Chapitre V.
Analyse de l’éloge de Marc-Aurèle, par Thomas.
La Harpe était trop sage dans ses compositions, trop correct dans son style, pour ne pas être révolté à chaque instant du style et de la morgue de Thomas ; et quoique La Harpe ne soit pas, comme orateur, un de nos premiers écrivains, il y aura toujours une distance prodigieuse entre l’éloge du Dauphin, par exemple, et celui de Fénelon. On reprocha dans le temps, et avec raison, au panégyriste de ce dernier de s’être mêlé fort mal à propos de discussions théologiques, étrangères à l’éloquence, et au-dessus de la portée de l’écrivain ; et d’avoir, en général, moins fait l’éloge de Fénelon, que la satire de Bossuet. Son éloge de Racine essuya également de nombreuses critiques, et ces critiques étaient fondées. Ce qui choqua le plus, ce fut d’y trouver moins l’intention d’élever Racine, qui d’ailleurs n’avait pas besoin d’éloge, que le projet bien formel de déprécier le grand Corneille, et d’accréditer les nouvelles hérésies littéraires qui commençaient à se répandre au sujet du père de notre tragédie. Plus heureux dans l’éloge de Voltaire, La Harpe l’a jugé en homme de goût, et la plupart de ses décisions sont devenues des arrêts dont le temps a déjà confirmé la plus grande partie. Tout ce que La Harpe a dit de Voltaire poète, littérateur et historien, n’a besoin, pour être la vérité▶, que de quelques restrictions légères ; et si l’enthousiasme de l’amitié l’a tant soit peu égaré dans l’éloge du philosophe, c’est un excès que son motif rend excusable. Il est si rare de voir un homme de lettres dignement loué par ses confrères, qu’il faut savoir pardonner quelque chose à celui qui exagère ce que tant d’autres ont la bassesse de chercher à affaiblir108. Mais revenons à l’Éloge de Marc-Aurèle.
Après un règne de vingt-ans, Marc-Aurèle mourut à Vienne. Il était alors occupé à faire la guerre aux Germains. Son corps fut rapporté à Rome, où il entra au milieu des larmes et de la désolation publique. Le sénat en deuil avait été au-devant du char funèbre. Le peuple et l’armée l’accompagnaient. Le fils de Marc-Aurèle suivait le char. La pompe marchait lentement en silence. Tout à coup un vieillard s’avança dans la foule. Sa taille était haute et son air vénérable. Tout le monde le reconnut : c’était Apollonius, philosophe stoïcien, estimé dans Rome, et plus respecté encore par son caractère que pour son grand âge. Il avait toutes les vertus rigides de sa secte, et de plus avait été le maître et l’ami de Marc-Aurèle. Il s’arrêta près du cerceuil, le regarda tristement ; et tout à coup élevant sa voix :
« Romains, dit-il, vous avez perdu un grand homme, et moi j’ai perdu un ami. Je ne viens pas pleurer sur sa cendre : il ne faut pleurer que sur celle des méchants ; car ils ont fait le mal, et ne peuvent plus le réparer. Mais celui qui a été soixante ans vertueux, et qui, vingt ans de suite, a été utile aux hommes ; celui qui, dans tout le cours de sa vie n’a point eu d’erreur, et qui, sur le trône, n’a point eu de faiblesse ; celui qui a toujours été bon, juste, bienfaisant, généreux, pourquoi le plaindre ? Romains, la pompe funèbre de l’homme juste est le triomphe de la vertu qui retourne à l’Être-Suprême ».
La simplicité noble de ce début a, dans cette simplicité même, quelque chose d’attachant, qui s’empare victorieusement de l’âme. Cette manière de transporter le lecteur sur le lieu même de la scène, de le placer au milieu des personnages intéressés à l’action, est un des secrets du style antique, et je n’en connais guère de plus beau modèle, que le début sublime des complaintes de Jérémie :
« Postquam in captivitatem redactus est Israel, et Jerusalem deserta est, sedit
Jeremias Propheta flens, et planxit lamentatione hâc in Jérusalem, et amaro animo
suspirans et ejulans, dixit.
