(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section quatrième. Genre Démonstratif. Les Panéryriques. — Chapitre III. Éloges de Pompée et de César, par Cicéron. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section quatrième. Genre Démonstratif. Les Panéryriques. — Chapitre III. Éloges de Pompée et de César, par Cicéron. »

Chapitre III.
Éloges de Pompée et de César, par Cicéron.

Après l’éloge de Socrate par Platon, celui de Caton par Cicéron eût été ce que nous eussions pu voir de plus intéressant. Mais l’ouvrage n’est point parvenu jusqu’à nous, et tout ce que nous en savons, c’est que Caton y était porté jusqu’aux cieux : Catonem cœlo œquavit. (Tacit.) Mais il nous reste de Cicéron plusieurs morceaux oratoires célèbres, dans le genre du panégyrique : ce sont les éloges de Pompée, dans le discours pour la loi Manilia, et celui de César, dans le remerciement que lui adresse l’orateur, au sujet du rappel de Marcellus.

Nous commencerons par le premier de ces discours. Après plusieurs victoires remportées sur Mithridate, Lucullus venait d’être rappelé par le sénat, et il s’agissait du général que l’on enverrait à sa place. Le tribun Manilius avait porté une loi pour choisir Pompée, qui terminait alors la guerre contre les pirates. D’illustres personnages s’opposaient à la loi du tribun : Cicéron, alors préteur, monte, pour la première fois, à la tribune aux harangues, pour appuyer la loi Manilia, et faire donner à Pompée le commandement de la guerre contre Mithridate.

La nature de cette guerre, la nécessité de n’en confier la conduite qu’à un général habile, et le choix de ce général ; voilà le plan et la division naturelle de ce discours, l’un des plus beaux de Cicéron.

La troisième partie est la plus brillante et la plus étendue : c’est là que l’orateur déploie toutes les richesses de la plus magnifique éloquence. La scie n ce des armes, les vertus guerrières, la réputation et le bonheur, telles sont les qualités qui forment un général parfait, et Cicéron va nous prouver que Pompée les réunit.

90« Utinam, Quirites, virorum fortium atque innocentium copiam tantam haberetis, ut hæc vobis deliberatio difficilis esset, quemnam potissimùm tantis rebus ac tanto bello præficiendum putaretis. Nunc verò quùm sit meus C. Pompeius qui non modò eorum hominum, qui nunc sunt, gloriam, sed etiam antiquitatis memoriam virtute superarit : quæ res est, quæ cujusquam animum in hâc causâ dubium facere possit ? Ego enim sic existimo, in summo imperatore quatuor has res inesse oportere, scientiam rei militaris, virtutem, auctoritatem, felicitatem. Quis igitur hoc homine scientior unquam aut fuit, aut esse debuit ? qui è ludo, atque pueriliæ disciplinâ, bello maximo atque acerrimis hostibus, ad patris exercitum, atque in militiæ disciplinam profectus est, qui extremâ pueritiâ miles fuit summi imperatoris, ineunte adolescent ia, maximi ipse exercitûs imperator. Quod denique genus belli esse potest, in quo illum non exercuit fortuna reipublicæ ? civile, Africanum, Transalpinum, Hispanense, mixtum ex civitatibus, atque ex bellicosissimis nationibus servile, navale bellum, varia et diversa genera et bellorum et hostium, non solum gesta ab hoc uno, sed etiam confecta, nullam rem esse declarant in usu militari positam, quæ hujus viri scientiam fugere possit ».

(Nºs 27, 28).

91« Jam verò virtuti Cn. Pompeii quæ potest par oratio inveniri ? Quid est quod quisquam aut dignum illo aut vobis novum, aut cuiquam inauditum possit alferre ? Non enim illæ sunt solæ virtutes imperatoriæ, quæ vulgò existimantur, labor in negotiis, fortitudo in periculis, industria in agendo, celeritas in conficiendo, consilium in providendo : quæ tanta sunt in hoc uno, quanta in omnibus reliquis imperatoribus, quos aut vidimus aut audivimus, non fuerunt. Testis est Italia, quam ipse victor L. Sulla hujus virtute et consilio confessus est liberatam : testis est Sicilia, quam multis undique cinctam periculis, non terrore belli, sed celeritate consilii explicavit : testis est Africa, quæ magnis oppressa hostium copiis, eorum ipsorum sanguine redundavit : testis est Gallia, per quam legionibus nostris in Hispaniam iter Gallorum internecione patefactum est : testis est Hispania, quæ sæpissimè plurimos hostes ab hoc superatos, prostratosque conspexit ; testis est iterùm, et sæpiùs Italia, quæ cùm servili bello tetro, periculosoque premeretur, ab hoc auxilium absente expetivit : quod bellum expectatione Pompeii attenuatum atque imminutum est ; adventu sublatum ac sepultum. Testes verò jam omnes oræ, atque omnes exteræ gentes ac nationes, etc., denique maria omnia, etc. »

(Nos 29, 30, 31 et 32).

