Chapitre III.
Analyse et extraits des Harangues d’Eschine et de Démosthène,
pour et contre Ctésiphon.
Eschine qui avait un très grand talent et un fort bel organe, ne devait voir qu’avec peine un orateur tel que Démosthène, sans lequel il aurait primé dans sa ville, et par la supériorité de son éloquence, et par son influence dans le ministère public. Rival d’abord, et bientôt l’irréconciliable ennemi de Démosthène, il épiait depuis longtemps l’occasion, et cherchait lès moyens de perdre son adversaire. Sa haine crut avoir enfin trouvé une circonstance favorable dans la perte de la fatale bataille de Chéronée, qui avait abattu la puissance d’Athènes, et rendu Philippe l’arbitre de la Grèce. À cette époque malheureuse, les Athéniens, craignant d’être assiégés, firent réparer leurs murailles. Démosthène en avait donné le conseil, et fut chargé de l’exécution. La somme consacrée à cet objet ne s’étant pas trouvée assez forte, il y suppléa généreusement de son bien, sans se faire tenir compte de ce qu’il avait ajouté. Ctésiphon, son ami, proposa de lui décerner une couronne d’or, en reconnaissance du bien qu’il avait fait, et qu’il continuait de faire à son pays. Le décret fut reçu avec enthousiasme par le peuple d’Athènes, et attaqué avec acharnement par Eschine, qui basa son plan d’accusation sur trois infractions formelles faites aux lois.
1º Une loi défend de couronner aucun citoyen chargé d’une administration quelconque, avant qu’il ait rendu ses comptes, et Démosthène se trouve dans le cas de la loi ; Ctésiphon a donc évidemment violé la loi ;
2º Une autre loi ordonne que le décret de couronnement soit proclamé dans le sénat, et jamais ailleurs ; et le décret de Ctésiphon devait l’être au théâtre, seconde infraction ;
3º Enfin, et c’est ici le vrai but d’Eschine, et le fond de toute la cause : le décret porte que la couronne est décernée à Démosthène, pour prix des services qu’il a rendus à l’état, et Eschine s’engage à prouver qu’il n’a jamais fait que du mal à la république.
L’accusation fut intentée quatre ans avant la mort de Philippe, et l’on ne procéda au jugement que la sixième année du règne d’Alexandre, lorsque ce prince était déjà maître de l’Asie.
On accourut à cette cause de tous les pays de la Grèce, comme à un spectacle extraordinaire ; et c’en était un en effet, de voir aux prises les deux plus grands orateurs de leur siècle, ministres tous deux, et souvent employés l’un et l’autre dans les affaires de leur ville et de leur nation ; animés tous deux par leur intérêt personnel, et par l’animosité la plus vive. La célébrité de la cause et l’importance de son objet, l’attente d’un nombreux auditoire, leur firent épuiser toutes les ressources, tous les moyens de l’éloquence, dans ces deux harangues qui sont le chef-d’œuvre du genre judiciaire.
Qu’on ne s’y trompe cependant pas, et disons ici ce que n’ont point dit les rhéteurs, qui n’ont vu et cherché à faire sentir, dans ces discours, que le mérite de la perfection oratoire : le véritable motif de ce concours général de toute la Grèce, était bien moins encore la grande réputation des deux orateurs, que la nature même du débat qui allait dévoiler les ressorts politiques qui avaient dirigé la Grèce dans des circonstances décisives pour elle. On est bien aise, longtemps même après l’événement, de savoir de quoi il a dépendu, et de connaître tôt ou tard les hommes qui ont justifié ou trompé notre confiance. Cet empressement unanime nous prouve encore quel intérêt les Grecs attachaient à tout ce qui avait eu une influence plus ou moins directe sur les révolutions successives dont ils avaient été les témoins, et dont ils finissaient par être les victimes. Ce dernier hommage rendu par eux à l’objet du plaidoyer et à la réputation des deux orateurs, est un trait précieux du caractère distinctif des Grecs, également enthousiastes des grandes choses et des grands talents. Mais il est temps de voir lutter ces deux redoutables athlètes, armés, l’un, de toute la force de la vérité et de l’éloquence ; l’autre, de toutes les subtilités des sophismes les plus ingénieux, de tous les artifices de la mauvaise foi la plus insigne.