» Quomodò sedet sola civitas, etc. »
Les premières paroles d’Apollonius annoncent bien le ton grave et sentencieux, quelquefois même un peu pédantesque, qui va régner dans presque tout le discours. C’est un philosophe qui entreprend l’éloge d’un monarque philosophe, dans la vraie signification du mot : tout doit donc porter ici le caractère de l’homme et offrir le ton du genre.
Apollonius retrace aux Romains le plan entier de l’éducation de son héros.
« Tout concourut à le former. Il reçut d’abord cette première éducation à laquelle vos ancêtres ont toujours mis un si grand prix, et qui prépare à l’âme un corps robuste et sain. Il ne fut donc point amolli en naissant par le luxe ; on ne l’entoura point d’une foule d’esclaves, qui, observant ses moindres signes, se seraient honorés d’obéir à ses caprices. On lui laissa sentir qu’il était homme ; et l’habitude de souffrir fut la première leçon qu’il reçut. La course, la lutte, les danses militaires achevèrent de développer ses forces. Il se couvrait de poussière sur ce même champ de Mars où s’étaient exercés vos Scipions, vos Marius et vos Pompées. Je vous rappelle cette partie de son éducation, Romains, parce que cette mâle institution commence à se perdre parmi vous. Déjà vous imitez ces peuples de l’Orient, chez qui la mollesse dégrade l’homme dès sa naissance ; et vos âmes se trouvent presque énervées avant de se connaître. Romains, on vous outrage en vous flattant ; c’est en vous disant la ◀vérité▶ que je vous témoigne mon respect.
» Cette première éducation n’eût fait de Marc-Aurèle qu’un soldat : on y joignit celle des connaissances. La langue de Platon lui devint familière comme la sienne ; l’éloquence lui apprit à parler aux hommes ; l’histoire lui apprit à les juger ; l’étude des lois lui montra la base et le fondement des états : il parcourut toutes les législations, et compara ensemble les lois de tous les peuples. Il ne fut donc pas élevé comme ceux que l’on flatte déjà lorsqu’ils sont encore ignorants et faibles ; un lâche respect ne craignit pas de le fatiguer par des efforts ; une discipline sévère assujétit son enfance au travail ; et parent du maître du monde, il fut forcé à s’éclairer comme le dernier citoyen ».
À ce premier tableau de l’éducation physique de Marc-Aurèle, succède la description de son éducation morale.
« Ainsi commençait à se former le prince qui devait vous gouverner ; mais c’est l’éducation morale qui achève l’homme et constitue sa grandeur : c’est elle qui a fait Marc-Aurèle. Cette éducation commença avec sa naissance : la frugalité, la douceur, la tendre amitié, voilà les objets qu’il aperçut en sortant du berceau. Que dis-je ? on l’arracha de Rome et de la cour ; on craignit pour lui un spectacle funeste. Eh ! comment dans Rome, où tous les vices se rassemblent des extrémités de l’univers, aurait pu se former une âme qui devait être austère et pure ? Eût-il appris à dédaigner le faste, où le luxe corrompt jusqu’à la pauvreté ? à mépriser la richesse, où la richesse est la mesure de l’honneur ? à devenir humain, où tout ce qui est puissant écrase tout ce qui est faible ? à avoir des mœurs, où le vice a même perdu la honte ? Les dieux protecteurs de votre empire dérobèrent Marc-Aurèle à ce danger : son père le transporta, à trois ans, dans une retraite où il fut mis en dépôt sous la garde des mœurs. Loin de Rome, il apprit à faire un jour le bonheur de Rome. Loin de la cour, il mérita d’y revenir pour commander.
» Appelé à Rome du fond de la Grèce, et chargé de l’instruire, on m’ordonna de me rendre au palais. S’il n’eût été qu’un simple citoyen, je me serais rendu chez lui ; mais je crus que la première leçon que je devais à un prince, était celle de la dépendance et de l’égalité : j’attendis qu’il vînt chez moi ».
