(1811) Cours complet de rhétorique « Livre premier. Éléments généraux du Goût et du Style. — Chapitre IV. Du Beau et des Plaisirs du Goût. »
/ 232
(1811) Cours complet de rhétorique « Livre premier. Éléments généraux du Goût et du Style. — Chapitre IV. Du Beau et des Plaisirs du Goût. »

Chapitre IV.
Du Beau et des Plaisirs du Goût.

Le beau est, après le sublime, ce qui procure à l’imagination les plaisirs les plus vifs. L’émotion qu’il excite se distingue aisément de celle que produit le sublime. Elle est d’un genre plus doux ; elle a quelque chose de plus aimable, de plus séduisant ; elle n’élève point autant l’âme ; mais elle y répand une satisfaisante sérénité. Le sublime fait naître des sensations trop fortes pour être durables ; celles qui résultent du beau sont susceptibles d’une plus longue durée. Son domaine est beaucoup plus étendu que celui du sublime, et la variété des objets qu’il embrasse est si grande, que les sensations qu’il produit ont entre elles des différences marquées, non seulement dans le degré, mais encore dans l’espèce. Rien de plus vague aussi que l’acception du mot beauté. On l’applique à presque tous les objets qui flattent l’œil ou qui charment l’oreille ; aux grâces du style, à plusieurs dispositions de l’esprit, à des choses même qui sont l’objet des sciences purement abstraites.

La couleur nous fournit, selon moi, le caractère le plus simple de la beauté. Il est probable que l’association des idées influe en quelque sorte sur le plaisir que nous font les couleurs. Le vert, par exemple, peut nous paraître beau, parce qu’il se lie dans notre imagination avec les idées de scènes champêtres, de perspectives, etc. ; le blanc nous retrace l’innocence ; le bleu la sérénité d’un beau ciel Indépendamment de cette association d’idées, tout ce que nous pouvons remarquer de plus, à l’égard des couleurs, c’est que ce sont les plus délicates et non les plus éclatantes, qui passent généralement pour les plus belles. Tels sont les plumages de certains oiseaux, les feuilles des fleurs, et l’admirable variété que nous déploie le ciel au lever et au coucher du soleil.

Les figures nous présentent le beau sous des formes plus variées et plus compliquées. La régularité s’offre d’abord à l’observateur comme une des sources principales de la beauté. Une figure est régulière, quand toutes ses parties sont formées d’après une règle certaine, qui n’admet rien de vague, rien d’arbitraire, et ne connaît point d’exceptions. Ainsi, un cercle, un carré, un triangle, etc., flattent l’œil, parce que ces figures sont régulières ; voilà leur beauté : cependant une heureuse variété est une source de beautés beaucoup plus féconde. La régularité même ne nous flatte en grande partie que parce qu’elle se lie naturellement aux idées de justesse, de convenance et d’utilité qui ont un rapport plus direct avec les figures exactement proportionnées, qu’avec celles dont l’assemblage n’a été assujetti à aucune règle certaine. Le plus habile des artistes, la nature a recherché la variété dans tous ses ornements, et affecté une espèce de mépris pour la régularité. Quelle prodigieuse variété dans les plantes, dans les fleurs, dans les feuilles même ! Un canal régulièrement tracé au cordeau sera quelque chose d’insipide, comparé aux sinuosités d’une rivière. Des cônes, des pyramides ont leur beauté ; mais des arbres qui croissent librement sont infiniment plus beaux que ceux que l’on a taillés en cônes et en pyramides. Les appartements d’une maison exigent de la régularité dans leur distribution, pour la commodité de ceux qui l’habitent ; mais un jardin, qui ne doit être que beau, remplirait bien mal son objet s’il avait la méthodique uniformité d’une maison.

Le mouvement est une autre source du beau ; il est agréable par lui-même, et, toutes choses d’ailleurs égales, les corps en mouvement sont généralement préférés à ceux qui restent en repos. Le mouvement doux appartient seul au beau : violent et rapide, comme serait, par exempte, un torrent, il appartient au sublime. Le mouvement d’un oiseau qui plane dans les airs est très beau ; mais la rapidité de l’éclair qui sillonne les cieux est imposante et magnifique. Nous observerons ici que le sublime et le beau ne sont souvent séparés que par une nuance très légère, et qu’ils se rapprochent quelquefois jusqu’au point de se rencontrer. L’aspect d’un jeune arbre flatte la vue ; mais

                                  Qu’un chêne, un vieil érable,
Patriarche des bois, lève un front vénérable,
(Delille).

cet aspect a quelque chose de sublime, et qui imprime un sentiment de respect.

