Chapitre IV.
De l’Éloquence chez les modernes.
Le moyen âge ne nous offrant rien qui mérite de fixer notre attention, nous allons jeter un coup d’œil sur la situation de l’éloquence chez les modernes.
Il est une vérité incontestable, c’est qu’aucune des nations de l’Europe n’a attaché, jusqu’ici, autant d’importance aux discours publics, n’a accordé autant de considération aux orateurs, que les Grecs et les Romains. Il en devait être ainsi : on a pu voir, dans le tableau rapide que nous venons d’esquisser de l’éloquence ancienne, qu’elle tenait essentiellement au caractère et à la constitution d’un peuple ; et qu’elle avait rencontré, chez les Grecs et les Romains, un concours de circonstances qu’il lui était impossible de retrouver parmi les nations modernes.
Les ruines, dont la chute de l’empire romain couvrit l’Europe entière, achevèrent d’étouffer le peu qui restait encore, dans un petit nombre d’âmes privilégiées, d’amour de la gloire et de la liberté. Des peuples vaincus d’avance, engourdis depuis longtemps dans les chaînes du despotisme, étaient incapables de sortir tout à coup de ce profond abattement, pour renaître à des sentiments dont leurs âmes flétries n’étaient plus susceptibles. Aussi des débris épars de la tyrannie qui venait de succomber, vit-on se former, sur tous les points de l’Europe, une foule de petits états, tous gouvernés par de petits despotes, uniquement occupés du soin de se détruire mutuellement, et d’opprimer des peuples devenus assez stupides pour ne pas même s’apercevoir qu’ils avaient changé de joug et de maître.
La révolution qui s’opéra alors dans les esprits et dans les âmes, est si frappante ; ses conséquences ont tellement influé sur la destinée des peuples de l’Europe, que nous avons cru nous y devoir arrêter un moment. Comme on peut dire qu’il n’y eut plus de Grecs ni de Romains, dès l’instant qu’il ne fut plus permis, à Athènes ou à Rome, d’exposer publiquement, et de défendre avec courage les intérêts de la liberté et la forme du gouvernement ; on peut dire aussi que tout fut perdu pour l’éloquence, dès qu’il n’y eut plus de peuples essentiellement libres.
La servitude et l’ignorance, sa compagne nécessaire, consommèrent donc l’ouvrage que la corruption des mœurs avait commencé depuis longtemps ; et lorsqu’après des siècles de barbarie, la lumière voulut enfin se remontrer ; lorsque les peuples, fatigués par tous les genres d’oppression, essayèrent enfin de sortir de ce long sommeil de l’esclavage, il fallut un choc terrible et des crises affreuses pour lutter contre tant d’obstacles réunis, et pour reconquérir une ombre au moins de l’ancienne liberté.
Aussi peut-on remarquer une conformité singulière entre toutes les époques où les arts ont fleuri, et cette conformité a quelque chose de bien affligeant. À Athènes et dans l’ancienne Rome, l’éloquence et les lettres n’eurent un grand éclat que dans les temps les plus orageux. En Italie, la renaissance des lettres fut précédée par les factions des Guelfes et des Gibelins. En Allemagne, les lettres ne commencèrent à fleurir, qu’après la guerre de trente ans ; en Angleterre, sous Charles II, après Cromwell ; en France enfin, après les troubles de la ligue et les agitations des guerres civiles. Il est triste, sans doute, pour les amis des lettres, d’être obligés d’avouer que ce qui trouble les états est ce qui favorise le plus, ou la seule chose plutôt qui favorise l’éloquence. Mais telle est la nature des choses humaines : l’éloquence peut servir, et n’a que trop servi les passions ; mais il faut de l’éloquence pour les combattre : et l’on sait que le bien et le mal se confondent dans tout ce qui est de l’homme.
À l’époque dont nous parlons, la religion ranima un moment l’éloquence, et le barreau s’en empara. Mais la vraie éloquence, l’éloquence politique, celle qui, dans les tribunes d’Athènes et de Rome, avait exercé la censure de l’administration publique, cette éloquence, gardienne et protectrice du bien public, était destinée à ne reparaître jamais, ou à faire payer bien cher sa résurrection momentanée.
