Chapitre VII.
Fontenelle.
Fidèles à notre plan, qui est de mettre le plus qu’il est possible nos préceptes en exemples, et les exemples eux-mêmes en opposition, nous allons rapprocher ici deux hommes d’une tournure d’esprit tout à fait différente, et qui, en portant malgré eux cet esprit dans leurs ouvrages, ont également contribué à corrompre et à perdre enfin l’éloquence académique : c’est Fontenelle et Thomas. Le premier est jugé il y a longtemps ; l’autre commence à l’être. On leur a trouvé à tous deux des défauts, mais on n’a pas vu ou dit encore que ces défauts, en apparence si opposés, sont exactement les mêmes, et tiennent, dans l’un comme dans l’autre écrivain, à la manie de sortir du ton de son sujet.
Thomas affecte de n’emprunter ses métaphores que des arts les moins connus du commun des lecteurs. Il multiplie à tous propos les masses, les calculs, les forces, les plans, les ressorts, etc. ; c’est à tout moment la chaîne des devoirs, la chaîne des idées, la chaîne des temps, la chaîne des êtres, etc. ; le monde physique, le monde moral, le monde intellectuel, etc. Et c’est dans l’éloge d’un guerrier, d’un magistrat, d’un ministre, que ce jargon scientifique est prodigué sans mesure comme sans raison.
Fontenelle, au contraire, qui avait à parcourir le vaste domaine des sciences, crut faire disparaître l’aridité de la matière, en y semant les agréments prétendus d’un style qui semble se jouer de son sujet. Ainsi, l’un et l’autre se sont plus ou moins écartés du véritable but de l’art d’écrire, où l’on ne parvient qu’en sachant prendre le ton et garder la couleur de son sujet. Un exemple va venir à l’appui de ce que nous avançons.
Voici comme Thomas décrit les devoirs et les travaux de l’homme d’état :
« Il doit gouverner comme la nature, par des principes invariables et simples ; bien organiser l’ensemble, pour que les détails roulent d’eux-mêmes : pour bien juger d’un seul ressort, regarder la machine entière, calculer l’influence de toutes les parties les unes sur les autres, et de chacune sur le tout ; saisir là multitude des rapports entre des intérêts qui semblent éloignés ; faire concourir les divisions même à l’harmonie du tout ; veiller sans cesse à retrancher de la somme des maux qu’entraînent l’embarras de chaque jour, le tourment des affaires, le choc et le contraste éternel de ce qui serait possible dans la nature, et de ce qui cesse de l’être par les passions ».
Voici comme Fontenelle décrit le goût d’un célèbre naturaliste pour la botanique :
« On n’aura point de peine à s’imaginer qu’il s’occupait avec plaisir de tout ce qui avait du rapport avec l’objet de son amour. Cet amour cependant n’était pas si fidèle aux plantes, qu’il ne se portât presqu’avec la même ardeur à toutes les autres curiosités de la physique. — Il est vrai que du nombre de ces sortes d’infidélités, on en pourrait excepter son goût pour les pierres, etc ».
Voilà deux morceaux d’un caractère de style bien différent ; et tous deux cependant sont également vicieux, parce que l’emphase pédantesque du premier est aussi ridicule que l’afféterie déplacée du second.
Disons-le cependant à la louange de Fontenelle : cet abus de l’esprit n’est pas ce qui constitue essentiellement sa manière d’écrire. Ce sont à la vérité des taches, et des taches beaucoup trop nombreuses dans ses éloges académiques ; mais il était aisé de les faire disparaître ; et quand il veut s’interdire ces écarts d’imagination, personne ne l’égale dans l’art de rendre non seulement intelligibles, mais agréables, des matières regardées jusqu’alors comme inabordables aux esprits ordinaires. Ôtez, au contraire, à Thomas les échasses sur lesquelles il est toujours monté, et vous le verrez bientôt tomber pour ne se relever que difficilement. Ce qui assure encore à Fontenelle une supériorité marquée sur ses nombreux et maladroits imitateurs, c’est qu’il possédait à fond tous les sujets qu’il a traités ; c’est que bien loin d’affecter l’érudition, il répand sans affectation les connaissances les plus variées ; c’est que l’astronome comme le moraliste, le médecin comme le géomètre, le philosophe comme l’homme d’état, reconnaissent dans Fontenelle l’homme versé dans chacune de leurs parties, comme s’il eût consacré sa vie à l’étudier.
