Chapitre II.
Éloge▶ de Démosthène par Lucien.
Un écrivain que la tournure habituelle de son esprit portait plus volontiers à la satire et même au sarcasme, qu’à l’◀éloge▶ ; qui a semé partout le sel de cet enjouement et de cette gaîté, dont Swift a donné depuis l’idée et le modèle à la littérature anglaise, Lucien va figurer ici comme panégyriste de Démosthène. L’◀éloge▶ qu’il nous a laissé de ce grand orateur est surtout remarquable par l’originalité piquante, qui fait le caractère spécial des ouvrages du sage de Samosate.
Lucien se promène, en rêvant à l’◀éloge▶ de Démosthène ; il rencontre le poète Thersagoras qui, de son côté, méditait l’◀éloge▶ d’Homère. La conversation s’engage sur le mérite poétique et littéraire de ces deux grands hommes ; c’est à qui élèvera plus haut la gloire de son héros. La discussion s’anime, et l’◀éloge▶ en sort naturellement. Thersagoras sent et peint en poète le mérite de Démosthène, et la difficulté de le louer d’une manière digne de lui.
« Comment vous y prendre, dit-il à son ami, et par où commencer un pareil ◀éloge▶ ? À quoi vous arrêterez-vous d’abord ; et ne vous vois-je pas hésiter, incertain et embarrassé par l’abondance même de la matière ? Naturel heureux, génie ardent, sagesse dans les conseils, vigueur dans l’exécution, désintéressement dans les circonstances les plus délicates, justice, humanité, prudence, il a tout réuni à un degré éminent ; et il n’est pas un de ces points où le panégyriste ne courre le danger de rester au-dessous de son sujet ».
Mais si sa vie n’a été qu’une suite non interrompue de belles actions et de beaux ouvrages, de grandes vertus et de talents supérieurs, les circonstances de sa mort sont encore au-dessus ; et pour le prouver, Thersagoras propose à Lucien de lui communiquer un ouvrage que lui seul possède, et qui renferme le récit des exploits d’Antipater, et les derniers moments de Démosthène. La proposition est acceptée, et Lucien se retire chez lui avec cet ouvrage ; il le parcourt avec avidité, et la seconde partie de l’◀éloge▶ de Démosthène n’est que le texte prétendu de ce livre précieux, dont Lucien veut bien faire part à ses lecteurs.
C’est un dialogue entre Antipater et l’officier qu’il avait envoyé pour s’assurer de Démosthène. L’officier lui apprend que Démosthène s’est empoisonné dans un temple de Neptune, pour échapper au vainqueur. Rien de plus beau que ses derniers discours à l’officier qui le presse de se rendre à la cour de son maître :
« Tu me proposes de vivre, de la part de ton maître ! Ah ! si je dois vivre encore, si les jours de Démosthène doivent être conservés, que mes conservateurs soient mon pays, les flottes que j’ai armées à mes dépens, les fortifications que j’ai élevées, l’or que j’ai fourni à mes concitoyens, leur liberté que j’ai défendue, leurs lois que j’ai rétablies, le génie sacré de nos législateurs, les vertus de nos ancêtres, l’amour de mes concitoyens qui m’ont tant de fois couronné, la Grèce entière que j’ai vengée jusqu’à mon dernier soupir ; voilà quels doivent être mes défenseurs : et si dans ma vieillesse je suis condamné à traîner une vie importune aux dépens des autres, que ce soit aux dépens des prisonniers que j’ai rachetés, des pères dont j’ai doté les filles, des citoyens indigents dont j’ai acquitté les dettes. Ce n’est qu’à ceux-là que Démosthène veut devoir ; s’ils ne peuvent rien pour moi, que Neptune que j’implore, que cet autel, que la sainteté des lois me protègent aujourd’hui : et si Neptune lui-même ne peut défendre son temple contre toi, s’il ne rougit pas de livrer Démosthène au ministre d’Antipater, je saurai mourir, et jamais l’oppresseur de mon pays ne sera un dieu pour moi. — Non, je ne déshonorerai point Athènes ; je ne servirai point : je mourrai libre ; c’est la plus belle des destinées ».
Archias insiste ; on va pour saisir Démosthène :
« Arrête, dit-il, et ne profane pas la demeure des Dieux : laisse-moi remercier Neptune de l’asile qu’il m’a accordé, et je te suis ».
Il s’approche alors de l’autel, et s’empoisonne. L’effet du poison ne tarde pas à se manifester : Démosthène rassemble ce qu’il lui reste de forces pour se traîner vers Archias, et il lui dit :
« Traîne maintenant ce cadavre à ton maître ; pour Démosthène, jamais tu ne l’y conduiras. J’en atteste … » Il allait sans doute jurer par les mânes des guerriers morts à Marathon ; mais la douleur lui coupe la voix, et il expire89.
Il faut convenir qu’il y a dans cette dernière partie de l’◀éloge▶, un ton de grandeur et une élévation d’idées qui nous reportent aux beaux jours d’Athènes ; et que Lucien prend ici le style de Démosthène en le faisant parler. Telle est donc l’heureuse influence des hommes supérieurs, que lors même que les siècles ont dégénéré, leur seule idée réveille et ranime pour un moment quelques étincelles, du moins, des vertus ou des talents qui les ont immortalisés !