S’il est un pays qui, par la nature de ses localités, par la forme de son gouvernement et le caractère de ses habitants, dût faire revivre le premier l’éloquence populaire des anciens, c’est, sans doute, l’Angleterre. Parmi les nations civilisées, les Anglais ont longtemps possédé seuls un gouvernement populaire et des assemblées assez nombreuses pour offrir un champ libre à l’éloquence politique, qui y devait être naturellement encouragée par la hardiesse du génie national. Malgré tant d’avantages, les Anglais sont restés très inférieurs dans toutes les parties de ce bel art, non seulement aux Grecs et aux Romains, mais même aux Français dans quelques parties. Dans toutes les sciences, l’Angleterre a compté des hommes profondément instruits. Elle a des philosophes, des historiens, des poètes du premier mérite ; et il serait difficile aux autres nations de trouver beaucoup d’hommes à opposer aux Newton, aux Hume, aux Pope. etc. Mais elle est loin d’être riche en orateurs publics, et l’on trouverait difficilement des monuments de leur génie. On a vu, de temps en temps, quelques personnages acquérir une sorte de célébrité dans les débats du parlement : mais c’était un hommage rendu plutôt à la profondeur des lumières ou à la sagesse des vues de l’homme d’état, qu’aux talents de l’orateur.
L’éloquence anglaise ne fut pas plus heureuse au barreau, et les discours des plus habiles avocats ont été oubliés avec la cause qu’ils avaient pour objet. En France, au contraire, on se souvient encore des plaidoyers de Patru : et les discours de Cochin et de d’Aguesseau sont tous les jours cités parmi les modèles de notre éloquence.
Il en est de même de l’éloquence de la chaire. Rien de plus sage et de plus sensé que les productions des ecclésiastiques anglais. Leurs sermons sont remplis de piété, de saine morale et de bon sens ; mais avec tout cela on n’est rien moins qu’éloquent. Aussi, celui de tous les arts qui est le plus éloigné de la perfection chez les Anglais, est, sans contredit, l’art de la prédication ; tandis que, chez les Français, nous verrons Bossuet, Bourdaloue, Massillon et Fléchier, tendre et arriver souvent à une supériorité d’éloquence, dont les prédicateurs anglais ne semblent pas même avoir eu l’idée.
Une des raisons principales de cette différence, c’est que les Français ont, en général, conçu de plus grandes idées du pouvoir attaché à l’art oratoire, mais qu’ils ne les ont pas toujours remplies avec le même succès. Les Anglais n’ayant point entrepris de porter si haut l’éloquence, ont mis plus d’exactitude dans l’exécution, mais sont restés méthodiques et froids par conséquent. En France, le style des orateurs est orné de figures plus hardies ; leur marche est plus variée, leur discours plus animé, et souvent plein de chaleur et d’élévation. L’Anglais, sage jusque dans ses écarts, se permet peu d’ornements, tend directement au bon sens, à la raison, et s’embarrasse peu d’adoucir l’aspérité des sentiers qui y conduisent.
Quant aux causes générales qui ont dû retarder chez les modernes les progrès de
l’éloquence et en diminuer les effets, on peut les attribuer en partie à la correction
du raisonnement, dont nous avons fait une étude particulière. Sans doute les Grecs et
les Romains avaient plus de génie que nous ; mais nous avons sur eux un avantage
incontestable : c’est la justesse et l’exactitude du raisonnement. De là cette attention
continuelle à nous prémunir contre l’influence et les charmes de l’élocution : de là, ce
soin scrupuleux de nos orateurs modernes à se renfermer dans les bornes de la raison, à
ne se rien permettre qui puisse la choquer ou la contredire, bien convaincus d’avance
que le discours le plus éloquent manquerait nécessairement son but, pour peu qu’il
s’écartât de cette grande règle qui exige que tout tende au bon sens :
Scribendi rectè sapere est et principium et
fons.
(Horace).