Exorde d’Eschine.
« Vous avez vu, Athéniens, les cabales et les intrigues de mes adversaires, cette armée de factieux rangés en bataille, les sollicitations employées dans la place publique, à dessein d’abolir nos règles et nos usages. Pour moi, je viens ici, n’ayant de confiance que dans les dieux, dans mes juges et dans nos lois, convaincu d’avance qu’auprès de vous la cabale et l’intrigue ne prévalent pas sur les lois et la justice ».
Ce début n’est qu’adroit : ce qui suit est insidieux et perfide.
« Je désirerais sincèrement que tout fût sagement réglé par les magistrats et dans le conseil des cinq-cents, et dans les assemblées du peuple ; que l’on remît en vigueur les lois de Solon, qui concernent les orateurs ; que d’abord, sans trouble et sans tumulte, le plus âgé pût jouir de son privilège, monter le premier à la tribune, y donner modestement l’avis qu’il croit le plus utile ; qu’ensuite celui qui le voudrait pût à son tour, et suivant▶ son âge, exposer son sentiment sur le sujet de la délibération. Par ce moyen la république serait, selon moi, beaucoup mieux gouvernée, et les accusations bien moins fréquentes ».
Avec quelle adresse l’orateur amène ici son premier chef d’accusation ! Que de perfidie dans ce respect hypocrite qu’il annonce d’avance pour les lois, afin de rendre plus odieux ceux qu’il va bientôt accuser de les avoir ouvertement violées ! Il poursuit :
« Vous le savez Athéniens, il est parmi les peuples trois sortes de gouvernements. La monarchie, l’oligarchie et la démocratie. Les deux premiers soumettent les hommes aux volontés de ceux qui commandent : dans la démocratie on est soumis à la loi seulement. Qu’aucun de vous n’ignore donc, qu’il se convainque avant tout, que lorsqu’il monte au tribunal pour juger un infracteur de la loi, il va prononcer sur sa propre liberté : aussi le législateur a-t-il placé ces mots à la tête du serment des juges : Je jugerai ◀suivant▶ la loi, etc., parce que ce grand homme avait senti que l’observation de la loi est le maintien de notre indépendance ».
Voilà sans doute les esprits suffisamment aigris, et disposés avec tout l’art possible à regarder et à traiter comme ennemi déclaré du bien public un infracteur quelconque de la loi. Voilà Ctésiphon assez odieux d’avance, pour que tout ce que l’orateur va dire trouve un accès facile dans la croyance des auditeurs. On voit que le style et la marche des calomniateurs ont été les mêmes dans tous les temps, et que ce n’est pas de nos jours seulement que l’on a eu au besoin de grandes conspirations à dévoiler au peuple, quand on a voulu le faire servir d’instrument à des haines ou à des vengeances particulières. Ces moyens, qui ne sont ceux ni de la raison ni de la justice, devaient être ceux d’Eschine ; et l’on ne peut que le plaindre d’avoir déployé tant de vrai talent dans une si mauvaise cause. Il donne à toutes les lois qu’il cite une interprétation fausse, à toutes les actions de Démosthène une tournure ou une interprétalion maligne. Il faut se rappeler surtout qu’il parlait devant un peuple léger par caractère, injuste par conséquent, et qui avait déjà payé plus d’une fois par l’exil et même par la mort, les services d’une foule de grands hommes. Quant à Démosthène, tout ce qui servoit la cause de son rival, se tournait nécessairement contre lui. Inculpé dans toutes ses actions, dans toutes les parties de son administration, il se trouvait réduit à la nécessité toujours dangereuse de parler beaucoup de lui, et de rappeler le bien qu’il avait fait. Mais il avait pour lui le plus grand de tous les avantages, celui d’appuyer de preuves sans réplique tous les faits qu’il rapporte, et toutes ses assertions de la lecture d’un acte public, qui les confirmait authentiquement. Autant nous avons remarqué d’art et de perfidie dans l’exorde d’Eschine, autant nous allons admirer de noblesse et de dignité dans celui de Démosthène. Le voici :
« Je commence, Athéniens, par conjurer tous les dieux et toutes les déesses de vous inspirer pour moi, dans cette circonstance, les sentiments de bienveillance dont je suis moi-même animé pour l’état : je leur demande aussi (et je parle ici pour votre propre gloire) qu’ils vous inspirent de consulter pour la manière dont vous devez m’entendre, non pas mon adversaire, l’injustice serait criante, mais les lois et votre serment ! ce serment solennel, dont un des premiers articles est qu’il faut également écouter les deux parties, ce qui signifie bien positivement que vous devez vous dépouiller ici non seulement de toute espèce de prévention, et accorder aux deux parties une faveur égale, mais permettre à chacune d’elles d’adopter et de suivre le plan de défense qu’elle aura jugé le plus favorable à sa cause.
