(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section deuxième. La Tribune du Barreau. — Chapitre premier. Objet du genre judiciaire. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section deuxième. La Tribune du Barreau. — Chapitre premier. Objet du genre judiciaire. »

Chapitre premier.
Objet du genre judiciaire.

L’objet de l’éloquence du barreau est bien différent de celui que se propose l’éloquence populaire. Dans les assemblées politiques, le but de l’orateur est surtout de déterminer ses auditeurs à faire le choix, à prendre le parti qui lui semble le meilleur, le plus convenable et le plus utile par conséquent. Il s’attache donc essentiellement à tout ce qui peut devenir dans l’homme le mobile d’une action ; il parle aux passions ; il cherche à toucher le cœur, autant qu’à convaincre le jugement. Nous l’avons vu.

Au barreau, au contraire, la conviction est le grand objet de l’orateur. Son devoir n’est pas de persuader aux juges que ce qu’il dit est bon et utile ; mais de les convaincre que ce qu’il avance est juste et vrai. C’est donc à l’entendement que s’adresse spécialement cette espèce d’éloquence. Ici l’orateur a affaire à un petit nombre de juges, qui sont en général des hommes vénérables et par la gravité de l’âge, et par la dignité du caractère et des fonctions. Ici, l’orateur n’a plus l’avantage de déployer toutes les ressources de l’éloquence, comme dans une assemblée nombreuse et essentiellement composée de toutes sortes d’éléments. Ici, les passions sont plus difficiles à émouvoir ; l’orateur est entendu avec plus de calme, jugé avec plus de sévérité. Il s’exposerait nécessairement au ridicule, en adoptant la véhémence et le ton animé qui ne conviennent qu’en parlant à la multitude. Au barreau enfin, le champ de l’éloquence est essentiellement borné. La loi et la coutume présentent sans cesse et de toutes parts des limites qu’il n’est ni permis ni possible de franchir : l’imagination est sans cesse arrêtée dans son vol ; et l’avocat ne peut jamais perdre de vue la ligne, l’équerre et le compas : son devoir principal est d’en faire constamment un emploi judicieux.

L’éloquence du barreau est donc plus restreinte, et renfermée dans des bornes infiniment plus étroites que l’éloquence politique ; et le genre judiciaire des anciens ne peut, sous aucun rapport, se comparer à l’état actuel du barreau moderne, qui ne ressemble en rien à celui des Grecs et des Romains. Chez nous les particuliers ne sont point accusateurs, il n’y a point d’affaires contentieuses portées au tribunal du peuple. Ajoutez à cette différence, qui résulte de la diversité des mœurs, celle de la législation civile, qui n’était, chez les anciens, ni aussi obscure, ni aussi compliquée que chez les modernes. La loi n’était pas pour eux un objet aussi strictement sévère que pour nous ; et du temps de Démosthène et de Cicéron, les lois municipales étaient simples, générales, et surtout en petit nombre. La décision des causes dépendait en grande partie de l’équité et du bon sens des juges, et la jurisprudence était, bien moins que l’éloquence, l’objet des études et du travail de ceux qui se destinaient à la profession d’avocats. Au rapport de Cicéron lui-même, trois mois suffisaient pour l’étude du droit ; il était reçu même que l’on pouvait briller au barreau, sans études préliminaires de la jurisprudence. Il y avait chez les Romains une classe d’hommes appelés Pragmatici, qui se chargeaient de donner à l’orateur tous les renseignements nécessaires sur la loi intéressée dans la cause qu’il entreprenait de défendre. C’était à l’orateur à en faire ensuite l’application, à la développer sous les formes les plus éloquentes, et les plus capables de faire sur les juges l’impression désirable.

Observons encore que les juges civils et criminels de la Grèce et de Rome, étaient beaucoup plus nombreux que dans nos tribunaux modernes, et qu’ils formaient une espèce d’assemblée populaire. Dans le fameux aréopage d’Athènes, le nombre des juges n’était jamais au-dessous de cinquante. Socrate, jugé par une cour dont l’histoire ne nous a pas appris le nom, eut contre lui deux cent quatre-vingts juges : dans la cause de Milon, Cicéron parlait à cinquante-un juges ; et le succès de ces causes ne dépendait point en général de quelques juges versés dans la connaissance des lois, mais d’une assemblée de citoyens romains. De là, ces moyens de l’éloquence populaire, si souvent et si heureusement employés par ce grand orateur dans des circonstances purement judiciaires ; de là, ces moyens pathétiques, que nous renverrions avec raison au théâtre, où ils nous sembleraient à leur place naturelle ; ressources que les anciens avocats ont prodiguées, au point qu’elles ne produisaient plus aucun effet, ce qui arrive nécessairement à tous les grands moyens, quand ils sont trop multipliés.

Aujourd’hui la réputation et les succès de l’avocat dépendent absolument d’une connaissance profonde et raisonnée des lois et de sa profession. Quel que soit son talent, comme orateur, il trouvera peu de clients disposés à lui confier leurs intérêts, si l’on ne lui suppose qu’une connaissance superficielle des lois. Il faut donc qu’il joigne à un grand fonds de connaissance, le talent de donner une attention particulière aux moindres détails de la cause dont il se charge ; qu’il étudie soigneusement tous les faits, toutes les circonstances qui peuvent avoir avec elle le rapport le plus éloigné. C’est l’unique moyen de préparer d’avance des réponses victorieuses aux raisons de ses adversaires ; et cette connaissance préliminaire et indispensable des endroits faibles de sa cause, lui fournit les moyens de les fortifier et de les rendre inaccessibles aux attaques de la partie adverse.

