(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section première. La Tribune politique. — Chapitre IV. Continuation du même sujet. Historiens latins. »
/ 279
(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section première. La Tribune politique. — Chapitre IV. Continuation du même sujet. Historiens latins. »

Chapitre IV.
Continuation du même sujet. Historiens latins.

L’estimable et laborieux écrivain à qui nous devons la traduction de presque tous les orateurs anciens, l’abbé Auger, remarque avec raison qu’il y a, entre les harangues des historiens grecs et celles des historiens latins, une différence qui tourne tout entière à l’avantage des premiers. Rarement la vraisemblance est blessée dans la partie oratoire de leurs ouvrages, et les discours qu’ils mettent dans la bouche de leurs personnages s’accordent si bien avec le caractère, la situation et l’objet de celui qui parle, que l’on se persuade sans effort que ces harangues ont été prononcées en effet telles que l’historien les rapporte.

Il n’en est pas de même des historiens latins : leurs harangues sont des morceaux si achevés, dans leur genre, qu’il est impossible de s’y prêter à la moindre illusion, et de ne pas y reconnaître, à chaque mot, l’art étudié de l’orateur, et la correction élégante de l’écrivain qui a mûri toutes ses pensées par la réflexion, choisi et pesé chacune de ses expressions, et donné à ses phrases le tour et l’harmonie qui sont le fruit du travail, et ne se présentent guère à celui qui ne s’est pas fait une étude de les rechercher et de les placer à propos.

Mais ce défaut (si c’en est un) est si heureusement compensé par des beautés du premier ordre, par ces développements profonds du cœur humain, par cette abondance de pensées fortes ou sublimes qui mettent le héros tout entier sous les yeux du lecteur, que l’on pardonne volontiers à l’historien de prendre la parole, et de se mettre à la place d’un personnage qui n’eût pas toujours été capable de parler aussi bien.

Qui doute, par exemple, que Catilina n’ait pas tenu à peu près aux conjurés le langage que lui prête Salluste, quant à l’objet même du discours et au fond des choses ? Mais qui ne voit que tout le reste appartient exclusivement à l’écrivain, et que cette énergique concision, ces rapprochements éloquents, ces tours hardis et vigoureux, qui sont le caractère particulier du style de Salluste, ne peuvent l’avoir été précisément de celui de Catilina ? Il n’en résulte pas moins que ce discours, plein de force et de vérité, est un des plus beaux monuments de l’éloquence historique, et fait peut-être mieux connaître ce hardi conspirateur, que vingt pages de l’histoire la plus scrupuleusement fidèle. Mais il est temps de l’entendre lui-même.

Discours de Catilina aux conjurés.

74« Ni virtus fidesque vestra satis spectatata mihi forent, nequicquam opportuna res cecidisset ; spes magna dominationis in manibus frustra fuisset ; neque per ignaviam, aut vana ingenia, incerta pro certis captarem. Sed, quia multis et magnis tempestatibus vos cognovi fortes, fidosque mihi, eo animus ausus est maxumum atque pulcherrumum facinus incipere. Simul quia vobis eadem, quæ mihi, bona malaque esse intellexi ; nam idem velle atque idem nolle, ea demum firma amicitia est. Sed ego quæ mente agitavi, omnes jam antea diversi audistis ; ceterùm mihi in dies magis animus accenditur, quum considero quæ conditio vitæ futura sit, nisi nosmetipsos vindicamus in libertatem. Nam postquam respublica in paucorum potentium jus atque ditionem concessit, semper illis reges, tetrarchæ vectigales esse ; populi, nationes stipendia pendere : ceteri omnes, strenui, boni, nobiles atque ignobiles, vulgus fuimus, sine gratia, sine auctoritate ; his obnoxii, quibus, si respublica valeret, formidini essemus : itaque omnis gratia, potentia, honos, divitiæ apud illos sunt aut ubi illi volunt : nobis reliquerunt pericula, repulsas, judicia, egestatem.

» Quæ quousque tandem patiemini, fortissumi viri ? Nonne emori per virtutem præstat, quàm vitam miseram atque inhonestam, ubi alienæ superbiæ ludibrio fueris, per dedecus amittere ? Verum enimvero, prô deûm atque hominum fidem ! victoria in manu nobis est : viget ætas : animus valet : contra illis, annis atque divitiis omnia consenuerunt. Tantummodo incœpto opus est : cetera res expediet. Etenim quis mortalium, cui virile ingenium est, tolerare potest, illis divitias superare, quas profundant in exstruendo mari, et montibus coæquandis : nobis larem familiarem etiam ad necessarium deesse : illos binas aut ampliùs domos continuare ; nobis larem familiarem nusquam ullum esse ? Quum tabulas, signa, toreumata emurit, nova diruunt, alia ædificant, postremo omnibus modis pecuniam trahunt, vexant, tamen summâ lubidine divitias suas vincere nequeunt : at nobis est domi inopia, foris æs alienum ; mala res, spes multò asperior. Denique quid reliqui habemus præter miseram animam ? Quin igitur expergiscimini ? En illa, illa quam sæpe optastis, libertas ; præterea divitiæ, decus, gloria, in oculis sita sunt : fortuna ea omnia victoribus præmia posuit. Res, tempus, pericula, egestas, belli spolia magnifica magis quàm oratio mea vos hortentur. Vel imperatore, vel milite me utemini ; neque animus, neque corpus à vobis aberit. Hæc ipsa, ut spero, vobiscum unà consul agam ; nisi fortè me animus fallit, et vos servire magis quàm imperare parati estis ».