Tout ce morceau est bien pensé, bien écrit, plein de réflexions profondes naturellement amenées, et qui font aimer à la fois le héros et le panégyriste, en inspirant une estime réelle pour l’un et pour l’autre. Mais le rhéteur académique ne sait pas se renfermer longtemps dans ces bornes respectables ; et la morgue philosophique les franchira bientôt.
« J’eus moi-même la gloire (continue Apollonius) d’être associé à ces maîtres illustres. Appelé à Rome du fond de la Grèce et chargé de l’instruire, on m’ordonna de me rendre au palais. (Ce qui était tout simple assurément). S’il n’eût été qu’un simple citoyen, je me serais rendu chez lui ; mais je crus que la première leçon que je devais à un prince, était celle de la dépendance et de l’égalité : j’attendis qu’il vînt chez moi ».
Je laisse aux lecteurs judicieux le soin d’apprécier un pareil paragraphe : ils y reconnaîtront sans peine le principe et le terme en même temps du succès de certains ouvrages, élevés par l’esprit de parti bien au-dessus de leur valeur littéraire, et dont je ne sais quelle hardiesse, qu’il eût été facile de qualifier d’un autre nom, faisait à peu près tout le mérite. Mais il paraissait tout simple alors que ce fussent les rois qui vinssent trouver les philosophes chez eux ; et quelques monarques en ayant en effet donné le dangereux exemple, les philosophes leur prodiguèrent des leçons de dépendance et d’égalité, dont ils se ressouviendront sans doute, pour le repos du monde et le bonheur de leurs états.
Ce n’est pas que la philosophie n’ait des droits incontestables aux hommages des princes de la terre ; ils ont besoin de ses lumières, comme elle a besoin de leur appui et de leur protection : mais elle ne doit approcher du trône que pour l’affermir, que pour le rendre plus vénérable ; et je ne vois plus que la sédition raisonnée, dans cette audacieuse philosophie qui, sous prétexte de donner des leçons aux rois, relâche insensiblement tous les liens de la subordination naturelle, et ébranle par conséquent la société dans ses premiers fondements. Thomas était le plus honnête, le plus vertueux des hommes ; et ce même écrivain, dont la morgue et l’emphase sont, en général, les caractères distinctifs, avait dans sa conduite et dans ses mœurs la simplicité d’un enfant. Aussi n’en devint-il que plus aisément la dupe de ceux qui l’environnaient, et qui ont plus d’une fois égaré sa candeur et son talent, en exaltant une âme et une tête également susceptibles de l’enthousiasme du bien.
Apollonius poursuit : il apprend aux Romains que c’est à la philosophie seule que Marc-Aurèle est redevable du caractère qui le distingue essentiellement entre tous les empereurs ; transition un peu forcée, pour amener le morceau suivant,
« À ce mot de philosophie, je m’arrête. Quel est ce nom, sacré dans certains siècles, et abhorré dans d’autres ; objet tour à tour et du respect et de la haine, que quelques princes ont persécuté avec fureur, que d’autres ont placé à côté d’eux sur le trône ? Romains, oserai-je louer la philosophie dans Rome, où tant de fois les philosophes ont été calomniés, d’où ils ont été bannis tant de fois ? C’est d’ici, c’est de ces murs sacrés, que nous avons été relégués sur des rochers et dans des îles désertes ; c’est ici que nos livres ont été consumés par les flammes ; c’est ici que notre sang a coulé sous les poignards : l’Europe, l’Asie et l’Afrique nous ont vus errants et proscrits chercher un asile dans les antres des bêtes féroces, ou condamnés à travailler, chargés de chaînes, parmi les assassins et les brigands. Quoi donc ! la philosophie serait-elle l’ennemi des hommes et le fléau des états ? Romains, croyez-en un vieillard qui, depuis quatre-vingts ans, étudie la vertu et cherche à la pratiquer : la philosophie est l’art d’éclairer les hommes pour les rendre meilleurs ; c’est la morale universelle des peuples et des rois, fondée sur la nature et sur l’ordre éternel. Regardez ce tombeau : celui que vous pleurez était un sage. La philosophie sur le trône a fait vingt ans le bonheur du monde : c’est en essuyant les larmes des nations, qu’elle a réfuté les calomnies des tyrans.
