(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section première. La Tribune politique. — Chapitre premier. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section première. La Tribune politique. — Chapitre premier. »

Chapitre premier.

Cicéron, en adoptant la distinction que nous venons d’établir, assigne à chacun des trois genres son caractère et son objet, et fait de l’utilité la base du genre purement délibératif : in deliberationibus utilitas . Quand il s’agit en effet de déterminer la volonté publique en faveur du projet qu’on lui propose, et de la détourner du dessein qu’elle a pris, il faut que l’utilité du nouveau plan frappe tous les esprits, pour entraîner tous les suffrages. Les grands objets dont s’occupe cette espèce d’éloquence, sont encore une raison de plus pour n’en jamais perdre de vue l’utilité. Ce n’est point à la légère que l’on doit délibérer sur les affaires publiques, sur la paix, sur la guerre, sur les négociations, sur tous les points enfin de législation et d’administration publique. L’orateur public doit avoir sans cesse devant les yeux les conséquences terribles qui suivent nécessairement les délibérations trop précipitées. Il ne doit donc rien hasarder qu’il n’ait mûrement pesé avec lui-même dans le silence des passions, et dont l’utilité générale ne lui soit d’avance clairement démontrée. Qu’il songe et qu’il se rappelle à chaque instant que ce peuple qui va l’entendre, est un torrent qu’il n’est plus possible d’arrêter, une fois que l’on a rompu la digue qui le retenait, et que des regrets tardifs ne répareront point le mal dont il aura été la cause imprudente.

Avant donc de parler dans une assemblée populaire, il faut commencer par bien concevoir le sujet que l’on veut traiter ; le considérer avec soin sous tous les rapports, saisir ceux qui seront le plus à la portée de la multitude ; choisir et disposer les preuves, dont la solidité lumineuse doit faire la base de tout discours public. Quant aux ornements, ils se présenteront d’eux-mêmes, si le sujet en est susceptible ; et quoique l’orateur public ne doive en aucun cas négliger ce moyen de faire triompher la raison, il doit toujours, et avant tout, s’occuper des choses : cura sit verborum, sollicitudo rerum . C’est le conseil de Quintilien, le précepte de la nature et de la raison, et nous ne saurions le rappeler trop souvent aux jeunes orateurs.

Un précepte non moins essentiel, et que trace également la nature, c’est qu’il faut être fortement persuadé soi-même de la vérité que l’on veut faire adopter aux autres. Cela est vrai pour tous les genres d’éloquence ; mais cela est indispensable pour celui dont il s’agit ici. On conçoit, par exemple, que l’orateur qui prononce un panégyrique ou une oraison funèbre, peut n’être pas profondément affecté en effet du mérite qu’il loue, ou dont il pleure la perte : il suffit, pour nous toucher, qu’il paraisse touché lui-même ; l’illusion n’en demande pas plus. Mais qu’un orateur public, qu’un homme d’état, qu’un citoyen enfin, qui fait partie de l’assemblée devant laquelle il parle, et dont les intérêts lui sont par conséquent communs, ne soit et ne paraisse pas intimement convaincu que ce qu’il conseille est en effet ce qu’il y a de mieux à faire pour le moment, son but est manqué, et il laisse sur sa probité et sur son patriotisme des soupçons que le temps n’efface jamais complètement. Nous sentons bien, et l’on sentira comme nous, que cette dernière qualité exige et suppose plus que de l’éloquence ; qu’elle demande tout le courage de la vertu, toute l’énergie du vrai talent. Mais c’est à celui qu’un grand peuple charge de ses intérêts, à bien consulter son âme et ses forces, à se demander s’il saura s’élever au-dessus des petites passions, fronder l’opinion commune quand elle ne sera pas d’accord avec le bien général ; braver les clameurs de ce même peuple, qu’il faut quelquefois servir malgré lui, et sacrifier jusqu’à sa vie s’il le faut, plutôt que de trahir la vérité et la confiance de ses concitoyens.

