Chapitre IX.
Parallèle des Oraisons funèbres de Condé, par Bossuet et de
Turenne, par Fléchier et Mascaron.
Turenne et Condé offraient à l’historien des points de rapport et des termes de comparaison que l’orateur a dû saisir, et qui se trouvent nécessairement dans l’éloge de ces grands hommes. Et quand de pareils sujets ont été traités par les maîtres de l’art, leurs ouvrages sont ou des monuments à admirer, ou des leçons importantes à étudier, pour les mettre un jour en pratique. Nous allons donc terminer cet article par l’examen détaillé des trois éloges funèbres consacrés à la mémoire de Condé et de. Turenne, par les trois plus grands orateurs de leur siècle, et peut-être de tous les siècles, Bossuet, Fléchier et Mascaron.
Mais avant d’entrer dans le détail de ces discours, il est indispensable de faire connaître les héros qui en étaient l’objet, et c’est Bossuet lui-même qui va nous en tracer le parallèle.
« Ç’a été, dit-il, dans notre siècle, un grand spectacle, de voir dans le même temps et dans les mêmes campagnes, ces deux hommes que la voix commune de toute l’Europe égalait aux plus grands capitaines des siècles passés, tantôt à la tête de corps séparés, tantôt unis, plus encore par le concours des mêmes pensées, que par les ordres que l’inférieur recevait de l’autre ; tantôt opposés front à front, et redoublant l’un dans l’autre l’activité et la vigilance. Que de campements, que de belles marches, que de hardiesse, que de précautions, que de périls, que de ressources ! Vit-on jamais en deux hommes les mêmes vertus, avec des caractères si divers, pour ne pas dire si contraires ? L’un paraît agir par des réflexions profondes, et l’autre par de soudaines illuminations ; celui-ci, par conséquent plus vif▶, mais sans que son feu eût rien de précipité ; celui-là, d’un air plus froid, sans avoir jamais rien de lent, plus hardi à faire qu’à parler, résolu et déterminé au-dedans, lors même qu’il paraissait embarrassé au-dehors. L’un, dès qu’il parut dans les armées, donne une haute idée de sa valeur, et fait attendre quelque chose d’extraordinaire : l’autre, comme un homme inspiré, dès sa première bataille, s’égale aux maîtres les plus consommés. L’un, par de ◀vifs▶ et continuels efforts, emporte l’admiration du genre humain, et fait taire l’envie : l’autre jette d’abord une si ◀vive lumière qu’elle n’ose l’attaquer. — Et afin que l’on vît toujours dans ces deux hommes de grands caractères, mais divers, l’un emporté d’un coup soudain, meurt pour son pays comme un Judas Machabée ; l’autre, élevé par les armes au comble de la gloire, comme un David, comme lui meurt dans son lit, en publiant les louanges de Dieu et instruisant sa famille, et laisse tous les cœurs remplis tant de l’éclat de sa vie que de la douleur de sa mort ».
Rien de plus célèbre, de plus fréquemment cité parmi les rhéteurs, que l’exorde magnifique de Fléchier, dans l’oraison funèbre de Turenne : il est partout, et c’est ce qui nous dispense de le placer ici. Celui de Bossuet dans l’éloge du grand Condé, est d’un caractère tout différent.