» Votre empereur, dès son enfance, fut passionné pour elle. Il ne chercha point à s’égarer dans des connaissances inutiles à l’homme : il vit bientôt que l’étude de nature était un abîme, et rapporta la philosophie tout entière aux mœurs. D’abord il promena ses regards sur les différentes sectes qui étaient autour de lui ; il en distingua une qui apprenait à l’homme à s’élever au-dessus de lui-même : elle lui découvrit, pour ainsi dire, un monde nouveau, où le plaisir et la douleur sont comme anéantis, où les sens ont perdu tout leur pouvoir sur l’âme, où la pauvreté, les richesses, la vie, la mort ne sont rien, où la vertu existe seule. Romains, c’est cette philosophie qui vous a donné Caton et Brutus, c’est elle qui les soutint au milieu des ruines de la liberté ; elle s’étendit ensuite, et se multiplia sous vos tyrans. Il semble qu’elle était devenue comme un besoin, pour vos ancêtres opprimés, dont la vie incertaine était sans cesse sous la hache du despotisme. Dans ces temps d’opprobre, seule elle conserva la dignité de la nature humaine : elle apprenait à vivre ; elle apprenait à mourir : et tandis que la tyrannie dégradait les âmes, elle les relevait avec plus de force et de grandeur. Cette mâle philosophie fut faite de tout temps pour les âmes fortes. Marc-Aurèle s’y livra avec transport. Dès ce moment il n’eut qu’une passion, celle de se former aux vertus les plus pénibles : tout ce qui pouvait l’aider dans ce dessein était pour lui un bienfait du ciel. Il remarqua comme un des jours les plus heureux de sa vie celui de son enfance où il entendit, pour la première fois, parler de Caton ; il regarda avec reconnaissance les noms de ceux qui lui avaient fait connaître Brutus et Thraséas ; il remercia les dieux d’avoir pu lire les Maximes d’Épictète : son âme s’unissait à ces âmes extraordinaires qui avaient existé avant lui. Recevez-moi, disait-il, parmi vous ; éclairez mon esprit, élevez mes sentiments ; que j’apprenne à n’aimer que ce qui est vrai, à ne faire que ce qui est juste. »
Je m’arrêterai un moment aussi, avec l’orateur philosophe, à ce mot de philosophie, pour applaudir à la définition aussi juste que sublime, que nous en donne Apollonius, et au portrait qu’il nous en trace. Mais pourquoi le rhéteur empesé prend-t-il si vite ici la place de l’orateur éloquent ? et pourquoi la manie de disserter à tort et à travers, et de vouloir absolument prêcher partout, vient-elle si mal à propros refroidir la noblesse et la chaleur de ce premier élan ? Que ne s’arrêtait-il à cette belle phrase : « La philosophie sur le trône a fait vingt ans le bonheur du monde ; c’est en essuyant les larmes des nations qu’elle a réfuté les calomnies des tyrans ». Voilà qui est beau, parce que voilà ce qui est simple et vrai, surtout à l’égard de Marc-Aurèle. Mais Thomas ne s’échauffait que difficilement, raisonnait beaucoup, sentait peu, et retombait de son propre poids dans les dissertations, dans les lieux communs, où l’on peut être froid et pesant tout à son aise. Aussi ne manque-t-il jamais l’occasion de coudre, d’une manière quelconque, un lieu commun à sa narration ; et si l’on retranchait de ses discours les plus vantés tout ce qui n’est que dissertations vagues, définitions, analyses, etc., on réduirait à un bien petit nombre de pages la plus longue de ces productions. Rien de plus opposé au caractère de la véritable éloquence, que cette manière de procéder dans une composition oratoire ; et ce qui le prouve surtout, c’est qu’elle date précisément de l’époque où l’éloquence commença à dégénérer entre les mains des sophistes grecs, et finit par se perdre tout à fait entre celles de Sénèque et de ses imitateurs.
