(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section cinquième. La Tribune académique. — Chapitre IV. Thomas. »
/ 174
(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section cinquième. La Tribune académique. — Chapitre IV. Thomas. »

Chapitre IV.
Thomas.

Lorsque l’académie adopta enfin l’orateur dont elle avait tant de fois couronné ce que Voltaire appelait si plaisamment du galithomas, mot nouveau créé pour exprimer un nouveau genre de galimatias inconnu jusqu’alors, le récipiendaire prit pour sujet de son discours l’homme de lettres citoyen. Voici l’idée qu’il s’en forme, et de quels traits il le caractérise :

« J’aime à me peindre ce citoyen généreux méditant dans son cabinet solitaire. La patrie est à ses côtés. La justice et l’humanité sont devant lui. Les images des malheureux l’environnent ; la pitié l’agite, et des larmes coulent de ses yeux. Alors il aperçoit de loin le puissant et le riche. Dans son obscurité, il leur envie le privilège qu’ils ont de pouvoir diminuer les maux de la terre. Et moi, dit-il, je n’ai rien pour les soulager, je n’ai que ma pensée ; ah ! du moins rendons-la utile aux malheureux ! Aussitôt ses idées se précipitent en foule, et son âme se répand au dehors ».

Ce peut bien être-là le portrait de la Pythonisse s’agitant sur son trépied, pour s’élever au ton prophétique ; mais ce n’est pas, à coup sûr, celui de l’homme de lettres méditant paisiblement un ouvrage utile ; à moins que ce ne soit celui de Thomas lui-même. Écoutons l’historien de sa vie :

« Sa manière de travailler était extrêmement fatigante ; l’agitation de son esprit se communiquent à tous les muscles de son corps ; il se levait brusquement et se promenait à grands pas ».

(Œuvres posth., tom. ier pag. 15).

Ce peu de mots explique parfaitement la bouffisure, et le ton ridiculement emphatique qui règnent en général dans les ouvrages de Thomas : il était impossible qu’il y eût rien de simple, rien de naturel dans les écrits d’un homme obligé de violenter à ce point la nature, et dont le travail était une convulsion perpétuelle.

Mais que résulte-t-il, que reste-t-il de ce pompeux étalage de mots, de cet entassement de phrases vides de sens ? Que l’homme de lettres doit aimer son pays. Fallait-il ouvrir une bouche si grande, pour ne rien dire que ce que tout le monde sait, que ce que tout le monde suppose si naturellement ? Ne sont-ce pas bien là ces outres d’Éole, qui, gonflées de vapeurs, occupent un espace immense, et se réduisent insensiblement à rien, lorsqu’une simple piqûre d’épingle a ouvert un libre passage à l’air qui les remplissait ? Veut-on savoir ce qu’il faut penser d’une semblable manière d’écrire ? Buffon va nous l’apprendre.

« Ces écrivains, dit-il, n’ont point de style, ou, si l’on veut, ils n’en ont que l’ombre : le style doit graver des pensées ; ils ne savent que tracer des paroles ».

(Disc. à l’académie).

Thomas continue :

« Il (l’homme de lettres) peint les infortunés qui gémissent. Il attaque les erreurs, source de tous les maux. Il entreprend de diriger les opinions. — La gloire de l’homme qui écrit est donc de préparer des matériaux utiles à l’homme qui gouverne, etc. »

Non ; ce n’est point à l’homme de lettres à se mêler de politique : rarement il y entend quelque chose. C’est bien moins encore à lui à donner des leçons à ceux qui gouvernent : il y a un peu trop loin de la science qui étudie les hommes, du talent même qui les connaît, au grand art qui les gouverne ; et Thomas lui-même l’avait dit : «  Le philosophe, par sa vie obscure, doit mieux juger les choses que les hommes ».