« Au moment que j’ouvre la bouche pour célébrer la gloire immortelle de Louis de Bourbon, prince de Condé, je me sens également confondu et par la grandeur du sujet, et, s’il m’est permis de l’avouer, par l’inutilité du travail. Quelle partie du monde habitable n’a pas ouï les victoires du prince de Condé et les merveilles de sa vie ? On les raconte partout : le Français qui les vante n’apprend rien à l’étranger ; et quoique je puisse aujourd’hui vous en rapporter, toujours prévenu par vos pensées, j’aurai encore à répondre au secret reproche que vous me ferez d’être demeuré beaucoup au-dessous. Nous ne pouvons rien, faibles orateurs, etc. »
Il s’en faut de beaucoup que cet exorde vaille celui de Fléchier : la différence même est trop sensible pour n’être pas aisément remarquée ; mais ce qui peut-être ne le serait pas de même, c’est que cette supériorité momentanée de Fléchier sur Bossuet est précisément ce qui distingue essentiellement ici l’esprit du génie. Un exorde, en général, est un morceau d’apparat, un morceau étudié ; et tout ce qui suppose et exige de l’art, de l’étude et du travail, répugne à la marche libre et indépendante du génie, qui s’élève ou tombe, selon que son sujet monte ou descend. Voilà pourquoi l’homme d’esprit se tire à merveille d’une foule de morceaux de détails, de petites circonstances qu’il a le talent d’embellir, et où l’homme qui n’a que du génie échoue assez ordinairement.
Condé et Turenne avaient été l’un et l’autre rebelles un moment : cette circonstance délicate, et trop marquante cependant pour être écartée d’un éloge historique, présentait à leurs panégyristes un endroit difficile à traiter. Fléchier y a mis toute l’adresse de l’orateur le plus habile et le plus versé dans la connaissance des ressources de son art.
« Souvenez-vous, messieurs, dit-il, de ce temps de désordres et de trouble, où l’esprit ténébreux de discorde confondait le devoir avec la passion, le droit avec l’intérêt, la bonne cause avec la mauvaise : où les astres les plus brillants souffrirent presque tous quelque éclipse, et les plus fidèles sujets se virent entraînés malgré eux par le torrent des partis, comme ces pilotes qui se trouvent surpris de l’orage en pleine mer, sont contraints de quitter la route qu’ils veulent tenir, et de s’abandonner pour un temps au gré des vents et de la tempête. Telle est la justice de Dieu : telle est l’infirmité naturelle des hommes. Mais le sage revient aisément à soi ; et il y a dans la politique, comme dans la religion, une espèce de pénitence plus glorieuse que l’innocence même, qui répare avantageusement un peu de fragilité par des vertus extraordinaires, et par une ferveur continuelle ».
Bossuet met, dans l’aveu de la même faute, cette franchise courageuse qui ne cherche point à déguiser la faiblesse d’un moment, quand on lui peut opposer une vie entière de vertus.
« On ressentait dans ses paroles (du grand Condé) un regret sincère d’avoir été poussé si loin par ses malheurs. Mais, sans vouloir excuser ce qu’il a si hautement condamné lui-même, disons, pour n’en parler jamais, que, comme dans la gloire éternelle, les fautes des saints pénitents, couvertes de ce qu’ils ont fait pour les réparer, et de l’éclat infini de la divine miséricorde, ne paraissent plus ; ainsi, dans des fautes si sincèrement reconnues, et dans la suite si glorieusement réparées par de fidèles services, il ne faut plus regarder que l’humble reconnaissance du prince qui s’en repentit, et la clémence du grand roi qui les oublia ».
Mascaron ne fait qu’indiquer en passant, et se borne à présenter dans l’éloignement le tableau affligeant de la guerre civile. Il y a autant d’art que dans Fléchier ; mais il le déguise moins, par cela seul qu’il met trop d’appareil et de prétention à le cacher.
« Hélas ! malheureuse France ! quelle fatale influence te porta à répandre tant de sang, et à perdre tant de vaillants hommes, qui eussent pu te rendre maîtresse de l’Europe ! Que ne peut-on effacer ces tristes années de la suite de ton histoire, et les dérober à la connaissance de nos neveux ! Mais puisqu’il est impossible de passer sur des choses que tant de sang répandu a trop vivement marquées, montrons-les du moins avec l’artifice de ce peintre, qui, pour cacher la difformité d’un visage, inventa l’art du profil. Dérobons à notre vue ce défaut de lumière et cette nuit funeste (phrase mauvaise de tout point : comment dérober à la vue un défaut de lumière et une nuit ?) cette nuit funeste, qui, formée dans la confusion des affaires (une nuit funeste, formée dans la confusion des affaires !) par tant de divers intérêts, fit égarer ceux même qui cherchaient le bon chemin ».