Veut-on voir Descartes et Newton comparés par un écrivain capable de les entendre, et de les apprécier par conséquent ? Écoutons Fontenelle :
« Tous deux ont été des génies du premier ordre, nés pour dominer sur les autres esprits, et pour fonder des empires ; tous deux, géomètres excellents, ont vu la nécessité de transporter la géométrie dans la physique ; tous deux ont fondé leur physique sur une géométrie qu’ils ne tenaient presque que de leurs propres lumières. Mais l’un, prenant un vol hardi, a voulu se placer à la source de tout, se rendre maître des premiers principes, par quelques idées claires et fondamentales, pour n’avoir plus qu’à descendre aux phénomènes de la nature, comme à des conséquences nécessaires. L’autre, plus timide ou plus modeste, a commencé sa marche par s’appuyer sur les phénomènes, pour remonter aux principes inconnus, résolu de les admettre, quels que les pût donner l’enchaînement des conséquences. L’un part de ce qu’il entend nettement pour trouver la cause de ce qu’il voit ; l’autre part de ce qu’il voit, pour en trouver la cause, soit claire, soit obscure. Les principes évidents de l’un ne le conduisent pas toujours aux phénomènes tels qu’ils sont ; les phénomènes ne conduisent pas toujours l’autre à des principes assez évidents. Les bornes qui, dans ces deux routes contraires, ont pu arrêter deux hommes de cette espèce, ce ne sont pas les bornes de leur esprit, mais celles de l’esprit humain ».
Voilà ce qu’est Fontenelle, quand son sujet l’exige, et qu’il veut commander à la démangeaison de prodiguer partout ce qu’il croit de l’esprit.
Écoutons maintenant le déclamateur qui s’efforce de masquer par de grands mots le vide des connaissances qui lui manquent, et dont il veut cependant étaler la prétention.
« Newton, tout grand qu’il était, a été obligé de simplifier l’univers pour le calculer. Il a fait mouvoir tous les astres dans des espaces libres : dès lors plus de fluide, plus de résistances, plus de frottements ; les liens qui unissent ensemble toutes les parties du monde, ne sont plus que des rapports de gravitation, des êtres purement mathématiques. Il faut en convenir, un tel univers est bien plus aisé à calculer que celui de Descartes, où toute action est fondée sur un mécanisme. Le newtonien, tranquille dans son cabinet, calcule la marche des sphères d’après un seul principe, qui agit toujours d’une manière uniforme. Que la main du génie qui préside à l’univers saisisse le géomètre, et le transporte tout à coup dans le monde de Descartes : viens, monte, franchis l’intervalle qui te sépare des cieux ; approche de Mercure, passe l’orbe de Vénus, laisse Mars derrière toi, viens te placer entre Jupiter et Saturne ; te voilà à quatre-vingt mille diamètres de ton globe. Regarde maintenant ; vois-tu ces grands corps qui de loin te paraissent mus d’une manière uniforme ? Vois leurs agitations et leurs balancements, semblables à ceux d’un vaisseau tourmenté par la tempête, dans un fluide qui presse et qui bouillonne ; vois, et calcule, si tu peux, ces mouvements. Ainsi, quand le système de Descartes n’eût point été aussi défectueux, ni celui de Newton aussi admirable, les géomètres devaient par préférence embrasser le dernier ; et ils l’ont fait ».
Encore une citation et ce sera la dernière, mais elle est indispensable à la confirmation de nos preuves et à la conclusion que nous en voulons tirer, pour terminer ce chapitre.
On connaît le parallèle de Pierre Ier et du roi de Suède, par Voltaire ; on sait que c’est un des morceaux brillants de l’histoire de Charles XII. Ce même parallèle s’offrait naturellement à Fontenelle, dans l’éloge académique du czar, et voici comme il s’en est tiré :
« En 1700, le czar, soutenu de l’alliance d’Auguste, roi de Pologne, entra en guerre avec Charles XII, roi de Suède, le plus redoutable rival de gloire qu’il pût jamais avoir. Charles était un jeune prince, non pas seulement ennemi de toute mollesse, mais amoureux des plus violentes fatigues et de la vie la plus dure ; recherchant les périls par goût et par volupté ; invinciblement opiniâtre dans les extrémités où son courage le portait ; enfin, c’était Alexandre, s’il eût eu des vices et plus de fortune. On prétend que le czar et lui étaient encore fortifiés par l’erreur spéculative d’une prédestination absolue.