Qui ne sait, et qui peut douter à présent que la théorie la plus profonde, que les plus savantes spéculations ne peuvent remplacer, dans aucun cas, la pratique nécessaire pour bien gouverner ? Et que sont devenues les rênes de l’administration, confiées un moment à ces nouveaux Phaétons, dont la chute n’eût été que ridicule, si elle n’avait entraîné et brisé avec elle le char qu’ils avaient entrepris de conduire ? Sans doute l’homme de lettres peut, en compassant,en analysant, dans son cabinet solitaire, tout ce qui a été écrit sur tel ou tel sujet, s’en former une théorie complète ; et cette manière de travailler, qui était surtout celle de Thomas, ne constitue pas cependant l’homme profondément versé dans telle ou telle de ces parties. Rien de plus facile que d’en imposer au plus grand nombre, par cet appareil d’érudition ; et, pour nous borner ici à l’exemple de Thomas, qui ne serait tenté de le prendre, en lisant l’éloge de Maurice, pour un militaire consommé dans l’étude et la connaissance de son art ? dans celui de d’Aguesseau, pour un diplomate profond ? pour un politique habile, dans celui de Sully ? et dans celui enfin de Descartes, pour un philosophe universel ? Mais Thomas se croyait appelé à faire une révolution dans l’éloquence ; et cette révolution consistait à substituer le jargon philosophique à la belle et noble simplicité dont Voltaire et Buffon viennent de nous donner des exemples ; aux mouvements de l’âme, de froides et ridicules exclamations ; et le langage technique des sciences exactes à ces figures hardies ou touchantes qui donnent tant de force ou de chaleur au style. Ainsi, sécheresse et emphase, bouffissure et aridité, voilà le caractère dominant de cette éloquence prétendue philosophique. Veut-on des exemples de cet enthousiasme de commande, où l’on reconnaît l’homme qui s’est promené à grands pas pour s’échauffer ? Écoutez :

« La vertu le réclame (l’homme de lettres). Elle parle à son cœur ; elle lui dit : ton génie m’appartient. C’est pour moi que la nature te fit ce présent immortel. Étends mon empire sur la terre ; que l’homme coupable ne puisse te lire sans être tourmenté ; que tes ouvrages le fatiguent ; qu’ils aillent dans son cœur remuer le remords : mais que l’homme vertueux, en lisant, éprouve un charme secret qui le console. Que Caton prêt à mourir, que Socrate buvant la ciguë, te lisent, et pardonnent à l’injustice des hommes, etc. »

(Discours à l’académie).

Veut-on de ces apostrophes ampoulées, pleines de cette morgue que l’on appelait de la dignité, et de ce ton pédantesque que l’on prenait bonnement pour le sublime de la morale ?

«  Homme de lettres, si tu as de l’ambition, ta pensée devient esclave, et ton âme n’est plus à toi. Va, la richesse ne cherche pas les hommes libres. Elle ne pénètre pas dans les solitudes. Elle ne court pas après la vertu. Elle fuit surtout la vérité. Si tu t’occupes de fortune, tu te mets toi-même à l’enchère. — Si ton âme est noble, ta fortune est l’honneur ; ta fortune est l’estime de ta patrie, l’amour de tes concitoyens, le bien que tu peux faire. Si elle ne le suffit pas, renonce à un état que tu déshonores : tu serais à la fois vil et malheureux, tourmenté et coupable ; tu serais trop à plaindre ».

(Ibid.)

Vous avez vu dans Voltaire et dans Fléchier la définition d’une armée : l’un l’a faite en philosophe éloquent, l’autre en orateur, et tous deux au moins vous en ont donné une idée juste. Tout cela est beaucoup trop simple pour Thomas. Aussi vous dira-t-il, que

« Cent mille hommes opposés à cent mille hommes forment des masses redoutables qui s’étudient, s’observent, combinent avec une sage lenteur tous leurs mouvements, et balancent avec un art terrible et profond la destinée des états ».

(Éloge de Sully).