Voltaire, qui s’était surtout proposé, dans son Catilina, de faire connaître les personnages principaux de Rome, à l’époque de la conspiration, a fait parler le langage, et jouer à chacun d’eux le rôle que leur prête l’histoire. C’est un des principaux mérites de ce bel ouvrage. Voici, par exemple, la harangue de Catilina à ses complices :

Venez, noble Pison, vaillant Autronius,
Intrépide Vargonte, ardent Statilius ;
Vous tous, braves guerriers, de tout rang, de tout âge,
Des plus grands des humains redoutable assemblage ;
Venez, vainqueurs des rois, vengeurs des citoyens,
Vous tous, mes vrais amis, mes égaux, mes soutiens.
Encore quelques moments, un Dieu qui vous seconde
Va mettre entre vos mains la maîtresse du monde.
De trente nations malheureux conquérants,
La peine était pour vous, le fruit pour vos tyrans.
Vos mains n’ont subjugué Tigrane et Mithridate,
Votre sang n’a rougi les ondes de l’Euphrate,
Que pour enorgueillir d’indignes sénateurs,
De leurs propres appuis lâches persécuteurs,
Grands, par vos travaux seuls ; et qui, pour récompense,
Vous permettaient de loin d’adorer leur puissance.
Le jour de la vengeance est arrivé pour vous.
Je ne propose point à votre fier courroux
Des travaux sans péril, et des meurtres sans gloire :
Vous pourriez dédaigner une telle victoire ;
À vos cœurs généreux je promets des combats :
Je vois vos ennemis expirants sous vos bras.
Entrez dans leurs palais ; frappez, mettez en cendre
Tout ce qui prétendra l’honneur de se défendre.
Mais surtout qu’un concert unanime et parfait
De nos vastes desseins assure en tout l’effet,
À l’heure où je vous parle on doit saisir Préneste.
Des soldats de Sylla le redoutable reste,
Par des chemins divers et des sentiers obscurs,
Du fond de la Toscane avance vers ses murs.
Ils arrivent ; je sors et je marche à leur tète.
Au-dehors, au-dedans, Rome est votre conquête.
Je combats Pétréius, et je m’ouvre en ces lieux ;
Au pied du Capitole, un chemin glorieux.
C’est là que, par les droits que vous donne la guerre,
Nous montons en triomphe au trône de la terre,
À ce trône souillé par d’indignes Romains,
Mais lavé dans leur sang, et vengé par vos mains.
(Rome sauvée, Act. ii).

Voilà le modèle de l’éloquence entraînante de la tragédie, comme nous venons de voir, dans Salluste, le modèle de la précision que commande l’éloquence historique. Dans l’un et l’autre écrivain, Catilina dit ce qu’il doit dire ; la manière seule de le dire devait offrir les différences relatives du genre ; et c’est parce que l’historien et le poète les ont si heureusement saisies, que ces deux discours sont, chacun à sa place, un modèle parfait de l’éloquence de la chose, et du style de l’histoire et de la tragédie.

Les secours mutuels que se prêtent des genres, en apparence si opposés, et les grandes beautés qui résultent, pour la tragédie, de la connaissance raisonnée des anciens, devraient bien convaincre les jeunes écrivains de l’importante nécessité de remonter à ces sources du vrai beau, de se pénétrer de l’esprit qui anime ces magnifiques compositions, avant de hasarder si légèrement d’informes essais, dont le mépris public ne tarde pas à faire une justice qui devrait être plus utile pour le goût. Un coup d’œil plus réfléchi sur les productions vraiment estimables de nos grands maîtres, leur apprendrait que c’est en se formant à l’école des anciens, qu’ils se sont rendus dignes de former à leur tour des élèves, et des rivaux de leur gloire et de leurs succès. Les traces de l’imitation ne sont pas toujours aussi sensibles que nous venons de le voir ; mais c’est en général la même fidélité à l’expression de la nature. Leur génie s’enflamme avec le leur, leurs pensées s’élèvent ; et de ce concours admirable, de ce choc sublime de deux grandes âmes, résultent ces traits qui frappent, qui entraînent, qui n’excitent et ne laissent après eux qu’un sentiment, celui de l’admiration la plus profonde.