« Parmi tous les avantages qu’Eschine a sur moi, dans cette circonstance, il en est deux surtout qui sont de la dernière importance. D’abord, nous ne combattons point avec des armes égales : je perdrais infiniment plus en perdant votre amitié, que lui en ne gagnant point sa cause. Si je perds votre amitié, il y va pour moi… Mais j’évite, en commençant, toute parole sinistre : lui, au contraire, il m’accuse, sans avoir rien à perdre. En second lieu, on aime naturellement à écouter des accusations et des invectives ; et l’on n’entend qu’avec peine ceux qui font eux-mêmes leur éloge. Eschine avait donc pour lui ce qui captive l’attention des hommes ; et il ne me reste que ce qui choque généralement. Si dans la crainte, en effet, d’indisposer ceux qui m’écoutent, je ne parle pas de ce que j’ai fait, c’est avouer à la fois et que je n’ai rien à opposer aux inculpations, et que je me juge moi-même indigne du prix dont on veut m’honorer. Si, pour l’intérêt de ma cause, j’entre dans le détail de ce que j’ai fait pour l’état et pour les particuliers, je me vois réduit à la nécessité de parler souvent de moi. Je tâcherai de le faire, du moins, avec toute la modération possible ; et ce que la nécessité me forcera de dire, votre équité ne l’imputera qu’à celui qui a établi cette lutte entre nous ».
Cet exorde est un chef-d’œuvre d’adresse pour se concilier la faveur des juges, pour les engager à laisser parler Démosthène dans une cause qui lui est si personnelle, à entendre ses raisons, comme ils ont écouté celles de l’accusateur. Cet exorde est sublime dans sa simplicité ; c’est le langage de la vérité et de l’innocence ; l’invocation aux Dieux, qui le commence et le termine, devait produire le plus grand effet auprès d’un peuple qui comptait pour quelque chose le respect des choses respectables, et qui ne pensait pas que l’on pût se jouer impunément de la majesté des Dieux.
Eschine, après avoir prouvé, comme on prouve en ne présentant les choses que sous le jour favorable à nos passions, que Ctésiphon avait violé les lois, et attenté par conséquent à la sûreté générale, passe à l’examen de l’administration de Démosthène, qu’il divise en quatre époques principales, qu’il parcourt successivement. La première renferme la guerre contre Philippe jusqu’à la paix, et à l’alliance décrétée par Philocrate ; et Eschine prouve que Démosthène a rendu, de concert avec Philocrate, une foule de décrets contraires au bien public, et qu’il a lâchement vendu et livré ses concitoyens au roi de Macédoine.
Démosthène répond à cette inculpation par un tableau énergique de la conduite odieuse de Philippe, et de la nécessité urgente de s’opposer à ses desseins et de contrarier son plan d’invasion. Il entre ensuite dans le détail des services réels qu’il a rendus, et les faits sont si positifs, si généralement connus, qu’il lui suffit de les rappeler. Cette partie de son discours est traitée avec la supériorité d’un grand talent qui défend une bonne cause.
Eschine avait commencé par l’exposé des infractions prétendues faites à la loi : c’était le fort de sa cause, et la partie faible de Démosthène, qui, trop adroit pour adopter le plan de défense que lui traçait son adversaire, commence par occuper les esprits de ce qu’il a fait de vraiment grand, de vraiment utile. On sent bien, d’après cela, qu’il lui devient presque superflu de réfuter des inculpations, que les auditeurs ont déjà perdues de vue, et dont l’impression est effacée. Il répond cependant à ces infractions, et justifiera conduite de Ctésiphon, et, par les exemples de ce qui s’est fait par le passé, et par le texte même des lois invoquées par Eschine.