L’éloge de Marc-Aurèle paraît moins entaché de ce vice radical que les autres discours de Thomas, c’est-à-dire, qu’il y est moins choquant ; mais il n’y règne pas moins. Le sujet même de l’ouvrage, le cadre très heureux sous certains rapports, que l’orateur avait adopté, le personnage principal du tableau, tout amenait naturellement ici, ce qui eût été fort déplacé partout ailleurs ; mais l’auteur n’abuse-t-il pas quelquefois des facilités même que lui donnait son plan à cet égard ; et n’y trouve-t-on pas encore sur la liberté, l’égalité, la propriété, la vie et la mort, beaucoup trop de ces tirades ambitieuses et déclamatoires, où percent à travers le masque d’Apollonius la véritable intention de propager les idées nouvelles et d’opérer, dans les têtes, la révolution qui ne tarda pas à se manifester dans les choses ?
Mais un morceau généralement admiré, un morceau qui paraissait avec raison à La Harpe de la plus grande beauté, c’est celui où Marc-Aurèle est représenté comme prêt à abdiquer l’Empire, dont le fardeau l’épouvante.
« Épouvanté de mes devoirs, je voulus connaître les moyens que j’avais pour les remplir, et mon effroi redoubla. Je vis que mes obligations étaient au-dessus d’un homme, et que mes facultés n’étaient que celles d’un homme. Il faudrait que l’œil du prince pût embrasser ce qui est à des distances immenses de lui, et que tous les lieux de son empire fussent rassemblés, en un seul point, sous son regard. Il faudrait que son oreille pût être frappée à la fois de tous les gémissements, de toutes les plaintes, de tous les cris de ses sujets. Il faudrait que sa force fût aussi prompte que sa volonté, pour détruire et combattre sans cesse toutes les forces qui luttent contre le bien général : mais le prince a des organes aussi faibles que le dernier de ses sujets. Marc-Aurèle, entre la ◀vérité▶ et toi, il y aura continuellement des fleuves, des montagnes, des mers ; souvent tu n’en seras séparé que par les murs de ton palais, et elle ne parviendra point jusqu’à toi. Tu emprunteras des secours ; mais ces secours ne seront qu’un remède imparfait à ta faiblesse : l’action confiée à des bras étrangers, ou se ralentit, ou se précipite, ou change d’objet ; rien ne s’exécute comme le prince l’a conçu ; rien ne lui est dit comme il l’aurait vu lui-même, on exagère le bien ; on diminue le mal : on justifie le crime ; et le prince, toujours faible ou trompé, exposé à l’infidélité ou à l’erreur de tous ceux qu’il a chargés de voir et d’entendre, se trouve continuellement placé entre l’impuissance de connaître et la nécessité d’agir.
» De l’examen de mes sens, je passai à celui de ma raison, et je la comparai encore à mes devoirs. Je vis que, pour bien gouverner, j’aurais besoin d’une intelligence presque divine, qui aperçût d’un coup d’œil tous les principes et leur application ; qui ne fût dominée ni par son pays, ni par son siècle, ni par son rang ; qui jugeât tout d’après la ◀vérité▶, rien d’après les conventions. Est-ce donc là la raison d’un homme ? Est-ce la mienne ?
» Enfin, je me demandai si j’étais sûr de ma volonté. Demande-toi donc si tout ce qui t’environne n’a pas de prise sur ton âme pour corrompre ou l’égarer ? Marc-Aurèle (et ici Apollonius fixa un moment les yeux sur le nouvel empereur), tremble surtout quand tu seras sur le trône. Des milliers d’hommes chercheront à t’arracher ta volonté pour te donner la leur ; ils mettront leurs passions viles à la place de tes passions généreuses. Que seras-tu alors ? le jouet de tout. Tu obéiras en croyant commander : tu auras le faste d’un empereur et l’âme d’un esclave. Oui, ton âme ne sera plus à toi, elle sera à l’homme méprisable et hardi qui voudra s’en saisir.