Quelquefois un mot a suffi pour indiquer une situation, ou pour inspirer une scène du plus grand effet. Voyez quel parti le génie du grand Corneille a su tirer d’une seule phrase de Tite-Live. Il s’agit de la sœur d’Horace, qui, à l’aspect des dépouilles de son amant tué par son frère, s’abandonne à l’excès de son désespoir : solvit crines, et flebiliter nomine sponsum adpellat . (Tit. Liv. Lib. i. c. 26). Voilà ce qu’a dit l’auteur latin, et tout le monde sait par cœur l’imprécation sublime :

Rome ! l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome qui t’a vu naître et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais, parce qu’elle t’honore !
Puissent tous ses voisins, ensemble conjurés,
Saper ses fondements encore mal assurés !
Et, si ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’orient contr’elle à l’occident s’allie ;
Que cent peuples, unis des bouts de l’univers,
Passent, pour la détruire, et les monts et les mers :
Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles ;
Que le courroux du ciel, allumé par mes vœux,
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !
(Les Horaces, Act. iv. sc. 5).

Mais où ce grand homme s’est vraiment surpassé lui-même, c’est dans le personnage héroïque du vieil Horace défendant son fils ; et pour cela il a suffi au poète de mettre en beaux vers la prose magnifique de Tite-Live. Commençons par en donner une idée dans l’auteur original. C’est le vieil Horace qui parle :

75 « Hunccine, quem modò decoratum ovantemque victoriâ incedentem vidistis, Quirites, eum sub furca vinctum inter verbera et cruciatus videre potestis ? quod vix Albanorum oculi tam deforme spectaculum ferre possent. I, lictor, colliga manus quæ, paulo ante armatæ, imperium populo romano pepererunt. I, caput obnube liberatoris urbis hujus. Arbori infelici suspende, verbera vel intra pomœrium, modò inter illa pila et spolia hostium : vel extra pomœrium, modò inter sepulcra Curiatiorum. Quò enim ducere hunc juvenem potestis, ubi non sua decora eum à tantâ foeditate supplicii vindicent » ?

Écoutons maintenant Corneille, ou plutôt le vieil Horace lui-même : il s’adresse à Valère qui poursuivait avec acharnement l’exécution d’Horace.

Dis, Valère, dis-nous, si tu veux qu’il périsse,
Où penses-tu choisir un lieu pour son supplice ?
Sera-ce entre ces murs, que mille et mille voix
Font résonner encor du bruit de ses exploits ?
Sera-ce hors des murs, et dans ces mêmes places
Qu’on voit fumer encor du sang des Curiaces ?
Entre leurs trois tombeaux, et dans ces champs d’honneur,
Témoins de sa vaillance et de notre bonheur ?
Tu ne saurais cacher sa peine à sa victoire ;
Dans les murs, hors des murs, tout parle de sa gloire,
Tout s’oppose à l’effort de ton injuste amour,
Qui veut d’un si beau sang souiller un si beau jour.
Albe ne pourra pas souffrir un tel spectacle ;
Et Rome, par ses pleurs, y mettra trop d’obstacle.
(Acte v. sc. dernière).

Tite-Live est plein de morceaux où respire cette éloquence vraiment dramatique, qui identifie le lecteur avec le personnage, et lui fait éprouver tout ce qu’il a senti. C’est l’éloge surtout que lui donnait Quintilien : « Ses harangues, dit-il, sont d’une éloquence au-dessus de toute expression. Tout y est parfaitement adapté aux personnes et aux circonstances. Il excelle surtout à exprimer les sentiments doux et touchants, et nul historien n’est plus pathétique ». Sed affectus quidem, præcipuèque eos qui sunt dulciores, ut parcissimè dicam, nemo historicorum commendavit magis. (Quint. Lib. x).

Cet éloge est grand, sans doute ; mais il est justifié à chaque page. Voyez, entre autres, le beau discours de Pacuvius à son fils Pérolla, qui avait formé le projet de tuer Annibal dans un festin que lui donnait le général carthaginois. Voyez comme, dès les premiers mots, l’historien poète se transporte avec ses personnages et son lecteur au milieu même de l’action : Velut si jam agendis, quæ audiebat interesset. Quelle explosion de sentiments vraiment paternels, dans le début de ce discours ; comme tout y annonce une âme révoltée de l’horreur du forfait, et pénétrée en même temps de tendresse pour un fils qu’égare son admiration fanatique pour les Romains ! Cette confusion de sentiments divers qui se précipitent à la fois, ce désordre qu’ils jettent nécessairement dans les idées, comportent nécessairement aussi un désordre dans les mots, qui ajoute à l’effet du discours, mais que l’on ne peut qu’indiquer dans la traduction.

Discours de Pacuvius à Pérolla.