Rien n’égale l’impétuosité et la chaleur du style de Bossuet, quand il décrit les exploits de son héros. Il s’élance avec lui, il le suit à travers tous les dangers : c’est le vol et la rapidité de l’aigle.
« Quel objet se présente à mes yeux ? Ce ne sont pas seulement des hommes à combattre : ce sont des montagnes inaccessibles, ce sont des ravines et des précipices, d’un côté ; c’est, de l’autre, un bois impénétrable, dont le fond est un marais, et derrière, des ruisseaux, de prodigieux retranchements : ce sont partout des forts élevés et des forêts abattues qui traversent des chemins affreux ; et au-dedans, c’est Merci avec ses braves Bavarois, enflés de tant de succès et de la prise de Fribourg : Merci, qu’on ne vit jamais reculer dans les combats ; Merci, que le prince de Condé et le vigilant Turenne n’ont jamais surpris dans un mouvement irrégulier, et à qui ils ont rendu ce grand témoignage, que jamais il n’avait perdu un seul moment favorable, ni manqué de prévenir leurs desseins, comme s’il eût assisté à leurs conseils. Ici donc, et à quatre attaques différentes, on vit tout ce qu’on peut soutenir et entreprendre à la guerre. — Voyez comme tout s’ébranle : Philipsbourg est aux abois en dix jours, malgré l’hiver qui approche : Philipsbourg qui tint si longtemps le Rhin captif sous nos lois, et dont le plus grand des rois a si glorieusement réparé la perte ; Worms, Spire, Mayence, Landau, vingt autres places de nom ouvrent leurs portes ; Merci ne peut les défendre, et ne paraît plus devant son vainqueur : ce n’est pas assez, il faut qu’il tombe à ses pieds, digne victime de sa valeur ; Nordlingue en verra la chute : il y sera décidé qu’on ne tient non plus devant les Français en Allemagne qu’en Flandre ».
La modestie qui distinguait Turenne et Condé, comme elle distingue, en général, tous les hommes véritablement supérieurs, offrait aux panégyristes un contraste qu’ils ont saisi tous les trois avec habileté.
Nous venons de voir Condé à la tête de ses troupes victorieuses ; suivons-le maintenant, avec Bossuet, dans sa retraite de Chantilly.
« Avec lui, la vertu eut toujours son prix ; il la louait même dans ses ennemis. Toutes les fois qu’il avait à parler de ses actions, et même dans les relations qu’il envoyait à la cour, il vantait les conseils de l’un, la hardiesse de l’autre ; chacun avait son rang dans ses discours ; et parmi ce qu’il donnait à tout le monde, on ne savait où placer ce qu’il avait fait lui-même. Sans envie, sans fard, sans ostentation, toujours grand dans l’action et dans le repos, il parut à Chantilly comme à la tête des troupes. — Qu’il est beau, après les combats et le tumulte des armes, de savoir encore goûter ces vertus paisibles et cette gloire tranquille qu’on n’a point à partager avec le soldat, non plus qu’avec la fortune ; où tout charme et rien n’éblouit ; qu’on regarde sans être étourdi ni par le son des trompettes, ni par le bruit des canons, ni par les cris des blessés ; où l’homme paraît tout seul aussi grand, aussi respecté que lorsqu’il donne des ordres, et que tout marche à sa parole » !