» Ces réflexions me jetèrent presque dans le désespoir. Ô Dieu ! m’écriai-je, puisque la race des hommes que tu as jetée sur la terre avait besoin d’être gouvernée, pourquoi ne leur as-tu donné que des hommes pour régner sur eux ? Être bienfaisant, je réclame ici ta pitié pour les princes : ils sont peut-être plus à plaindre que les peuples ; car il est plus affreux sans doute de faire le mal que de le souffrir. Dans ce moment, je délibérai si je ne renoncerais pas à ce pouvoir dangereux et terrible ; et je fus un instant résolu : oui, je fus résolu d’abdiquer l’empire…
» Je ne m’arrêtai pas longtemps à ce projet de renoncer à l’empire. Je vis que l’ordre des dieux m’appelait à servir la patrie, et que je devais obéir. Eh quoi ! me dis-je, on punit de mort un soldat qui quitte son poste, et toi tu quitterais le tien ?
» Est-ce la nécessité d’être vertueux sur le trône qui t’épouvante ? Alors je crus entendre une voix secrète qui me dit : Quoi que tu fasses, tu seras toujours un homme ; mais conçois-tu bien à quel degré de perfection un homme peut s’élever ? Vois la distance qui est d’Antonin à Néron. Je repris courage ; et ne pouvant agrandir mes sens, je résolus de chercher les moyens d’agrandir mon âme, c’est-à-dire, de perfectionner ma raison et d’affermir ma volonté. Je trouvai ces moyens dans l’idée même de mes devoirs. Marc-Aurèle, quand Dieu te met à la tête du genre humain, il t’associe pour une partie au gouvernement du monde. Pour bien gouverner, tu dois donc prendre l’esprit de Dieu même. Élève-toi jusqu’à lui ; médite ce grand être ; va puiser dans son sein l’amour de l’ordre et du bien général ; que l’harmonie de l’univers t’apprenne quelle doit être l’harmonie de ton empire. Les préjugés et les passions qui dominent tant d’hommes et de princes s’anéantiront pour toi : tu ne verras plus que tes devoirs et Dieu, et cette raison suprême qui doit être ton modèle et ta loi ; mais la volonté de la suivre en tout ne te subit pas, il faut que l’erreur ne puisse t’égarer. »
Viennent ensuite les députés de toutes les nations de l’empire, qui apportent successivement à la cendre de Marc-Aurèle les hommages des trois parties du monde.
Dans cette assemblée du peuple romain était une foule d’étrangers et de citoyens de toutes les parties de l’empire. Les uns se trouvaient depuis longtemps à Rome ; les autres avaient suivi des différentes provinces le char funèbre, et l’avaient accompagné par honneur. Tout à coup l’un d’eux (c’était le premier magistrat d’une ville située au pied des Alpes) éleva sa voix :
« Orateur, dit-il, tu nous as parlé du bien que Marc-Aurèle a fait à des particuliers malheureux ; parlerons-nous de celui qu’il a fait à des villes et à des nations entières. Souviens-toi de la famine qui a désolé l’Italie. Nous entendions les cris de nos femmes et de nos enfants qui nous demandaient du pain. Nos campagnes stériles et nos marchés déserts ne nous offraient plus de ressource. Nous avons invoqué Marc-Aurèle, et la famine a cessé. — Alors il approcha, il toucha la tombe, et dit : J’apporte à la cendre de Marc-Aurèle les hommages de l’Italie ».
