Chapitre II.
Qualités et devoirs de l’Orateur du Barreau.
L’avocat ne saurait mettre jamais trop de bonne loi dans l’exposition des moyens de son adversaire. Pour peu qu’il les dénature, ou qu’il les place sous un faux jour, la supercherie ne tarde pas à être découverte ; et les juges en concluent, ainsi que les auditeurs, qu’il a manqué ou d’intelligence pour les sentir, ou de courage pour les admettre, ou de force enfin pour y répondre. Mais s’il établit avec autant de soin que de candeur les raisons de son adversaire, avant d’en entreprendre la réfutation, il prévient heureusement l’audience en sa faveur. Sa franchise annonce, dans la bonté de sa cause, une confiance qui en inspire aux autres ; et l’on ne suppose pas même douteux un droit qu’il se propose de défendre sans artifice et sans détours. Le tribunal se trouvera conséquemment plus disposé à céder à l’impression que va faire sur lui un orateur qui montre autant de droiture que d’intelligence.
Ce qu’on appelle esprit peut être de quelque usage au barreau, lorsqu’il ne consiste
toutefois que dans une réplique vive et animée, dans une saillie du moment, dans une
de ces réponses qui portent des coups d’autant plus sûrs, qu’ils sont plus imprévus,
et que l’adversaire, frappé comme de la foudre, a laissé à l’audience tout le temps
d’apprécier la réponse, avant qu’il ait eu celui de lui trouver une réplique. Tel est
ce mot fameux de Cicéron à Hortensius, qui, en plaidant pour Verrès, et feignant de ne
pas entendre la réponse d’un témoin, lui dit :
Je ne me pique
point d’entendre les énigmes. J’en suis surpris, répliqua vivement Cicéron,
car vous avez chez vous le sphynx.
Il faut savoir
qu’Hortensius avait reçu de Verrès un sphynx d’airain très précieux. On voit que
l’allusion était forte, et que ce n’était pas là un simple jeu de mots. Mais, à
l’exception de ces cas qui sont très rares, et de ces exemples, qu’il ne faudrait pas
multiplier, les jeunes avocats doivent résister courageusement à cette dangereuse
démangeaison de montrer de l’esprit où il ne faut que de la raison, et de jouer sur
les mots, quand il ne faut combattre que par la solidité des raisonnements. C’est
dégrader la noblesse de sa profession, c’est avilir la majesté d’un tribunal ; c’est
manquer enfin au respect que commande la loi. Le devoir de l’orateur, au barreau, est
de porter la conviction dans les esprits, et non pas d’exciter autour de lui un rire,
qui n’est pas toujours l’expression d’un applaudissement. Tout ce qui appartient aux
fonctions austères de la justice ; tout ce qui a pour objet l’interprétation ou
l’application de la loi, porte nécessairement un caractère de gravité, dont on ne
s’écarte jamais qu’aux dépens de la bienséance qui est de rigueur ici. Nous concevons
enfin, difficilement, qu’une plaisanterie, quelle que soit sa nature, puisse trouver
aisément sa place dans un lieu et dans des circonstances où l’on décide de l’honneur
et de la fortune de nos concitoyens.
Si les plaisanteries, si les railleries dures et offensantes sont et doivent être sévèrement interdites à l’orateur du barreau, à combien plus forte raison ne doit-il pas se défendre la grossièreté des injures et l’odieux des personnalités ? C’est un plaisir inhumain, dit Quintilien (liv. xii, chap. 9), c’est une jouissance bien indigne d’un honnête homme, et qui ne peut que révolter un sage auditeur. Souvent néanmoins des plaideurs, qui cherchent bien plus à se venger qu’à se défendre, exigent impérieusement de l’orateur que sa plume soit trempée dans le fiel le plus amer. Mais quel est l’avocat, en lui supposant encore quelque sentiment d’honneur et de probité, qui voulût se charger ainsi d’une haine étrangère, se rendre l’instrument méprisable du ressentiment de son client, et devenir à son gré, violent, emporté, sans d’autre motif que celui de servir, pour un vil intérêt, la passion d’un ennemi qui n’a ni les moyens, ni le courage de se venger lui-même ? C’est, selon nous, le dernier degré de l’avilissement.
Que les anciens avaient une idée bien différente de l’avocat, et de l’importance
attachée à sa réputation morale ! Quintilien, que nous nous plaisons à citer, parce
qu’il serait difficile de trouver une autorité plus respectable sous tous les
rapports ; Quintilien établit partout comme un principe incontestable, que le talent
de bien parler exige celui de bien vivre ; et Caton définissait l’orateur
un homme vertueux, doué du talent de la parole : orator vir bonus,
dicendi peritus
. Sans cela, en effet, l’éloquence, qui est le plus
beau don que la nature ait fait à l’homme, deviendrait pour lui le présent le plus
funeste, et l’arme la plus dangereuse. Il ne faut qu’un moment de l’attention la plus
légère, pour s’en convaincre et pour reconnaître combien la probité est nécessaire à
l’avocat. Son but unique est de persuader : et comment se flatter d’y parvenir, si le
juge qui va l’entendre n’est prévenu d’avance en sa faveur ; s’il a le doute le plus
léger sur sa probité, sur sa candeur, sur sa bonne foi ? L’orateur doit apporter ici,
non pas le zèle seulement d’un avocat, mais l’autorité d’un témoin. Sa réputation
d’intégrité ajoutera nécessairement du poids à ses raisons ; tandis que l’homme décrié
dans l’esprit des juges et dans l’opinion du public, est toujours pour la cause un
préjugé très fâcheux.
Puisque nous ne concevons pas la véritable éloquence sans la probité, et que nous ne séparons pas l’orateur de l’homme de bien, il est clair que l’avocat ne peut jamais se charger d’une cause dont l’équité lui semblera seulement équivoque. C’est à la justice, c’est à la vérité qu’il est comptable du secours de sa voix et de ses talents ; et le crime, quel que soit l’éclat qui l’environne ou le crédit dont il s’appuie, le crime n’y saurait avoir aucun droit. L’éloquence est un asile qui ne doit s’ouvrir que pour la vertu : c’est un port salutaire, mais qui doit être constamment fermé aux pirates (Quint. liv. xii, chap. 7). Que l’avocat se constitue donc le juge de la cause, avant d’en entreprendre la défense ; qu’il s’érige, dans son cabinet, comme un tribunal domestique, où il pèse, où il examine avec soin, et sans prévention, les raisons de ses parties, et où il prononce sévèrement contre elles, si la force de la vérité l’y contraint. Quintilien pousse plus loin encore la délicatesse et le scrupule. Si, dans le cours de l’affaire, un examen plus approfondi des pièces lui démontre que la cause qu’il croyait bonne est injuste ou douteuse, il veut que l’avocat lui-même conseille à sa partie de ne pas poursuivre plus longtemps un procès dont le gain même ne lui peut devenir que très funeste.
Nous allons justifier maintenant, par des exemples, les principes que nous venons d’établir ; et nous commencerons par l’analyse raisonnée des plaidoyers fameux de Démosthène et d’Eschine, au sujet de la couronne d’or accordée au premier par un décret rendu sur la propostion de Ctésiphon.