76« Per ego te, fili, quæcumque jura liberos jungunt parentibus, precor quæsoque, ne ante oculos patris facere et pati omnia infanda velis. Paucæ horæ sunt, intra quas jurantes per quidquid deorum est, dextræ dextras jungentes, fidem obstrinximus ; ut sacratas fide manus, digressi ab colloquio, extemplò in eum armaremus ? Surgis ab hospitali mensâ, ad quam tertius Campanorum adhibitus ab Annibale es, ut eam ipsam mensam cruentares hospitis sanguine ? Annibalem pater filio meo potui placare, filium Annibali non possum ? Sed si nihil sancti, non fides, non religio, non pietas : audeantur infanda, si non perniciem nobis cum scelere afferunt. Unus aggressurus es Annibalem ? quid illa turba tot liberorum servorumque ? quid in unum intenti omnium oculi ? quid tot dextræ ? torpescentne in amentiâ illâ ? Vultum ipsius Annibalis, quem armati exercitus sustinere nequeunt, quem horret populus romanus, tu sustinebis ? Et, alia auxilia desint, meipsum ferire, corpus meum opponentem pro corpore Anibalis, sustinebis ? Atqui per meum pectus petendus ille tibi transfigendusque est. Deterreri hîc sine te potiùs quàm illic vinci. Valeant preces apud te meæ, sicut pro te hodie valuerunt ».

Ce discours était trop beau, pour échapper à l’admiration de Silius Italicus qui l’a transporté tout entier dans son poème de la Seconde Guerre punique.

Cet écrivain, dont la diction est habituellement faible et médiocre, et qui imitait Virgile, dit La Harpe, comme Duché et Lafosse ont depuis imité Racine, doit ses plus beaux vers à la prose de Tite-Live, dont il emprunte souvent les expressions heureuses et les tours hardis. Mais il serait difficile, malgré cela, de trouver, dans sa longue gazette en vers, un morceau comparable au discours dont il est question ici. On voit que, soutenu par un grand modèle, il a fait des efforts pour s’élever même au-dessus de lui, s’il était possible, et ses efforts n’ont pas été malheureux pour cette fois. Les amateurs en vont juger ; et, pour les mettre à portée de le faire avec moins de difficulté et plus de fruit, nous comparerons exactement la prose de l’historien et les vers du poète, en accompagnant l’un et l’autre texte de quelques observations.

Per si quid superest vitæ, per jura parentis,
Perque tuam nostrà potiorem, nate, salutem,
Absiste incœptis, oro.

Il s’en faut bien que ce début vaille celui de Tite-Live ; et cet arrangement symétrique est bien loin du défaut sublime de construction qui peint si heureusement le trouble de l’âme, et le désordre des idées dans un pareil moment : « Per ego te, fili, quæcumque jura liberos jungunt parentibus, precor, quæsoque, ne ante oculos patris facere et pati omnia infanda velis » !

…………………………… Ne sanguine cernam
Polluta hospitia.

Voilà où le goût devait s’arrêter ; le reste n’est plus qu’un remplissage inutile en vers faibles et prosaïques.

                                  Ac tabo repleta cruento
Pocula, et eversas pugnæ certamine mensas.

L’imitateur a mieux réussi dans le passage suivant : « Vultum ipsius Annibalis, quem armati exercitus sustinere nequeunt, quem horret populus Romanus, tu sustinebis » ?

Tunc illum, quem non acies, neque mœnia et urbes
Ferre valent, cùm frons propior, lumenque corusco
Igne micat ; tunc illa viri, quæ vertice fundit
Fulmina pertuleris ?

Mais où Silius Italicus s’est montré vraiment digne de son modèle, c’est dans cette belle pensée rendue par une image si imposante :

Fallit te mensas inter quòd credis inermem :
Tot bellis quæsita viro, tot cædibus armat
Majestas æterna ducem. Si admoveris ora,
Cannas, et Trebiam ante oculos, Thrasymenaque busta,
Et Pauli stare ingentem miraberis umbram !

Cette idée sublime de donner à un grand homme ses exploits pour cortège, a été reproduite avec autant d’éclat que de noblesse par Fléchier, dans ce morceau déjà cité.

« On compte, en le voyant, les ennemis qu’il a vaincus, non pas les serviteurs qui le suivent : tout seul qu’il est on se figure autour de lui ses vertus et ses victoires qui l’accompagnent : il y a je ne sais quoi de noble dans cette simplicité ; et moins il est superbe, plus il devient vénérable ».

(Oraison funebre de Turenne).

Silius ne se soutient pas longtemps à la hauteur où nous venons de l’admirer ; et la fin de ce même discours, si nerveuse et si énergique dans Tite-Live, est faible et traînante dans son imitateur.