Un autre homme parut. Son visage était brûlé par un soleil ardent ; ses traits avaient je ne sais quoi de fier, et sa tête dominait sur toute l’assemblée C’était un Africain. Il éleva sa voix, et dit :
« Je suis né à Carthage. J’ai vu un embrasement général dévorer nos maisons et nos temples. Échappés de ces flammes et couchés plusieurs jours sur des ruines et des monceaux de cendres, nous avons invoqué Marc-Aurèle : Marc-Aurèle a réparé nos malheurs. Carthage a remercié une fois les dieux d’être romaine. — Il approcha, toucha la tombe, et dit : J’apporte à la cendre de Marc-Aurèle les hommages de l’Afrique ».
Trois des habitants de l’Asie s’avancèrent. Ils tenaient d’une main de l’encens, et de l’autre des couronnes de fleurs. L’un d’eux prit la parole :
« Nous avons vu dans l’Asie le sol qui nous portait s’écrouler sous nos pas, et nos trois villes renversées par un tremblement de terre. Du milieu de ces débris nous avons invoqué Marc-Aurèle, et nos villes sont sorties de leurs ruines. Ils posèrent sur la tombe l’encens et les couronnes, et dirent : Nous apportons à la cendre de Marc-Aurèle les hommages de l’Asie ».
Enfin, il parut un homme des rives du Danube. Il portait l’habillement des Barbares, et tenait une massue à la main. Son visage cicatrisé était mâle et terrible, mais ses traits à demi sauvages semblaient adoucis dans ce moment par la douleur. Il s’avança, et dit :
« Romains, la peste a désolé nos climats. On dit qu’elle avait parcouru l’univers, et qu’elle était venue des frontières des Parthes jusqu’à nous. La mort était dans nos cabanes ; elle nous poursuivait dans nos forêts. Nous ne pouvions plus ni chasser ni combattre ; tout périssait. J’éprouvai moi-même ce fléau terrible, et je ne soutenais plus le poids de mes armes. Dans cette désolation nous avons invoqué Marc-Aurèle : Marc-Aurèle a été notre Dieu conservateur. — Il approcha, posa sa massue sur la tombe, et dit : J’apporte à ta cendre l’hommage de vingt nations que tu as sauvées ».
Que cette cérémonie est noble et touchante en même temps ! Quel éloge pour un prince, que cet hommage solennellement rendu à sa cendre, et combien le mouvement dramatique qui met ainsi la reconnaissance en action, ajoute encore à l’effet de ce bel épisode ! La Harpe n’approuve pas cette répétition : « J’apporte à la cendre de Marc-Aurèle, etc. » J’ose être ici d’un avis moins sévère que ce grand critique ; et je trouve, au contraire, que cette formule répétée, qui confond tous les vœux, tous les cœurs, tous les sentiments, en un seul et même sentiment, qui n’a et ne doit plus avoir qu’un langage, est peut-être ce qu’il y a de plus heureusement imaginé dans cette scène, d’ailleurs si intéressante.
Le tableau de la mort de Marc-Aurèle termine l’ouvrage de la manière la plus imposante.
« Quand le dernier terme approcha, il ne fut point étonné. Je me sentais élevé par ses discours. Romains, le grand homme mourant a je ne sais quoi d’imposant et d’auguste ; il semble qu’à mesure qu’il se détache de la terre, il prend quelque chose de cette nature divine et inconnue qu’il va rejoindre. Je ne touchais ses mains défaillantes qu’avec respect ; et le lit funèbre où il attendait la mort, me semblait une espèce de sanctuaire. Cependant l’armée était consternée ; le soldat gémissait sous ses tentes ; la nature elle-même semblait en deuil ; le ciel de la Germanie était plus obscur ; des tempêtes agitaient la cime des forêts qui environnaient le camp, et ces objets lugubres semblaient ajouter encore à notre désolation. Il voulut quelque temps être seul, soit pour repasser sa vie en présence de l’Être Suprême, soit pour méditer encore une fois avant que de mourir. Enfin, il nous fit appeler : tous les amis de ce grand homme et les principaux de l’armée vinrent se ranger autour de lui. Il était pâle, les yeux presque éteints, et ses lèvres à demi glacées. Cependant nous remarquâmes tous une tendre inquiétude sur son visage. Prince, il parut se ranimer un moment pour toi : sa main mourante te présenta à tous ces vieillards qui avaient servi sous lui ; il leur recommanda ta jeunesse. Servez-lui de père, leur dit-il : ah ! servez-lui de père ! Alors il te donna des conseils, tels que Marc-Aurèle mourant devait les donner à son fils ; et bientôt après Rome et l’univers le perdirent ».