Arrivé à la troisième époque de l’administration de Démosthène, l’antagoniste l’accuse sans ménagement de tous les désastres qui ont affligé la république ; il fait voir tous les inconvénients qui ont résulté de l’alliance avec les Thébains, ce chef-d’œuvre de la politique de Démosthène. Il parvient enfin à la journée fatale de Chéronée ; et comme il a à déplorer ici une calamité réelle, une époque d’où dataient, en effet, tous les maux de la Grèce, il est difficile de rien imaginer de plus fort et de plus éloquent que ce qu’on va lire.
« C’est ici le lieu de vous dire un mot de ces braves citoyens, qu’il a envoyés à un péril manifeste, quoique les sacrifices ne fussent point favorables ; de payer un juste tribut de regrets et d’éloges à ces illustres morts, dont il a osé louer la bravoure, en foulant leurs tombeaux de ces mêmes pieds qui ont si lâchement abandonné le poste qui leur était confié. Ô le plus faible, ô le plus inutile de tous les hommes, dès qu’il est question d’agir, mais le plus confiant, le plus admirable, quand il ne faut que parler, oseras-tu réclamer devant cette assemblée la couronne que tu crois mériter ! Et s’il l’ose, Athéniens, le souffrirez-vous ? et laisserez-vous s’éteindre avec eux la mémoire de tant de braves guerriers morts pour notre défense ? Sortez pour un moment de cette enceinte, et transportez-vous au théâtre : figurez-vous le héraut s’avançant et faisant la proclamation du décret. Pensez-vous que les parents de nos malheureux guerriers versent plus de larmes pendant les tragédies, sur les infortunes des héros qui paraîtront ensuite, que sur l’ingratitude de la république ! Quel est, parmi les Grecs qui ont reçu quelque éducation, quel est l’homme qui ne gémira pas, en se rappelant ce qui se passait autrefois sur ce même théâtre, dans des temps plus heureux, et lorsque la république avait à sa tête de meilleurs magistrats ? Le héraut s’avançait, et présentant au peuple assemblé les orphelins dont les pères étaient morts à la guerre, et qui étaient tous revêtus d’une armure complète, il faisait cette proclamation, si belle et si capable d’exciter à la vertu : Ces enfants, dont les pères sont morts à la guerre, en combattant avec courage, le peuple les a élevés pendant leur enfance : il les revêt aujourd’hui de cette armure complète, les renvoie, sous d’heureux auspices, à leurs affaires domestiques, et les invite à mériter un jour les premières places. Voilà ce que proclamait autrefois le héraut : mais aujourd’hui, aujourd’hui, hélas ! que dira-t-il, qu’osera-t-il dire, en présentant aux Grecs celui même qui a rendu nos enfants orphelins ? S’il ose proférer la teneur du décret, la voix toute-puissante de la vérité ne s’élèvera-t-elle point pour étouffer celle du héraut, et pour publier la honte du décret ? Quoi ! l’on proclamera en plein théâtre, que le peuple d’Athènes couronne, pour sa vertu, le plus méchant des hommes ; et pour son courage, celui qui a lâchement abandonné son poste ! Au nom de Jupiter, au nom de tous les dieux, je vous en conjure, Athéniens, n’érigez point sur le théâtre de Bacchus un trophée contre vous-mêmes ; ne faites point passer, aux yeux de tous les Grecs, les Athéniens pour des insensés ; gardez-vous de rappeler aux malheureux Thébains les maux sans nombre, les maux sans remède qu’ils ont éprouvés : ces infortunés, à qui vous avez ouvert votre ville, quand ils fuyaient la leur, grâce à Démosthène ; ces généreux alliés, dont la vénalité de Démosthène et l’or du roi de Perse ont brûlé les temples, tué les enfants, et détruit les tombeaux ! Mais, puisque vous n’avez point vu tous ces maux, que la pensée vous les représente : figurez-vous une ville prise d’assaut, des murs renversés, des maisons livrées aux flammes, des vieillards, des femmes âgées, condamnés à oublier désormais qu’ils ont été libres, justement indignés, moins contre les instruments que contre les auteurs de leur désastre, et vous conjurant avec larmes de ne point couronner le fléau de la Grèce, de ne vous point exposer à la fatalité malheureuse attachée à sa personne ; car ses conseils, quand on les a suivis, ont été aussi funestes aux simples particuliers qu’aux états qu’il a voulu diriger.