…………………… Non jàm tibi pectora pubis
Sidoniæ fodienda manu, tutantia regem,
Hoc jugulo dextram explora ; namque hoc tibi ferrum,
Si Pœnum invasisse paras, per viscera lenta
Nostra est ducendum, tardam ne sperne senectam,
Opponam membra, atque ensem extorquere negatum
Morte mea eripiam.
(Sil. Ital. Lib. xi, v. 333 et seq.)

Quelle différence entre des vers qui se traînent sans force et sans vigueur, et la prose que l’on va lire ! « Et alia auxilia desint, me ipsum ferire, corpus meum opponentem pro corpore Annïbalis, sustinebis ? Atqui per meum pectus petendus ille tibi, transfigendusque est ».

Voilà ce dont notre grand Racine était plein, quand il faisait dire à son Achille avec tant de force et de vérité :

Pour aller jusqu’au cœur que vous voulez percer,
Voilà par quel chemin vos coups doivent passer.
(Iphig. Acte iv).

Mais celui des historiens anciens que Racine paraît avoir affectionné le plus, et qu’il a étudié, du moins avec le plus d’avantage, c’est Tacite ; et peut-être le suffrage d’un homme tel que Racine, et surtout la belle tragédie de Britannicus, à laquelle Tacite eut tant de part, ne contribuèrent pas médiocrement à accélérer la justice rendue enfin, par les modernes, au mérite supérieur de ce grand écrivain. S’il n’est pas encore généralement goûté ; si son obscurité prétendue rebute encore une grande quantité de lecteurs, c’est à eux qu’ils doivent s’en prendre ; et comme l’observe judicieusement La Harpe, la pensée de Tacite est d’une telle étendue, que chacun y pénètre plus ou moins, selon le degré de ses forces. Mais ce qui rend surtout son style si intéressant et si animé ; ce qui attache si puissamment à sa lecture les âmes faites pour l’apprécier, c’est qu’il ne se borne point à parler de la vertu ; il la fait respecter à ses lecteurs, parce qu’il paraît la sentir lui-même : il ne déclame jamais contre le vice ; il en est profondément affecté ; et il épanche sur le papier l’émotion douloureuse de son âme. Ou voit avec quel plaisir il s’arrête au tableau de l’homme vertueux, avec quelle horreur il glisse sur celui du méchant. Mais ces traits, pour être rapides, n’en sont pas moins d’une vérité effrayante, et gravés à une profondeur ineffaçable. Partout sa diction est forte, et sa pensée grande comme son âme.

Ses harangues sont moins des discours travaillés avec prétention, que l’expression vraie de ses propres sentiments ; et c’est là surtout qu’il est facile et satisfaisant d’appliquer la remarque que nous faisions il n’y a qu’un instant. Tacite fait-il parler un honnête homme, un Germanicus, par exemple, un Thraséas, un Agricola ; on reconnaît, à leurs discours, l’écrivain dont l’âme n’a eu qu’à traduire ses propres pensées, pour faire parler à ces grands hommes un langage digne d’eux. Nous allons le prouver par quelques exemples.

Discours de Germanicus aux légions révoltées.

Dans une émeute de quelques légions en Germanie, Germanicus se voit forcé de soustraire son épouse et sa famille à l’insolence d’une troupe de furieux, pour qui rien n’était plus sacré. Agrippine quitte donc l’armée de son époux, portant dans ses bras son fils encore en bas âge, et traînant à sa suite les femmes de ses amis, éplorées comme elle. Attendris malgré eux du spectacle de ce départ, ou plutôt de cette fuite douloureuse, les soldats courent, les uns au-devant d’Agrippine, pour lui fermer le passage, et la conjurer de rester au milieu d’eux ; les autres, auprès de Germanicus, pour l’engager, par leurs instances, à rappeler son épouse. Encore ému de douleur et d’indignation, ce grand homme leur adresse le discours suivant :

77« Non mihi uxor aut filius patre et republicâ cariores sunt : sed illum quidem sua majestas, imperium romanum ceteri exercitus defendent : conjugem et liberos meos, quos pro gloriâ vestrâ libens ad exitium offerrem, nunc procul a furentibus summoveo, ut quidquid istuc sceleris imminet, meo tantum sanguine pietur ; neve occisus Augusti pronepos, interfecta Tiberii nurus, nocentiores vos faciat : quid enim per hos dies inausum, intemeratumve vobis ? Quod nomen huic cœtui dabo ? milites ne appellem ? qui filium imperatoris vestri vallo et armis circumsedistis : an cives ? quibus tam projecta senatûs auctoritas : hostium quoque jus, et sacra legationis, et fas gentium rupistis. Divus Julius seditionem exercitûs verbo uno compescuit, Quirites vocando, qui sacramentum ejus detrectabant. Divus Augustus vultu et adspectu actiacas legiones exterruit : nos, ut nondum eosdem, ita ex illis orsos, si Hispaniæ Syriæve miles aspernaretur, tamen mirum et indignum erat : primane et vicesima legiones, illa signis a Tiberio acceptis, tu tot prœliorum socia, tot præmiis aucta, egregiam duci vestro gratiam refertis ? Hunc ego nuntium patri, læta omnia aliis è provinciis audienti, feram ? ipsius tirones, ipsius veteranos, non missione, non pecuniâ satiatos : hîc tantiun interfici centuriones, ejici tribunos, includi legatos : infecta sanguine castra, flumina : meque precariam animam inter infensos trahere ?