Cette transition mène naturellement la description de la guerre des pirates ; et de quelles couleurs l’orateur se sert pour la peindre !

92« Quis enim toto mari locus per hos annos, aut tam firmum habuit præsidium, ut tutus esset, aut tàm fuit abditus, ut lateret ? Quis navigavit, qui non se aut mortis, aut servitutis periculo committeret, cùm aut hyeme, aut referto prædonum mari navigaret ? Hoc tantum bellum, tam turpe, tam vetus, tam latè divisum atque dispersum, quos unquam arbitraretur aut ab omnibus imperatoribus uno anno, aut omnibus annis ab uno imperatore confici posse ? Quam provinciam tenuistis à prædonibus liberam per hosce annos ? Quod vectigal vobis tutum fuit ? Quem socium defendistis ? Cui præsidio, classibus vestris fuistis ? Quàm multas existimatis insulas esse desertas ! Quàm multas aut metu relictas, aut à prædonibus captas urbes esse sociorum ? Sed quid ego longinqua commemoro ? — Nàm quid ego ostiense incommodum, atque illam labem atque ignominiam reipublicæ querar, cùm propè inspectantibus vobis, classis ea, cui consul populi Romani præpositus esset, à prædonibus capta atque oppressa est ? Pro Dii immortales ! Tantamne unius hominis incredibilis ac divina virtus tam brevi tempore lucem afferre reipublicæ potuit, ut vos, qui modò antè ostium tiberinum classem hostium videbatis, ii nunc nullam intra oceani ostiuin prædoaum navem esse audiatis » ?

(Nos 31 et 33).

Des talents militaires de Pompée, Cicéron passe à l’éloge de ses vertus domestiques.

93 « Jàm verò ita faciles aditus ad eum privatorum, ita liberæ querimoniæ de aliorum injuriis esse dicuntur, ut is, qui dignitate principibus excellit, facilitate par infimis esse videatur.

 »Jam quantùm consilio, quantùm dicendi gravitate et copiâ valeat, in quo ipso inest quædam dignitas imperatoria, vos, Quirites, hoc ipso in loco sæpè cognostis. Fidem verò ejus inter socios quantam existimari putatis, quam hostes omnium gentium sanctissimam judicarint ? etc. ».

(Nºs 41, 42).

Toutes les autres parties de l’éloge sont parcourues et traitées avec la même supériorité de raison et la même beauté de style, de sorte que tout le monde est de l’avis de Cicéron, quand il dit :

94« Quare cum et bellum ita necessarium sit, ut negligi non possit : ita magnum, ut accuratissimè sit administrandum : et eum ei imperatorem præficere possitis, in quo sit eximia belli scientia, singularis virtus, clarissima autoritas, egregia fortuna ; dubitatis, Quirites, quin hoc tantùm boni, quod vobis à Diis immortalibus oblatum et datum est, in rempublicam conservandam atque amplificandam conferatis ?

» Quod si Romæ Cn. Pompeius privatus esset hoc tempore, tamen ad tantum bellum is erat deligendus atque mittendus. Nunc, cùm ad cœteras summas utilitates hæc quoque opportunitas adjungatur, ut in iis ipsis locis adsit, ut habeat exercitum, ut ab iis qui habent, accipere statim possit : quid expectemus ? Aut cur non, ducibus Diis immortalibus, eidem, cui cætera, summâ cum salute reipublicæ commissa sunt, hoc quoque bellum regium committimus » ?

(Nos 49 et 50).