Le champ vaste et libre du genre délibératif, est ce que les Romains appelaient concio, la harangue directement adressée au peuple. Elle doit être imposante et variée, dit Cicéron : gravitatem varietatemque desiderat . Elle ne peut avoir que deux objets : ou il s’agit de conduire les hommes par le devoir, et c’est alors dans les principes du juste et de l’injuste qu’elle puise ses forces et ses moyens : ou il s’agit de les déterminer par leur intérêt, et c’est leur passion qu’il faut émouvoir. Ainsi, dans l’un et l’autre cas, l’alliance de la probité et du talent est indispensable dans l’orateur public. Voilà pourquoi sans doute les anciens, pour qui l’éloquence populaire était si importante, attachaient tant de prix et de mérite à la réunion des grands talents et des grandes vertus.

L’honneur, la gloire, la vertu, l’orgueil national, les principes de l’équité peuvent beaucoup sans doute sur l’esprit des hommes assemblés ; mais rien ne les détermine plus puissamment que les motifs d’utilité publique. Aussi, l’éloquence populaire ne triomphe-t-elle jamais avec plus d’éclat, que lorsqu’elle peut mettre d’accord l’utilité publique et la dignité : c’étaient les deux grands moyens de Démosthène. Au reste, la grande et peut-être l’unique règle de l’éloquence populaire, est de s’accommoder au naturel, au génie, au goût du peuple à qui l’on parle : c’est ce que Démosthène et Cicéron avaient parfaitement senti, et ce qu’ils ont scrupuleusement observé.

Quant aux formes oratoires du discours populaire, elles sont les mêmes à peu près que pour les autres genres d’éloquence, avec cette différence cependant que le genre délibératif permet moins d’appareil, exige moins de recherche et de parure. Mais ce qu’il perd quelquefois en élégance et en correction, il le regagne abondamment par la force et la véhémence, qui le caractérisent essentiellement. Le seul aspect d’une assemblée nombreuse, occupée d’une discussion importante, et attentive au discours d’un seul, dont elle attend, et dont peut en effet dépendre son sort, suffit pour élever l’esprit de l’orateur, pour échauffer son imagination. La passion s’enflamme, les figures les plus hardies deviennent naturelles, parce qu’elles sont naturellement amenées : la chaleur du discours, l’élan du sentiment se communiquent de proche en proche, les esprits sont convaincus ; les cœurs entraînés, et la vérité triomphe.

Il ne suffirait cependant pas de s’abandonner inconsidérément à cette chaleur qui entraîne tout, et ne laisse aucune place à la réflexion. Elle a besoin d’être renfermée dans de certaines bornes, et elle exige des restrictions qu’il faut indiquer.

Elle doit être d’abord proportionnée au sujet et à la circonstance. On sent tout ce qu’il y aurait d’absurdité à s’exprimer avec véhémence sur un sujet peu important, ou qui demande par sa nature une discussion paisible. Le ton modéré est celui qui convient le plus souvent : c’est celui de la raison, et c’est la raison qui persuade.

Lors même que la véhémence est justifiée par le sujet, et secondée par le génie de l’orateur ; lorsqu’elle est sentie et non pas feinte, il faut prendre garde encore qu’elle ne nous emporte trop loin, et ne nous fasse franchir les bornes de la prudence et la limite délicate des bienséances. L’influence de l’orateur cesse nécessairement, du moment qu’il ne sait plus se commander à lui-même.

Dans le cours de la harangue populaire la plus animée, il ne faut jamais perdre de vue ce qu’on doit de respect et de ménagement à l’oreille des auditeurs. Les anciens avaient, à cet égard, des privilèges que nous n’avons plus ; et cette considération doit nous faire éviter avec soin de donner à la déclamation une latitude qui ne serait plus que de l’extravagance devant un auditoire moderne.

Que le plaisir de nous entendre parler ne nous fasse jamais oublier que les auditeurs sont faciles à lasser ; que l’inconstance et la légèreté du plus grand nombre ne leur permettent pas de donner, à rien de sérieux, une attention longtemps suivie ; et lorsqu’une fois cette lassitude commence à se faire sentir, tout l’effet de notre éloquence devient absolument nul. Préférons donc en général l’inconvénient de ne pas dire assez, au danger de dire trop. Il vaut mieux placer sa pensée sous un jour frappant, et l’y laisser, que de la retourner, de la représenter de vingt manières différentes, et d’entasser une vaine profusion de mots au hasard, de fatiguer et d’épuiser enfin l’attention de ceux qui nous écoutent, et qui ont un intérêt réel à nous entendre.