Quoi ! vous avez porté une loi par laquelle un nautonnier de Salamine ne peut plus exercer sa profession, lorsqu’il a renversé sa barque dans le trajet, sans même qu’il y ait de sa faute, afin d’apprendre combien on doit ménager la vie des Grecs ; et vous ne rougissez pas de laisser au timon de l’état un homme qui a causé le naufrage général de la Grèce » !
On ne peut nier, comme l’observe judicieusement M. de La Harpe, que ce morceau ne présente un contraste habilement imaginé. L’orateur s’y prend aussi bien qu’il est possible pour rendre son adversaire odieux. Il assemble autour de la tribune les ombres de ces infortunés citoyens ; il les place entre le peuple et Démosthène : il l’investit de ces mânes vengeurs, et en forme autour de lui un rempart dont il semble lui défendre de sortir. Eh bien ! c’est précisément en cet endroit que Démosthène va l’accabler, et renverser d’une seule phrase tout cet appareil de deuil et de vengeance, que son rival avait élevé contre lui. Il est temps de l’entendre lui-même.
« Si toi seul, Eschine, devinais alors l’avenir, que ne l’as-tu révélé ? si tu ne l’as pas prévu, tu n’es, comme nous, coupable que d’ignorance : et pourquoi m’accuses-tu, quand je ne t’accuse pas ? Mais puisqu’il me presse de répondre, Athéniens, je dirai quelque chose de plus fort, et je le dirai sans présomption, je vous conjure de le croire, mais avec l’âme d’un Athénien. Je le dirai donc : quand même nous aurions tout prévu, quand toi-même, Eschine, toi qui n’osas pas alors ouvrir la bouche, devenu tout à coup prophète, tu nous aurais prédit l’avenir, il eût fallu faire encore ce que nous avons fait, pour peu que nous eussions eu sous les yeux la gloire de nos ancêtres et le jugement de la postérité. Que dit-on de nous aujourd’hui ? Que nos efforts ont été trompés par la fortune qui décide de tout. Mais devant qui oserions-nous lever les yeux, si nous avions laissé à d’autres le soin de défendre la liberté des Grecs contre Philippe ? Et qui donc, parmi les Grecs ou les barbares, ignore que jamais, dans les siècles passés, Athènes n’a préféré une sécurité honteuse à des périls glorieux ? que jamais elle n’a consenti à s’unir avec la puissance injuste ; mais que dans tous les temps elle a combattu pour la prééminence et pour la gloire ? — Si je me vantais de vous avoir inspiré cette élévation de sentiments, ce serait de ma part un orgueil insupportable ; mais en faisant voir que tels ont été toujours vos principes et sans moi, et avant moi, je me fais un honneur de pouvoir affirmer que dans cette partie des fonctions publiques, qui m’a été confiée, j’ai été pour quelque chose aussi dans ce que votre conduite a eu d’honorable et de généreux. Mon accusateur, au contraire, en voulant m’ôter la récompense que vous m’avez décernée, ne s’aperçoit pas qu’il veut aussi vous priver du juste tribut d’éloges que vous doit la postérité ; car, si vous me condamnez pour le conseil que j’ai donné, vous paraîtrez vous-mêmes avoir failli en le ◀suivant. Mais non ! vous n’avez point failli, en bravant tous les dangers pour le salut et la liberté de tous les Grecs ; non, vous n’avez point failli ! j’en jure et par les mânes de vos ancêtres qui ont péri dans les champs de Marathon, et par ceux qui ont combattu à Platée, à Salamine, à Artémise ; j’en jure par cette foule de grands citoyens, dont les cendres reposent dans des monuments publics. Oui, la Grèce leur accorde à tous la même sépulture, et leur rend les mêmes honneurs ; oui, Eschine, à tous, parce que tous eurent la même vertu, quoique la destinée ne leur ait pas accordé à tous le même succès ».