La péroraison, si l’on en croit La Harpe, est encore au-dessus de tout ce que l’on vient de voir. Apollonius s’adresse au fils et à l’héritier de Marc-Aurèle :
« Mais toi qui vas succéder à ce grand homme, ô fils de Marc-Aurèle ! ô mon fils ! permets ce nom à un vieillard qui t’a vu naître et qui t’a tenu enfant dans ses bras ; songe au fardeau que t’ont imposé les dieux ; songe aux devoirs de celui qui commande, aux droits de ceux qui obéissent. Destiné à régner, il faut que tu sois ou le plus juste ou le plus coupable des hommes : le fils de Marc-Aurèle aurait-il à choisir ? On te dira bientôt que tu es tout-puissant ; on te trompera : les bornes de ton autorité sont dans la loi. On te dira encore qne tu es grand, que tu es adoré de tes peuples. Écoute : quand Néron eut empoisonné son frère, on lui dit qu’il avait sauvé Rome ; quand il eut fait égorger sa femme, on loua devant lui sa justice ; quand il eut assassiné sa mère, on baisa sa main parricide, et l’on courut aux temples remercier les dieux. Ne te laisse pas non plus éblouir par les respects. Si tu n’as des vertus, on te rendra des hommages et l’on te haïra. Crois-moi, on n’abuse point les peuples ; la justice outragée veille dans tous les cœurs. Maître du monde, tu peux m’ordonner de mourir, mais non de t’estimer. Ô fils de Marc-Aurèle ! pardonne ; je te parle au nom des dieux, au nom de l’univers qui t’est confié ; je te parle pour le bonheur des hommes et pour le tien. Non, tu ne seras point insensible à une gloire si pure. Je touche au terme de ma vie ; bientôt j’irai rejoindre ton père. Si tu dois être juste, puissé-je vivre encore assez pour contempler tes vertus ! Si tu devois un jour… »
Tout-à-coup Commode, qui était en habit de guerrier, agita sa lance d’une manière terrible. Tous les Romains pâlirent. Apollonius fut frappé des malheurs qui menaçaient Rome. Il ne put achever. Ce vénérable vieillard se voila le visage. La pompe funèbre qui avait été suspendue reprit sa marche. Le peuple suivit consterné et dans un profond silence ; il venait d’apprendre que Marc-Aurèle était tout entier dans le tombeau.
Quel effet, dit avec raison La Harpe, produirait sur la toile le tableau qui termine l’ouvrage, si le pinceau d’un grand artiste l’y transportait. Je suis même surpris qu’un pareil sujet n’ait pas encore tenté le génie de nos peintres célèbres.
Ce discours renferme, comme l’on voit, des beautés oratoires du premier ordre ; et c’est à tous égards, la plus estimable des productions de Thomas, quoique les vices dominants de sa manière, l’emphase et la déclamation, l’enthousiasme factice ne s’y reproduisent encore que trop souvent : quoique des ◀vérités communes y soient quelquefois présentées avec une prétention qui ressemble à de la morgue, et données comme des idées neuves ; quoique la manie doctorale, cachet distinctif de l’éloquence philosophique, y vienne à tout moment glacer des cœurs que commençait à échauffer la sensibilité de l’orateur. Il semble qu’il craigne de s’abandonner, et qu’un pouvoir invincible maîtrise et captive malgré lui son essor. De là, cette gêne, cette contrainte habituelle dans son style : c’est un malheureux qui se tourmente, qui s’agite au milieu de ses entraves, et qui fait trop souvent subir au lecteur le supplice qu’il éprouve lui-même.