Chapitre premier.
Idée générale de l’Éloquence.
L’éloquence est l’art▶ de persuader, et la rhétorique est la théorie
de cet art. L’une trace la méthode, et l’autre la suit ; l’une indique les sources, et
l’autre y va puiser ; l’une enfin prépare les matériaux, et l’autre en fait le choix et
les met en usage. Sans doute, c’est la nature qui fait les orateurs, comme l’on a dit
qu’elle faisait les poètes,
nascuntur
poetæ
; c’est-à-dire que c’est elle qui donne aux uns et aux autres ce
génie actif qui s’élance hors de la sphère commune ; cette âme de feu qui sent et qui
s’exprime avec une vigueur qui étonne, et une chaleur qui entraîne l’auditeur. Voilà ce
que fait la nature pour l’orateur, voilà les grands traits qui caractérisent son
ouvrage ; et il est clair que celui qu’elle a si heureusement disposé, trouvera plus de
ressources et de moyens qu’un autre dans les préceptes de l’◀art▶ : mais il lui sera
toujours indispensable de les connaître ; et plus il les approfondira, plus il les
rapprochera des grands modèles, plus il se convaincra que ce qu’on appelle un ◀art▶, n’est
autre chose que le résultat de la raison et de l’expérience mis en pratique, et que son
but est d’épargner, à ceux qui nous suivront, tout le chemin qu’ont fait ceux qui nous
ont précédés. Et s’il est arrivé que l’on a fait quelquefois des choses louables sans le
secours ou la connaissance des règles, c’est qu’on a fait alors comme ceux qui sont
venus les premiers, on a deviné quelque partie par la réflexion et le talent ; mais on
n’a jamais été bien loin. Qui doute qu’un Shakespeare (le plus frappant exemple de ce
que peut la nature toute seule) ait fait des pièces plus régulières, moins défigurées
par le mélange continuel du bas et du trivial, avec ce que le génie peut concevoir de
plus grand, s’il eût connu Aristote comme notre Corneille, et imité les anciens comme
Racine !
Il n’y a donc que des charlatans en littérature, et des hérésiarques en matière de
goût, qui puissent faire croire à la multitude ignorante que, soit en parlant, soit en
écrivant, on a plus de force à proportion qu’on a moins d’art. « La vérité, dit
Quintilien, est que l’◀art▶ ôte en effet quelque chose à la composition ; mais comme la
lime au fer qu’elle polit, comme la pierre au ciseau qu’elle aiguise, comme le temps
au vin qu’il mûrit »
.
Quintilien se demande ensuite si l’◀art▶ fait plus pour l’éloquence que la nature ; et il
résout la question par une comparaison aussi ingénieuse que décisive. « Si
Praxitèle, dit-il, avait tiré une belle statue d’une meule de moulin, je préférerais à
sa statue un bloc de Paros, tout brut. Mais que, de ce même marbre de Paros, Praxitèle
ait fait une statue, la richesse de la matière acquerra, à mes yeux, un nouveau prix
de l’habileté de l’artiste. »
Il serait difficile de raisonner plus juste, de mettre plus sensiblement la vérité à la portée du plus grand nombre, et de s’exprimer surtout avec plus de grâce.
Les qualités fondamentales de toute espèce d’éloquence, sont la solidité du raisonnement, la force des preuves, la clarté de la méthode, et une apparence au moins de sincérité dans l’orateur. Cela ne suffit cependant point encore ; il faut que son style et son débit soient capables de captiver, de commander même quelquefois l’attention de ses auditeurs. Le grand, le premier but de l’orateur est de persuader ; et Quintilien a tort, quand il condamne cette définition, et accorde à la beauté et aux larmes le don et le pouvoir de persuader aussi. La Harpe observe avec raison que la beauté touche et que les larmes attendrissent, mais que l’éloquence seule persuade. Or, pour persuader un auditoire composé d’hommes sensés, il faut d’abord commencer par le convaincre. Convaincre et persuader sont donc deux choses absolument distinctes. C’est au philosophe à nous convaincre de la vérité par le nombre et la force des preuves ; mais c’est à l’orateur à entraîner notre volonté, à fixer toutes nos irrésolutions, à nous forcer enfin de vouloir ce qu’il veut, en rangeant nos cœurs de son parti. La conviction cependant est un moyen que l’orateur ne doit point négliger : c’est une des routes qui conduisent le plus sûrement au cœur ; et l’on ne reste pas persuadé longtemps d’une vérité dont on n’était pas convaincu.