Voilà ce serment si célèbre dans l’antiquité, cité avec tant d’éloges par Longin, et si souvent rappelé de nos jours. Il semble, quand on l’entend, que toutes les ombres qu’Eschine vient d’évoquer, accourent pour se ranger autour de la tribune de Démosthène, et le prennent sous leur protection.
Eschine, dans un autre endroit de son discours, s’arrête, avec une complaisance maligne, sur l’abus des récompenses prodiguées et sur la nécessité de les restreindre, pour les rendre honorables. C’est un morceau brillant, mais qui ne pose que sur un sophisme, et où l’art oratoire devient malheureusement celui de la calomnie.
« Thémistocle qui commandait votre flotte, quand vous vainquîtes le roi de Perse à Salamine, vous paraît-il un plus grand homme que Démosthène qui a abandonné son poste ? Celui-ci vous paraît-il l’emporter sur Miltiade, qui vainquit les barbares à Marathon ? — Eh bien ! que Démosthène nous montre s’il est dit quelque part qu’on ait couronné quelqu’un de ces grands hommes. Le peuple était-il donc ingrat ? Non, mais il était magnanime ; et les citoyens auxquels il n’accordait pas cet honneur, étaient vraiment dignes de la république.
» Voulez-vous savoir ce qu’ont obtenu de vos ancêtres ceux qui vainquirent les Mèdes au bord du Strymon ? Trois statues de pierre, placées sous le portique de Mercure : mais il fut défendu d’y mettre leurs noms, afin sans doute que l’inscription parût être faite pour le peuple, et non pour les généraux. Transportez-vous en esprit dans la galerie des peintures : on y a représenté le combat de Marathon. Quel était le général ? C’était Miltiade, répondriez-vous, si on vous le demandait. Son nom cependant n’y est pas. Pourquoi ? n’avait-il pas demandé cet honneur ? Oui, mais on le lui a refusé : on lui a permis seulement de se faire peindre à la tête de l’armée, exhortant ses troupes. Que décerna-t-on aux libérateurs de Pyle ? Une couronne d’olivier. Que propose-t-on pour Démosthène ? Une couronne d’or. Prenez-y garde, Athéniens, ce dernier décret efface la gloire du premier : il est flétrissant pour vous, si l’autre est honorable ; et si nos libérateurs méritaient une récompense, Démosthène est indigne d’une couronne ».
Démosthène prétend le contraire, et voici comme il le prouve.
« Tu me demandes, Eschine, à quel titre je prétends mériter une couronne ? Le voici : c’est que chez tous les Grecs, tous les ministres, à commencer par toi, s’étant laissé corrompre d’abord par Philippe, ensuite par Alexandre, je n’ai jamais été, moi, tenté ou engagé, ni par l’occasion, ni par la douceur des paroles, ni par la grandeur des promesses, ni par l’espérance, ni par la crainte, ni par aucun autre motif, à trahir ce que je regardai toujours comme les droits et les intérêts de ma patrie ; c’est que tous les conseils que je donnai, je ne les donnai jamais, ainsi que vous autres, penchant comme la balance, du côté qui reçoit davantage, mais que je montrai partout une âme droite et incorruptible ; c’est qu’ayant été plus que personne à la tête des plus grandes affaires, je me conduisis dans toutes avec une probité irréprochable. Voilà, Eschine, voilà pourquoi je prétends mériter une couronne ».
Nous ferons, volontiers grâce à nos lecteurs des invectives grossières, des personnalités odieuses que se prodiguent mutuellement les deux orateurs, et qui sont la seule tache de ces belles harangues. Mais, comme le remarque M. de La Harpe, d’après le judicieux Rollin, qui l’avait observé avant lui, les mœurs républicaines autorisaient cette licence ; et ni Démosthène ni Eschine n’ont manqué par conséquent au précepte de l’art, qui défend de violer les convenances reçues. Hâtons-nous d’arriver à la péroraison du discours d’Eschine : elle est noble et belle, et eût fait honneur au talent de Démosthène lui-même.