Fléchier et Mascaron se sont élevés, dans ce même morceau, à des beautés dignes de Bossuet lui-même. Écoutons d’abord Fléchier :
« Qu’il est difficile, messieurs, d’être victorieux et d’être humble tout ensemble ! Les prospérités militaires laissent dans l’âme je ne sais quel plaisir touchant qui l’occupe et la remplit tout entière. On s’attribue une supériorité de puissance et de force ; on se couronne de ses propres mains ; et lors même qu’on rend à Dieu de solennelles actions de grâces, et qu’on tend aux voûtes sacrées de ses temples les drapeaux déchirés et sanglants qu’on a pris sur les ennemis, qu’il est dangereux que la vanité n’étouffe une partie de la reconnaissance, et qu’on ne retienne au moins quelques grains de cet encens qu’on va brûler sur les autels » !
Voici Mascaron.
« Certes, s’il y a une occasion au monde où l’âme pleine d’elle-même soit en danger d’oublier son Dieu, c’est dans ces postes éclatants où un homme, par la sagesse de sa conduite, par la grandeur de son courage, par la force de son bras, et par le nombre de ses soldats, devient comme le dieu des autres hommes, et rempli de gloire en lui-même, remplit tout le reste du monde d’amour, d’admiration ou de frayeur. Les dehors même de la guerre, le son des instruments, l’éclat des armes, l’ordre des troupes, le silence des soldats, l’ardeur de la mêlée, le commencement, les progrès et la consommation de la victoire, les cris différents des vaincus et des vainqueurs, attaquent l’âme par tant d’endroits, qu’enlevée à tout ce qu’elle a de sagesse et de modération, elle ne connaît plus ni Dieu, ni elle-même. C’est alors que les impies Salmonées osent imiter le tonnerre de Dieu, et répondre par les foudres de la terre aux foudres du ciel ; c’est alors que les sacrilèges Antiochus n’adorent que leurs bras et leurs cœurs, et que les insolens Pharaon, enflés de leur puissance, s’écrient : C’est moi qui me suis fait moi-même ».
Le même orateur fait de la modestie de son héros le tableau suivant :
« Il revenait de ses campagnes triomphantes, avec la même froideur et la même tranquillité que s’il fût revenu d’une promenade, plus vide de sa propre gloire que le public n’en était occupé. En vain les peuples s’empressaient pour le voir ; en vain sa seule présence, sans train et sans suite, faisait sur les âmes cette impression presque divine qui attire tant de respect, et qui est le fruit le plus doux et le plus innocent de la vertu héroïque : toutes ces choses, si propres à faire rentrer un homme en lui-même par une vanité raffinée, ou à le faire répandre au dehors par l’agitation d’une vanité moins réglée, n’altéraient en aucune manière la situation tranquille de son âme ; et il ne tenait pas à lui qu’on n’oubliât ses victoires et ses triomphes ».
Voici le même tableau dans Fléchier.
« Qui fit jamais de si grandes choses ? qui les dit avec plus de retenue ? Remportait-il quelque avantage : à l’entendre, ce n’était pas qu’il fût habile, c’est que l’ennemi s’était trompé. Rendait-il compte d’une bataille : il n’oubliait rien, sinon que c’était lui qui l’avait gagnée. Racontait-il quelques-unes de ces actions qui l’avaient rendu si célèbre : on eût dit qu’il n’en avait été que le simple spectateur, et l’on doutait si c’était lui qui se trompait ou la renommée. — Il se cache, mais sa réputation le découvre : il marche sans suite et sans équipage ; mais chacun, dans son esprit, le met sur un char de triomphe ; on compte, en le voyant, les ennemis qu’il a vaincus, non les serviteurs qui le suivent : tout seul qu’il est, on se figure autour de lui ses vertus et ses victoires qui l’accompagnent. Il y a je ne sais quoi de noble dans cette honnête simplicité ; et moins il est superbe, plus il devient vénérable ».
Nous ne conduirons pas plus loin ce parallèle, dont il nous suffit d’avoir indiqué les traits principaux. Nous croyons en avoir assez dit pour éclairer le goût des jeunes gens, et déterminer leur opinion sur les trois orateurs que nous venons de parcourir avec eux.