» Cur enim primo concionis die ferrum illud quod pectori meo infigere parabam, detraxistis, o improvidi amici ? melius et amantius ille qui gladium offerebat : cecidissem certè nondum tot flagitiorum exercitui meo conscius : legissetis ducem, qui meam quidem mortem impunitam sineret, Vari tamen et trium legionum ulcisceretur. Neque enim dii sinant ut Belgarum quamquam offerentium, decus istud et claritudo sit, subvenisse romano nomini, compressisse Germaniæ populos. Tua, dive Auguste, cœlo recepta mens ; tua, pater Druse, imago, tui memoria iisdem istis cum militibus, quos jam pudor et gloria intrat, eluant hanc maculam, irasque civiles in exitium hostibus vertant. Vos quoque quorum alia nunc ora, alia pectora contueor, si legatos senatui, obsequium imperatori, si mihi conjugem ac filium redditis, discedite a contactu, dividite turbidos : id stabile ad pœnitentiam, id fidei vinculum erit ».

L’effet de ce discours ne fut point douteux. Les soldats tombent aux pieds de Germanicus, le supplient de punir le crime, de pardonner à la faiblesse et de les conduire à l’ennemi : ovabant puniret noxios, ignosceret lapsis, et duceret in hostem . (Ibid. c. 44). On sent qu’un pareil discours n’a pu sortir que d’une âme capable de s’élever à la hauteur de celle de Germanicus lui-même. Mais cet écrivain, qui sait prêter à ses héros tant de noblesse et de dignité, et nous inspirer tant de vénération pour eux, sait aussi nous attendrir sur leurs revers et pleurer avec nous sur leurs tombeaux. Quel tableau que celui de la mort de ce même Germanicus ! Quel charme attendrissant dans les plus petits détails, devenus si intéressants sous la plume de Tacite ! Mais ce qui est au-dessus de tout, ce qui suffirait pour donner une idée du génie de Tacite, puisque le génie n’est autre chose que la sensibilité, c’est le discours du prince mourant aux amis qui l’environnent.

Discours de Germanicus mourant à ses amis.

78« Si fato concederem, justus mihi dolor etiam adversùs deos esset, quòd me parentibus, liberis, patriæ, intra juventam præmaturo exitu raperent : nunc scelere Pisonis et Plancinæ interceptus, ultimas preces pectoribus vestris relinquo : referatis patri ac fratri, quibus acerbitatibus dilaceratus, quibus insidiis circumventus miserrimam vitam pessimâ morte finierim. Si quos spes meæ, si quos propinquus sanguis, etiam quos invidia erga viventem movebat, inlacrymabunt, quondam florentem, et tot bellorum superstitem, muliebri fraude cecidisse. Erit vobis locus querendi apud senatum, invocandi leges. Non hoc præcipuum amicorum munus est, prosequi defunctum ignavo questu : sed quæ voluerit meminisse ; quæ mandaverit exsequi : flebunt Germanicum etiam ignoti : vindicabitis vos, si me potiùs quàm fortunam meam fovebatis. Ostendite populo romano divi Augusti neptem, eamdemque conjugem meam : numerate sex liberos. Misericordia cum accusantibus erit : fingentibusque scelesta mandata, aut non credent homines, aut non ignoscent ».

On peut juger avec quelle ardeur les amis de Germanicus lui promirent d’embrasser sa défense. Mais un siècle et des hommes capables de persécuter la vertu, ne l’étaient pas d’écouter la voix de l’amitié ; et ce n’est pas sous les Tibères et avec les Pisons, que les Germanicus obtiennent justice.

Un autre morceau du même genre, mais dont le plan et l’exécution devaient offrir des différences marquées, c’est le discours que prête Xénophon à Cyrus mourant. Ces derniers avis d’un père à ses enfants, ces réflexions si sages d’un grand conquérant sur le néant de la gloire et la réalité de la seule vertu, sont un des plus précieux monuments de la philosophie des anciens. On y remarque, entre autres, un passage sur l’immortalité de l’âme, qui prouve que les belles âmes et les esprits bien faits n’ont eu, dans tous les temps, qu’un sentiment à cet égard ; et qu’il n’appartenait qu’à la frivolité moderne de traiter ces grands principes de la morale universelle, avec une légèreté qui est du moins ridicule, quand elle ne devient pas dangereusement exemplaire.

