le bon sens : on a livré le soldat sans défense. Où sont-ils, les braves, les cent mille camarades que j’ai laissés couverts de lauriers ? Que sont-ils devenus ? Ils sont morts ! etc. »

Il promet, dans un discours aux Anciens assemblés, de sauver la république et la liberté. Qui nous le garantira ? s’écrie une voix. Grenadiers, reprend le guerrier orateur, dites si je vous ai jamais trompés, quand je vous ai promis la victoire ? Dans le moment même où il substituait une forme de gouvernement à tous les désordres de l’anarchie la plus complète, on lui objecte la constitution.

« La constitution ! vous convient-il de l’invoquer ? qu’est-elle autre chose à présent qu’une ruine ? N’a-t-elle pas été successivement le jouet de tous les partis ? ne l’avez-vous pas foulée aux pieds le 18 fructidor, le 22 floréal, le 28 prairial ? La constitution ! n’est-ce pas en son nom qu’on a organisé toutes les tyrannies depuis qu’elle existe ? À qui désormais peut-elle offrir une garantie réelle ? Son insuffisance n’est-elle pas attestée par les nombreux outrages que lui ont prodigués ceux mêmes qui lui jurent une fidélité dérisoire ? Tous les droits du peuple ont été indignement violés ; et c’est à les rétablir sur une base immuable qu’il faut de suite travailler, pour consolider enfin dans la France la liberté et la république ».

Il nous serait facile de multiplier ces citations ; mais il est des hommes, dont il n’est pas plus aisé de rapporter tout ce qu’ils ont dit de beau, que de citer tout ce qu’ils ont fait de grand.

Nous en avons dit assez pour accoutumer les jeunes gens à distinguer, dans l’art oratoire, ce qui appartient au génie, de ce qui est le résultat de la méditation et de l’application raisonnée des règles. L’éloquence, dit Voltaire, est née avant les préceptes de la rhétorique, et Voltaire a raison : il en est de même en tout genre ; c’est d’après les modèles que les leçons ont été tracées, comme l’on tire, sur le vêtement déjà fait, le patron destiné à en faire d’autres. Admirons donc le génie ; mais respectons et pratiquons les règles : c’est toujours honorer le génie.