» Il s’en fallait beaucoup que l’égalité qui pouvait être entre les deux souverains ennemis, se trouvât entre les deux nations. Des Moscovites qui n’avaient encore qu’une légère teinture de discipline, nulle ancienne habitude de valeur, nulle réputation qu’ils craignissent de perdre, et qui leur enflât le courage, allaient trouver des Suédois exactement disciplinés depuis longtemps, accoutumés à combattre sous une longue suite de rois guerriers, leurs généraux animés par le seul souvenir de leur histoire. Aussi le czar disait-il, en commençant cette guerre : Je sais bien que mes troupes seront longtemps battues ; mais cela même leur apprendra enfin à vaincre. Il s’armait d’une patience plus héroïque que la valeur même, et sacrifiait l’intérêt de sa gloire à celui qu’avaient ses peuples de s’aguerrir ».
Il n’y a là, comme on voit, ni antithèses, ni jeux de mots, ni prétention quelconque à la finesse ou à l’esprit ; c’est la simplicité noble du style de l’histoire, et l’imposante gravité qui lui convient. Écoutons à présent l’historien de Charles XII.
« Ce fut le 8 juillet de l’année▶ 1709 que se donna cette bataille décisive de Pultava, entre les deux plus singuliers monarques qui fussent alors dans le monde ; Charles XII, illustre par neuf ◀années▶ de victoires ; Pierre Alexiowitz, par neuf ◀années de peines prises pour former des troupes égales aux troupes suédoises ; l’un glorieux d’avoir donné des états, l’autre d’avoir civilisé les siens ; Charles aimant les dangers, et ne combattant que pour la gloire ; Alexiowitz ne fuyant point le péril, et ne faisant la guerre que pour ses intérêts : le monarque suédois libéral par grandeur d’âme ; le Moscovite ne donnant jamais que par quelque vue : celui-là d’une sobriété et d’une continence sans exemple, d’un naturel magnanime, et qui n’avait été barbare qu’une fois ; celui-ci n’ayant pas dépouillé la rudesse de son éducation et de son pays, aussi terrible à ses sujets qu’admirable aux étrangers, et trop adonné à des excès qui ont même abrégé ses jours. Charles avait le titre d’invincible, qu’un moment pouvait lui ôter ; les nations avaient déjà donné à Pierre Alexiowitz le nom de grand, qu’une défaite ne pouvait lui faire perdre, parce qu’il ne le devait pas à des victoires ».
Tous les compilateurs n’ont jamais manqué de citer ce morceau, et de se récrier d’admiration en le citant. Les partisans un peu sévères du bon goût l’ont constamment rejeté parmi ces modèles qu’il faut soigneusement écarter d’un livre classique, parce que le brillant en impose ici sur la solidité, et qu’il est à craindre qu’il ne reste de tout ce fracas d’antithèses plus d’apparence que de réalité, et plus de bruit dans la tête des jeunes gens, que d’idée de la véritable harmonie oratoire. Ce dernier jugement a besoin de restriction : sans doute, dans toute autre circonstance, un pareil morceau pourrait être déplacé, et dégraderait peut-être la majesté de l’histoire ; mais a-t-on fait attention qu’entraîné par la marche des événements, l’historien met réellement ici ses héros en présence, et que plus il les rapproche, plus les traits qui leur sont communs ou différents, doivent se rapprocher aussi de l’œil du spectateur. Puisque l’histoire est et doit être un tableau, l’historien doit donc observer les règles de la perspective ; et c’est ce qu’a fait Voltaire.
Ainsi, quoiqu’il y ait des principes généraux, dont on ne saurait trop recommander l’observation, il se trouve néanmoins dans le style, comme partout ailleurs, des beautés et des défectuosités purement relatives : c’est à les distinguer que s’attache la saine critique, et à les sentir que le goût doit s’exercer.