Malgré la différence que nous venons d’établir, et qui existe réellement entre notre barreau et celui des anciens, il ne faut pas croire cependant que l’éloquence y doive être constamment étrangère : il y a longtemps que les Patru, les Cochin et d’autres avocats célèbres, ont su prouver le contraire. Il y a plus : de tous les genres de discours publics, il n’en existe peut-être pas qui demande plus rigoureusement les charmes de l’élocution ; et la raison en est bien simple. La sécheresse et l’aridité des matières ordinairement traitées dans les plaidoyers, exigent plus que toute autre que les choses soient présentées de manière à fixer l’attention, à fortifier les preuves, à faire valoir, en un mot, tout ce qui peut servir la cause. Une bonne élocution est d’un effet toujours sûr. Il n’y a pas de comparaison à faire entre l’impression que produit sur nous un orateur sec, obscur et froid, et celle qui résulte de la même cause présentée avec la clarté, l’élégance et l’énergie convenables.

L’avocat doit s’occuper surtout de la pureté et de la justesse de l’expression : son style doit être clair, sa diction toujours soignée, et jamais surchargée d’un étalage pédantesque des termes de la chicane, qu’il ne doit pas cependant écarter avec trop d’affectation.

La verbosité est un défaut souvent reproché aux avocats, et dans lequel les entraînent fréquemment la nécessité et l’habitude de parler ou d’écrire précipitamment, et presque sans préparation. Nous ne saurions donc recommander trop scrupuleusement aux jeunes gens qui se destinent à la carrière du barreau, de se mettre de bonne heure en garde contre un défaut que rien ne rachète auprès d’un auditeur fatigué par un torrent de paroles inutiles, qui ne lui apprennent rien, qui lassent sa patience, lui font perdre de vue l’objet intéressant de la cause, et détruisent nécessairement tout l’effet que l’on se proposerait de produire. Répétons-le donc encore ici, puisque l’occasion s’en présente naturellement, et ne craignons jamais de revenir souvent sur des vérités utiles : Ce n’est pas au barreau, ce n’est pas dans l’homme public seulement, que cette verbosité est condamnable ; elle est déplacée partout, ridicule partout, lors toutefois qu’elle ne finit pas par être odieuse. Elle est essentiellement la marque d’un esprit irréfléchi ; car il est impossible de parler beaucoup, sans dire nécessairement beaucoup de riens ; et un vieux proverbe a dit il y a longtemps, qu’il vaut infiniment mieux ne rien dire, que de dire des riens. Cette insatiable avidité de parler s’exerce indifféremment sur tout, dévore tout comme un vaste incendie, et fait contracter à un jeune homme la déplorable habitude de parler de tout avec une légèreté dont on ne sent ni ne veut sentir les conséquences ; de sacrifier les ridicules des personnes présentes, la réputation et l’honneur des absents, avec une précipitation dont on serait soi-même effrayé, si une réflexion solide pouvait trouver sa place dans une tête vide d’idées, et étourdie du bruit qu’elle-même excite autour d’elle. Que serait-ce donc, si nous mettions ici sous les yeux de la jeunesse les suites fâcheuses que peut entraîner une seule indiscrétion, et le prix dont il a fallu payer quelquefois un discours trop légèrement hasardé ? Mais ce n’est ni le cas, ni la place de tout dire à ce sujet ; et nous nous bornerons à conclure, avec le poète Martial, que c’est quelque chose que de savoir se taire ; res est magna tacere, Matho .

Quant à l’espèce de verbosité dont il est question ici, les jeunes praticiens peuvent s’en garantir, en se formant de bonne heure l’habitude d’un style précis et correct, qui deviendra leur manière naturelle de s’exprimer, quand la multitude des affaires les forcera de travailler avec une précipitation involontaire. S’ils contractent, au contraire, l’habitude d’un style lâche, diffus et incorrect, il leur deviendra impossible de s’énoncer jamais avec élégance et énergie, quand les circonstances l’exigeront.

La clarté est une qualité indispensable dans l’éloquence du barreau. C’est avec la plus grande clarté qu’il faut établir la question, fixer le point de la contestation, ce que l’on admet, ce que l’on récuse, et où commence, entre les deux parties, la ligne de démarcation qui les sépare : cette même clarté doit présider encore à l’ordre, à l’arrangement de toutes les parties du plaidoyer. Cette qualité précieuse est nécessaire dans tous les genres d’éloquence : elle est indispensable au barreau, par la nature même des objets qui s’y traitent, et qui sont le plus souvent hérissés de difficultés, et assujétis à des discussions très compliquées.

L’exposé des faits sera aussi concis que leur nature pourra le permettre. Il est de la plus grande importance que les faits restent présents à l’esprit des juges et des auditeurs, pendant tout le cours du plaidoyer ; il faut donc écarter avec soin toutes les petites circonstances, les détails trop minutieux, et tout ce dont une prolixité fastidieuse surcharge inutilement la mémoire. En élaguant toutes les superfluités, on fortifie les faits principaux, on les met dans un jour plus avantageux, et ils font une impression plus durable. Cicéron est un modèle parfait en ce genre, comme dans toutes les autres parties de l’art oratoire. Il n’a pas un seul plaidoyer, peut-être, où la narration ne soit traitée avec une supériorité qu’on ne saurait trop admirer.

Mais si la narration exige ici plus de concision, l’argumentation, devient nécessairement plus diffuse. Dans les assemblées populaires, l’objet de la délibération étant presque toujours d’une clarté très facile à saisir, les raisonnements acquièrent de la force en raison de leur concision. Mais au barreau, l’obscurité de quelques points de la loi, la difficulté de trouver et d’en faire toujours l’application convenable, entraînent dans une foule de raisonnements qui se fortifient ou s’éclaircissent mutuellement, et concourent à présenter l’objet de la question sous un point de vue généralement accessible à tous les esprits.