On sent, à chaque ligne de ce discours, que l’âme de Cicéron y était à son aise, et au niveau de son sujet : il était tout simple qu’il trouvât du plaisir à louer Pompée. Mais Cicéron louant César ; mais un républicain louant la tyrannie, a quelque chose d’extraordinaire et qui ne s’explique que par les circonstances. Aussi le discours pour Marcellus a-t-il été longtemps, aux yeux de bien des gens, une tache pour la mémoire de Cicéron. Peut-être n’a-t-on pas fait assez d’attention à la conduite de Cicéron dans cette circonstance : avec un peu de réflexion, on aurait vu que louer la clémence de César à l’égard de Marcellus, c’était lui faire, pour ainsi dire, une loi de ne plus se démentir de ses principes ; que mettre cette même clémence au-dessus de tous les exploits du vainqueur du monde, c’était lui dire bien formellement, que s’il avait conquis Rome par la force des armes, il ne régnerait sur les Romains que par la douceur et la bienveillance. Sans doute l’éloge est prodigué à César dans cette harangue : mais il fallait préparer le chemin aux vérités qui la terminent ; et peut-être y eut-il autant de mérite et de hardiesse à adresser de pareilles vérités à un maître (et César l’était), qu’il y avait eu de courage autrefois à dénoncer, à convaincre Catilina, et à faire punir ses complices. Bien loin donc que ce discours puisse nuire à la gloire de Cicéron, nous le regardons au contraire comme un de ses titres les mieux fondés à la célébrité. Comme orateur, c’est son chef-d’œuvre ; comme citoyen, c’est une de ses plus belles actions.

Après un très beau lieu commun sur le fracas et la gloire bruyante des conquêtes, Cicéron en vient au véritable sujet du discours, l’éloge de la clémence du vainqueur.

95« Domuisti gentes immanitate barbaras, multitudine innumerabiles, locis infinitas, omni copiarum genere abundantes ; sed tamen ea vicisti, quæ et naturam, et conditionem, ut vinci possent, habebant : nulla est enim tanta vis, quæ non ferro ac viribus debilitari, frangique possit. Animum vincere, iracundiam cohibere, victoriam temperare, adversarium nobilitate, ingenio, virtute præstantem, non modo extollere jacentem, sed etiam amplificare ejus pristinam dignitatem ; hæc qui faciat, non ego eum cum summis viris comparo, sed simillimum deo judico.

» Itaque, C. Cæsar, bellicæ tuæ laudes celebrabuntur illæ quidem non soliim nostris, sed penè omnium gentium litteris, atque linguis ; neque ulla umquam ætas de tuis laudibus conticescet. Sed tamen ejusmodi res, nescio quo modo, etiam quum leguntur, obstrepi clamore militum videntur, et tubarum sono. At verò quum aliquid clementer, mansuetè, justè, moderatè, sapienter factum, in iracundiâ præsertim, quæ est inimica consilio, et in victoriâ, quæ naturâ insolens et superba est, aut audimus, aut legimus ; quo studio incendimur, non modò in gestis rebus, sed etiam in fictis, ut eos sæpe, quos numquam vidimus, diligamus » ?

César s’était plaint que l’on en voulait à sa vie, et avait manifesté des soupçons : l’orateur s’efforce de le tranquilliser.

96« Nunc verò venio ad gravissimam querelam et atrocissi-mani suspicionem tuam, quæ non tibi ipsi magis, quàm quum omnibus civibus tum maximè nobis, qui a te conservati sumus, providenda est : quam etsi spero esse falsam, numquam tamen verbis extenuabo. Tua enim cautio, nostra cautio est ; ut, si in alterutro peccandum sit, malim videri nimis timidus, quàm parùm prudens. Sed quisnam est iste tam demens ? de tuis ne ? tamestsi qui magis sunt tui, quam quibus tu salutem insperantibus reddidisti ? an ex eo numero, qui una tecum fuerunt ? non est credibilis tantus in ullo furor ; ut, quo duce omnia summa sit adeptus, hujus vitam non anteponat suæ. At si tui nihil cogitant sceleris, cavendum est, ne quid inimici. Qui ? omnes enim qui fuerunt, aut suâ pertinaciâ vitam amiserunt, aut tuà misericordià retinuerunt ; ut aut nulli supersint de inimicis, aut, qui superfuerunt, amicissimi sint.

» Sed tamen, quùm in animis hominum tantæ latebræ sint, et tanti recessus, augeamus sanè suspicionem tuam ; simul enim augebimus et diligentiam : nam quis est omnium tam ignarus rerum, tam rudis in republicà, tam nihil uinquam nec de suà, nec de communi salute cogitans, qui non intelligat, tuà salute contineri suam ? et ex unius tuâ vit$a pendere omnium ? Ecquidem de te dies noctesque, ut debeo, cogitans, casus duntaxat humanos, et incertos eventus valetudinis, et naturæ communis fragilitatem extimesco ; doleoque, quum respublica immortalis esse debeat, eam in unius mortalis anima consistere. Si verò ad humanos casus, incertosque eventus valetudinis, sceleris etiam accedat, insidiarumque consensio, quem deum, si cupiat, opitulari posse reipublicæ credamus ».