« Lorsqu’à la fin de son discours, il invitera les complices de ses brigandages à se ranger autour de lui pour sa défense, imaginez-vous voir rangés autour de cette tribune où je parle, et opposés à l’impudence de ce traître, les bienfaiteurs de la république. Imaginez-vous entendre Solon, ce grand philosophe, ce législateur fameux, dont les excellentes lois ont affermi chez nous la démocratie ; et Aristide, cet homme juste et désintéressé, qui a réglé les contributions de la Grèce, et dont le peuple, après sa mort, a doté les filles : l’un, vous conjurer avec cette douceur qui lui était si naturelle, de ne point préférer aux lois et à votre serment, les phrases éloquentes de Démosthène ; l’autre, se plaindre du mépris de la justice, vous demander si vous ne rougissez pas, en voyant que vos pères ont presque fait mourir, ont banni d’Athènes et de toute l’Attique Arthénius de Zélie, qui avait apporté chez les Grecs l’or des Perses ; Arthénius qui ne faisait que passer dans Athènes, qui était uni aux Athéniens par le droit de l’hospitalité ; et que vous, vous allez honorer d’une couronne d’or Démosthène, qui n’a pas apporté de l’or des Perses, mais qui en a reçu, et qui en possède encore pour prix de ses trahisons. Croyez-vous que Thémistocle, que nos braves citoyens morts à Marathon et à Platée, que les tombeaux même de nos ancêtres ne gémiront pas, si l’on couronne celui qui avoue lui-même avoir conspiré avec les barbares contre les Grecs.
» Pour moi, ô terre ! ô soleil ! ô vertu ! et vous intelligence, science, qui nous faites discerner le bien et le mal, je vous en atteste ! j’ai secouru l’état de tout mon pouvoir ; et si mon accusation a répondu aux crimes qu’elle attaque, j’ai rempli mon objet : si je suis resté au-dessous de ma cause, j’ai tâché du moins de la remplir. Pour vous, qui êtes nos juges, éclairés et par les raisons que l’orateur a exposées, et par d’autres qui lui sont échappées, ne prononcez rien qui ne soit conforme à la justice et aux intérêts de la république ».
Une prière adressée aux Dieux, prière simple, mais sublime, termine la harangue de Démosthène.
« Qu’aucun de vous, Dieux puissants, ne favorise leurs désirs (des mauvais citoyens) ! mais rectifiez, s’il est possible, leur esprit et leur cœur. Si leur malice est incurable, poursuivez-les seuls, exterminez-les sur terre et sur mer. Pour nous, qu’auront épargné vos soins, délivrez-nous au plutôt des périls qui nous menacent, accordez-nous le salut et la tranquillité ».
Une sage loi d’Athènes voulait que l’accusateur eût au moins la cinquième partie des
suffrages, sans quoi il était condamné au bannissement. C’est ce qui arriva à
Eschine : il paya donc d’un exil bien involontaire l’accusation qu’il avait si
témérairement intentée. Il alla s’établir dans l’île de Rhodes, où il ouvrit une école
de rhétorique, dont la gloire se soutint pendant plusieurs siècles. Sa première leçon
fut la lecture des deux harangues qui avaient causé son bannissement. On donna de
grands éloges à la sienne ; mais quand il passa à celle de Démosthène, les
acclamations et les battements de mains ne finissaient plus. Ce fut alors que lui
échappa ce mot célèbre, et si louable dans la bouche d’un ennemi et d’un rival :
Eh ! que serait-ce donc, si vous aviez entendu ce lion
lui-même rugir son discours ? Τι δέ, ει αυτοῦ τοῦ θηριοῦ τ’ ἀυτα ρἤματα
βοῶτος ἀκηκόοιτε.
Au reste, si Démosthène avait triomphé avec éclat, il sut user de sa victoire avec générosité. Il courut, la bourse à la main, après Eschine, au moment où il sortait d’Athènes, et le força d’accepter un secours inespéré et une consolation solide. Ce trait lui fait, sans doute, aux yeux de l’homme qui pense, autant d’honneur que les plus beaux morceaux de sa harangue.