Veut-on savoir comment le maréchal de Saxe se formait au grand art de la guerre ? Rien de plus aisé à comprendre :

« Il étudiait l’art qui enseigne les propriétés du mouvement, qui mesure les temps et les espaces, qui calcule les vitesses et commande aux éléments dont il s’assujétit les forces ; l’art de faire mouvoir tous ces vastes corps, d’établir un concert et une harmonie de mouvement entre cent mille bras, de combiner tous les efforts qui doivent concourir ensemble, de calculer l’activité des forces et le temps de l’exécution. — Maurice écartait les barrières du préjugé pour reculer les limites de son art : après avoir trouvé le bien, il cherchait le mieux. — Il s’élançait au-delà du cercle étroit des événements, et créait des combinaisons nouvelles ; imaginait des dangers pour trouver des ressources ; étudiait surtout la science de fixer la valeur variable et incertaine du soldat, et lui donner le plus grand degré d’activité possible ».

(Éloge de Maurice, comte de Saxe).

S’agit-il des préjugés que Descartes avait à vaincre pour se former un système nouveau de connaissance ? Écoutez, et comprenez, s’il est possible, quelque chose à ce qui suit :

« Comment anéantir des formes qui ne sont point notre ouvrage, et qui sont le résultat nécessaire de mille combinaisons faites sans nous ? Il fallait, pour ainsi dire, défaire son âme et la refaire. — Tant de difficultés n’effrayèrent point Descartes : il examine tous les tableaux de son imagination, et les compare avec les objets réels : il descend dans l’intérieur de ses perceptions qu’il analyse. — Son entendement, peuplé auparavant d’opinions et d’idées, devient un désert immense ».

(Éloge de Descartes).

« Il franchit les barrières qui sont entre l’homme et l’infini, et, le compas à la main, mesure les deux extrémités de cette grande chaîne. De ce monde intellectuel, l’histoire le ramène au sein de l’univers. Tout ce que le torrent des âges a emporté se reproduit à ses yeux. — Il voit la durée comme un espace immense, dont il n’occupe qu’un point : il calcule les jours, les heures, les moments ; il en ramasse toutes les parties, etc. »

De quoi pensez-vous qu’il est question ici ? De Newton calculant le système du monde, ou de Leibnitz s’élançant dans les plaines de l’infini ? Point du tout, il s’agit tout simplement du chancelier d’Aguesseau étudiant et rectifiant notre ancienne jurisprudence.

Cette manière d’écrire était devenue si habituelle dans Thomas, que les choses les plus indifférentes ne sortaient de sa plume qu’affublées de ce ridicule accoutrement. Dans des réflexions sur la langue poétique, on retrouve la même pesanteur de style, la même recherche d’expressions et de métaphores, toujours empruntées d’objets qui ne pourraient être entendus eux-mêmes qu’à l’aide de métaphores. C’est là que l’on nous dit que souvent les vers de Voltaire sortent de la ligne, pour se faire remarquer ; au lieu que dans Racine, ils marchent tous ensemble sous une discipline égale, qui ne permet à aucun de se faire remarquer aux dépens de la troupe. C’est là que nous apprenons que, chez Corneille, la langue poétique ne connut pas ce trouble et ce désordre que répand sur elle le souffle orageux des passions, etc. C’est là que l’on trouve un parallèle de Lycurgue et de Boileau, auquel on ne s’attendrait guères ; c’est là enfin que l’on dit « que Buffon, au milieu de l’immensité, n’est qu’à sa place ; que la langue sublime et calme qu’il emploie, inspire, comme le spectacle de l’univers, une admiration tranquille ». Voilà cependant ce que Thomas prenait et aurait bien voulu qu’on prît pour des règles de goût et des modèles de style : présomption fondée jusqu’à un certain point, puisque chacun de ses ouvrages était honoré d’un triomphe public ; puisque La Harpe lui-même, cet homme dont le goût est ordinairement si sûr et la critique si judicieuse, poussa la complaisance académique jusqu’à louer outre mesure les Éloges de Thomas107. Il est vrai qu’il ne s’est guère arrêté que sur celui de Marc-Aurèle, la plus passable des productions de Thomas, et la moins infectée de tous les défauts que nous venons de relever, mais bien au-dessous cependant des louanges qu’on lui prodigua dans le temps. L’on en va juger.