Que cette transition est heureuse, pour amener le morceau important qui suit, et qui était le grand sujet du discours ! Oui, César doit veiller à sa propre conservation, parce qu’il est indispensable qu’il existe pour réparer les maux que la guerre civile a faits à la patrie. Avec quelle énergie courageuse l’orateur va lui prescrire ses devoirs à cet égard !

97« Omnia sunt excitanda tibi, C. Cæsar, uni, quæ jacere sentis, belli ipsius impetu, quod necesse fuit, perculsa, atque prostrata : constituenda judicia, revocanda fides ; comprimendæ libidines, propaganda soboles ; omnia, quæ dilapsa jam defluxerunt, severis legibus vincienda sunt.

» Non fuit recusandum in tanto civili bello, tantoque animorum ardore et armorum, quin quassata respublica, quicumque belli eventus fuisset, multa perderet, et ornamenta dignitatis, et præsidia stabilitatis suæ, multaque uterque dux faceret armatus, quæ idem togatus fieri prohibuisset : quæ quidem nunc tibi omnia belli vulnera curanda sunt ; quibus præter te, mederi nemo potest ».

Il était plus d’une fois échappé à César de dire : J’ai assez vécu pour ma gloire. Quel parti Cicéron va tirer de cette exclamation d’un grand homme, et avec quel art il va s’en servir pour lui en faire une leçon importante !

98« Itaque illam tuam præclarissimam et sapientissimam vocem invitus audivi : Satis diu vel naturæ vixi, vel gloriæ. Satis, si ita vis, naturæ fortasse ; addo etiam, si placet, gloriæ : at, quod maximum est, patriæ certè parum. Quare omitte, quæso, istam doctorum hominum in contemnendâ morte prudentiam : noli nostro periculo sapiens esse. Sæpe enim venit ad aures meas, te idem istud nimis crebro dicere ? salis te tibi vixisse. Credo : sed tum id audirem, si tibi soli viveres, aut si tibi etiam soli natus esses : nunc, quum omnium salutem civium, cunctamque Rempublicam res tuæ gestæ complexæ sint ; tantùm abes a perfectione maximorum operum, ut fundamenta, quæ cogitas, nondum jeceris. Hic tu modum tuæ vitæ, non salute Reipublicæ, sed æquitate animi definies ? quid, si istud ne gloriæ quidem tuæ satis est ? cujus te esse avidissimum, quamvis sis sapiens, non negabis.

» Parumne igitur, inquies, gloriam magnam relinquemus ? immo verò aliis, quamvis multis, salis ; tibi uni parum : quidquid enim est, quamvis amplum sit, id certè parum est tum, quùm est aliquid amplius. Quòd si rerum tuarum immortalium, C. Cæsar, hic exitus futurus fuit, ut, devictis adversariis, Rempublicam in eo statu relinqueres, in quo nunc est ; vide, quæso, ne tua divina virtus admirationis plus sit habitura, quàm gloriæ : si quidem gloria est, illustris ac pervagata multorum, et magnorum, vel in suos, vel in patriam, vel in omne genus hominum, fama meritorum ».

Nous le demanderons maintenant à ceux qui ont fait à Cicéron un crime des louanges données à César : n’est-ce pas là le langage d’un homme également sensible aux vertus de César et aux intérêts de la patrie, et qui rend justice à l’un, mais qui aime l’autre ; qui, en louant l’usurpateur de l’usage qu’il fait de sa puissance, l’avertit que son premier devoir est de la soumettre aux lois ? Quant au talent de l’exécution, c’est la manière habituelle de l’orateur, portée à son plus haut point de perfection. Il n’y a, pour louer de pareils morceaux, que le transport de l’admiration : nous ne le répéterons plus ; car il est clair que ceux que leur âme n’a point avertis avant nous du mérite d’une semblable composition, ne le sentiront pas davantage, quand nous nous récrierions sur la beauté de chaque phrase.

De pareils chefs-d’œuvre sont rares, il en faut convenir ; et ceux qui, après les jours de la décadence et le triomphe du faux goût, ont le mérite du moins de sentir celui des autres, et de s’apercevoir que ce sont là les modèles qu’il faut se proposer, forment une nouvelle classe, une espèce de second ordre en littérature, qu’on n’étudie pas sans fruit, après avoir admiré le premier.