Cyrus, dit Xénophon, sentant sa fin approcher, fit appeler ses deux fils, avec ses amis, et les principaux magistrats des Perses ; et les voyant tous rassemblés, il leur tint ce discours :

« Mes enfants, et vous tous, mes amis, qui êtes ici présents, je reconnais à plusieurs signes que je touche au terme de ma vie. Comptez-moi, quand je ne serai plus, au nombre des heureux ; et faites voir, par vos actions, comme par vos discours, que vous croyez que je le suis en effet. Dès mon enfance, je me suis vu entouré des honneurs dont ce premier âge peut être susceptible ; et cet avantage (si c’en est un) m’a suivi dans l’adolescence et dans l’âge mûr. J’ai toujours cru voir mes forces augmenter avec le nombre de mes années, en sorte que, dans ma vieillesse même, je ne me suis senti ni moins fort, ni moins vigoureux qu’aux jours même de ma jeunesse. Tous les projets que j’ai conçus, toutes les entreprises que j’ai formées, m’ont réussi au gré de mes désirs. J’ai vu mes amis heureux par mes bienfaits, et mes ennemis assujettis par mes armes. Avant moi, ma patrie était une province obscure de l’Asie, et je la laisse souveraine de l’Asie entière. Ce que mon bras avait conquis, mon bonheur et ma prudence ont su le conserver. Cependant, quoique ma vie ait été un enchaînement continuel de prospérités, j’ai toujours craint que l’avenir ne me réservât quelque revers funeste : et cette idée m’a sauvé des séductions de l’orgueil, et des excès d’une joie immodérée. Dans ce moment où je vais cesser d’être, j’ai la consolation de voir que vous me survivrez, vous que le ciel m’a donnés pour fils. Je laisse mon pays florissant, et mes amis dans l’abondance. La postérité la plus reculée pourrait-elle, après cela, ne pas me regarder comme parfaitement heureux ?

» Il faut maintenant, mes enfants, que je nomme mon successeur à l’empire, afin de prévenir entre vous toute espèce de dissension. Je vous aime l’un et l’autre avec une égale tendresse ; je veux néanmoins que l’administration des affaires et l’autorité suprême appartiennent à celui qui, ayant plus vécu, est raisonnablement supposé avoir plus d’expérience. — Que la couronne soit donc à vous, Cambyse, les dieux vous la défèrent ; et, autant qu’il est en mon pouvoir, je vous la donne. Vous, Tanaoxare, vous aurez le gouvernement de la Médie, de l’Arménie, et du pays des Cadusiens. Si je lègue à votre frère une autorité plus étendue, avec le titre de roi, je crois vous assurer une position plus douce et plus tranquille. Que manquera-t-il à votre félicité ? Vous jouirez de tous les biens qui peuvent rendre les hommes heureux, et vous en jouirez sans trouble. L’ambition d’exécuter des entreprises difficiles ; la multiplicité fatigante des affaires ; un genre de vie ennemi du repos ; l’ardeur inquiète d’imiter mes actions, ou même de les surpasser ; des embûches à dresser ou à éviter ; voilà le partage de celui qui régnera : vous serez exempt de tous ces soins, qui sont autant d’obstacles au bonheur.

» Vous, Cambyse, apprenez que ce n’est pas le sceptre d’or que je remets en vos mains, qui conservera votre empire : les amis fidèles sont le véritable sceptre des rois, et leur plus ferme appui. Mais ne vous figurez pas que les hommes naissent fidèles : si cette vertu leur était naturelle, elle se manifesterait en eux à l’égard de tous, ainsi que certains sentiments que la nature donne à l’espèce humaine. Il faut que chacun travaille à se faire de vrais amis ; et c’est par la bienfaisance et non par la contrainte qu’on y parvient.

» Ne relâchez point, mes enfants, les doux nœuds dont le ciel a voulu lier ensemble les fils d’un même père : resserrez-les plutôt, par les actes répétés d’une amitié mutuelle. Songez qu’on travaille pour ses propres intérêts, en s’occupant de ceux de son frère : l’illustration d’un frère devient pour nous une décoration personnelle, et nulle autre n’en saurait être autant honoré. Par qui un homme constitué en dignité sera-t-il plus révéré que par son frère ? Est-il quelqu’un qu’on craigne plus d’offenser, que celui dont le frère est puissant ? Que personne donc ne soit disposé plus que vous, Cambyse, à servir le vôtre, et ne vole plus promptement à son secours, puisque sa bonne et sa mauvaise fortunes vous touchent de plus près que personne. — Voyez s’il est quelque autre homme qu’il vous soit plus honteux de ne pas aimer, et plus louable d’honorer. Enfin, Cambyse, votre frère est le seul qui puisse occuper la première place auprès de vous, sans que l’envie ait droit de se plaindre.