Il s’ensuit donc que, pour être vraiment éloquent, il faut être philosophe à la fois et orateur. Aussi les anciens ne séparaient-ils point l’éloquence de la philosophie, et les véritables maîtres de l’éloquence furent chez eux des philosophes. C’est un hommage que Cicéron se plaisait à leur rendre, en avouant que, s’il était orateur lui-même, il l’était devenu dans les promenades de l’académie, et non pas à l’école des rhéteurs.
Mais il est indispensable d’observer ici quelle idée les anciens attachaient à ce mot de philosophe. Chez eux, un philosophe était un ami vrai de la sagesse, un partisan naturel de l’ordre et des lois, et non point un empesé déclamateur de vérités triviales, et bien moins encore un frondeur cynique de tout ce qui était l’objet de la croyance ou du respect public. On sent bien qu’un tel homme n’aurait persuadé personne à Athènes ou à Rome, et qu’on n’y eût été convaincu que de son ineptie ou de sa perversité.
Mais c’est peu, pour l’orateur, de convaincre les esprits par la force et la justesse du raisonnement. L’éloquence a non seulement l’opinion, mais les affections, les passions à combattre et à subjuguer. C’est là son triomphe, et c’en est assez pour faire sentir aux jeunes gens que le caractère distinctif de l’éloquence est une action pleine de chaleur, plus ou moins véhémente, selon la nature et la force des obstacles que son sujet lui donne à renverser. De là, l’ingénieuse flexibilité avec laquelle elle se plie à tous les tons, embrasse tous les genres, et parle tous les langages qui peuvent se faire entendre du cœur humain.
Tantôt, elle se borne à charmer ses auditeurs par les grâces du style et le piquant des pensées. Telle est l’éloquence des panégyriques, des oraisons funèbres, des discours adressés aux personnes en place, ou prononcés dans les cérémonies publiques. Ce genre de composition offre à l’esprit un délassement agréable, et peut d’ailleurs laisser échapper, par intervalle, les traits d’une morale utile ou d’un sentiment agréable. Mais il a ses écueils : il est à craindre que l’orateur, séduit trop facilement par le désir de faire briller son esprit, ne fatigue bientôt l’auditeur par trop de recherche ou d’affectation.
Tantôt, l’orateur ne cherche pas uniquement à plaire, il s’efforce d’instruire et de convaincre ; il emploie tout son ◀art, il rassemble toutes ses forces pour détruire les préventions qui peuvent s’élever contre lui ou contre sa cause, pour réunir ses preuves et les disposer de la manière la plus favorable à sa défense. Le prestige du débit et les charmes de la diction sont encore des accessoires que ne néglige point ce genre d’éloquence, qui est spécialement celle du barreau.
Le troisième et le plus haut degré de la composition oratoire, est celui qui s’empare irrésistiblement de l’auditoire, qui porte la conviction dans les esprits, le trouble et l’agitation dans les âmes, et qui les entraîne au gré de l’orateur ; qui nous fait partager ses passions, ses sentiments, aimer ou haïr avec lui, prendre les résolutions qu’il nous dicte, vouloir ce qu’il veut, et exécuter sans délai ce qu’il a voulu. Les débats des assemblées populaires ouvrent un vaste champ à ce genre d’éloquence, que la chaire admet également.
Nous observerons que ce dernier genre est du ressort immédiat de la passion ; et nous définirons la passion, cet état de l’âme fortement agitée par un objet qui l’occupe tout entière. De là, l’influence généralement reconnue de l’enthousiasme de l’orateur sur ceux qui l’écoutent. De là, l’incompatibilité évidente de tout ornement étudié, soit dans les choses, soit dans le style, avec l’éloquence de l’âme et du sentiment. De là enfin, la nécessité absolue d’être et de paraître persuadé, pour réussir à persuader les autres.