» Je vous conjure donc, mes enfants, au nom des dieux, de votre patrie, d’avoir des égards l’un pour l’autre, si vous conservez quelque désir de me plaire. Car vous ne croyez pas, sans doute, que tout mon être sera anéanti, au moment où je cesserai de vivre. Jusqu’ici, mon âme a été cachée à vos yeux ; mais à ses opérations, vous reconnaissiez qu’elle existait. Non, mes enfants, jamais je n’ai pu me persuader que l’âme, qui vit lorsqu’elle est renfermée dans un corps mortel, s’éteigne dès qu’elle en sera délivrée. C’est elle au contraire qui vivifie les corps destructibles, tant qu’elle les habite. Je n’ai jamais pu croire non plus qu’elle perde sa faculté de raisonner, lorsqu’elle vient à se séparer d’un être incapable de raisonnement. Il me paraît bien plus naturel de dire que l’âme, plus pure alors, et totalement dégagée de la matière, jouit pleinement de son intelligence.

» Quand l’homme a fini, et que sa machine se dissout, on voit les différentes parties qui la composaient, se rejoindre aux éléments auxquels elles appartiennent : l’âme seule échappe aux regards, soit lorsqu’elle anime le corps, soit lorsqu’elle le quitte. Le sommeil n’est-il pas l’image la plus parfaite de la mort ? Eh bien ! c’est pendant ce temps même du sommeil, que l’âme donne les signes les moins équivoques de son existence, et de son essence toute divine. Si donc les choses sont comme je le pense, si l’âme survit en effet au corps qu’elle abandonne, faites, par respect pour la mienne, ce que vous recommande aujourd’hui ma tendresse : si je suis dans l’erreur, si l’âme reste et périt avec le corps, craignez, du moins, craignez les dieux qui ne meurent point, qui voient tout, qui peuvent tout, qui entretiennent dans l’univers un ordre immuable dont la magnificence et la majesté sont au-dessus de l’expression ; craignez, dis-je, les immortels, et que cette crainte vous empêche de rien faire, de rien dire, de rien penser même qui puisse blesser la piété et la justice. Après les dieux, craignez les hommes en général, et les races futures.

» Mais je sens que mon âme commence à m’abandonner ; je le reconnais aux symptômes qui annoncent notre prochaine dissolution. Si quelqu’un d’entre vous désire de toucher encore ma main, ou de voir encore dans mes yeux un reste de vie, qu’il approche. — Invitez les Perses et nos alliés à se réunir autour de mon tombeau, pour me féliciter tous ensemble de ce que je serai désormais dans un état sûr, à l’abri de tout événement fâcheux. Que tous ceux qui se rendront à votre invitation, reçoivent de vous les dons que l’on a coutume de distribuer aux funérailles de l’homme opulent. Enfin, n’oubliez jamais ce dernier conseil que je vais vous donner : si vous voulez être toujours en état de réprimer vos ennemis, attachez-vous vos amis par votre bienfaisance. Adieu, mes enfants ! Portez mes adieux à votre mère… Adieu » !

À ces mots, Cyrus présenta affectueusement la main à tous ceux qui l’entouraient ; et, s’étant couvert le visage, il expira.

(Xénoph. Cyrop. viii).

Cicéron, qui faisait de Xénophon le plus grand cas, et comme écrivain et comme philosophe, a traduit du discours de Cyrus tout ce magnifique passage sur l’immortalité de l’âme. C’est Caton l’ancien qui le cite, dans ce petit traité si précieux, si philosophique, où la vieillesse est peinte de couleurs si aimables et si intéressantes ! Voici ses propres réflexions sur un sujet dont il était bien capable de parler avec l’éloquence et la dignité convenables.

79« Nemo unquam mihi, Scipio persuadebit, aut patrem tuum Paullum, aut duos avos Paullum et Africanum, aut Africani patrem, aut patruum, aut multos præstantes viros, quos enumerare non est necesse, tanta esse conatos, quæ ad posteritatis memoriam pertinerent, nisi animo cernerent posteritatem ad se pertinere. An censes (ut de me ipso aliquid more senum glorier) me tantos labores diurnos, nocturnosque domi, militiæque suscepturum fuisse, si iisdem finibus gloriam meam, quibus vitam, essem terminaturus ? Nonne melius multo fuisset, otiosam ætatem et quietam, sine ullo labore et contentione traducere ? Sed nescio quomodo animus erigens se, posteritatem semper ita prospiciebat, quasi cùm excessisset è vita, tùm denique victurus esset ? — Quid, quod sapientissimus quisque æquissimo animo moritur, stultissimus, iniquissimo ? Nonne vobis videtur animus is, qui plus cernat et longiùs, videre se ad meliora proficisci : ille autem cujus obtusior sit acies, non videre ?

(De Senect. c. 23.)