La couleur, la figure et le mouvement, considérés séparément, sont des sources de beauté ; ils se rencontrent cependant dans une foule d’objets, qui empruntent de cette réunion le caractère de la beauté la plus parfaite. Les fleurs, par exemple, les arbres, les animaux, nous offrent à la fois la délicatesse des couleurs, la grâce des figures, souvent même le mouvement de l’objet. L’assemblage le plus complet de beautés que puisse nous présenter le spectacle de la nature, est sans doute un joli paysage enrichi d’une suffisante variété d’objets : ici, un tapis de verdure ; plus loin, quelques arbres épars, un ruisseau qui serpente et des troupeaux qui paissent. Que l’art ajoute à cette belle scène quelques ornements analogues au ton général du tableau, comme un pont jeté sur la rivière, la fumée qui s’élève du hameau, à travers les arbres, et la vue, dans l’éloignement, de quelque grand édifice, qui réfléchisse majestueusement les rayons du soleil naissant, nous éprouverons tout ce qu’ont de plus doux et de plus aimable les sensations qui caractérisent le beau.

La beauté de la physionomie humaine est plus variée, plus compliquée que toutes celles qui ont été jusqu’ici l’objet de notre examen.

Regardez cette tête, où la Divinité
Semble imprimer ses traits. Quelle variété !
Des sentiments du cœur majestueux théâtre,
Le front s’épanouit en ovale d’albâtre ;
Et doublant son éclat par un contraste heureux,
S’entoure et s’embellit de l’ombre des cheveux.
L’œil ardent réunit des faisceaux de lumière ;
Deux noirs sourcils en arc protègent sa paupière,
Et la lèvre, où s’empreint la rougeur du corail,
De la blancheur des dents relève encore l’émail.
Le nez dans sa longueur dessinant le visage,
Par une ligne adroite, avec art le partage :
Tandis que, déployant son contour gracieux,
La joue au teint vermeil s’arrondit à nos yeux.
(Poème des Jardins, nouv. édit. Chant ii).

Mais le charme principal de la physionomie consiste dans cette expression fidèle des mouvements de l’âme, du bon sens, de la vivacité, de la candeur, de la bienveillance et de toutes les autres qualités aimables. On peut observer qu’il est certaines qualités de l’âme, qui, exprimées par les traits du visage, ou par des mots, ou par des actions, nous font éprouver une sensation égale à celle de la beauté.

Les qualités morales peuvent se diviser en deux grandes classes. La première renferme ces hautes et éminentes vertus qui exigent de grands efforts, et qui exposent à de grands dangers ou à de grandes souffrances : tels sont l’héroïsme et la magnanimité, le dédain du plaisir ou le mépris de la mort. L’autre classe comprend les vertus sociales, la compassion, la douceur, l’amitié, la générosité, toutes les vertus douces, en un mot. Elles excitent dans l’âme de l’observateur une sensation de plaisir si semblable à celle de la beauté extérieure des objets, que, quoique d’un rang beaucoup plus élevé, on peut, sans la dégrader, la ranger dans la même classe.

Dans les compositions littéraires, le beau est un terme vague, et dont il est difficile de fixer l’acception. On l’applique indistinctement à tout ce qui plaît, soit dans le style, soit dans les pensées. C’est un genre particulier qui excite dans l’âme du lecteur une émotion douce et agréable, semblable à peu près à celle qui résulte de l’aspect de la beauté dans les ouvrages de la nature. Il n’élève point l’âme très haut, il ne l’agite que faiblement ; mais il répand dans l’imagination la plus douce sérénité. Tel est le caractère des écrits d’Addisson, de l’auteur du Télémaque, et surtout de Racine, inimitable dans ce genre comme dans presque tous les autres. Virgile lui-même, quoique très capable de s’élever quand il tend au sublime, doit son plus grand mérite à la beauté et aux grâces, qui font le caractère spécial de ses ouvrages. Parmi les orateurs, Cicéron doit plus au beau que Démosthène, dont le génie se portait plus naturellement à la force et à la véhémence.

Le beau est donc, après le sublime, la source la plus féconde des plaisirs du goût ; nous venons de le voir : mais ce n’est pas seulement parce qu’ils sont beaux ou sublimes que les objets nous flattent ; ils empruntent, d’autres principes encore, l’heureuse faculté de nous charmer.

M. Addisson cite, par exemple, la nouveauté. Un objet qui n’a d’autre mérite que celui d’être nouveau ou peu commun, excite, par cela seul, une sensation aussi vive qu’agréable : de là, cette passion de la curiosité, qui est si naturelle à tous les hommes. Les objets, les idées avec lesquelles nous sommes familiarisés depuis longtemps, laissent après elles une impression trop faible pour donner à nos facultés un exercice bien agréable ; mais des objets nouveaux ou extraordinaires tirent l’esprit de son état d’apathie, en lui donnant une impulsion subite et agréable en même temps. Voilà, en grande partie du moins, la source du plaisir que nous font les romans et les fictions. L’émotion que produit la nouveauté est plus vive, plus piquante que celle que produit le beau, mais elle dure beaucoup moins ; car si l’objet n’a rien en lui-même qui puisse captiver notre attention, le charme que lui prête la nouveauté s’évanouit dans un moment.

L’imitation présente encore au goût une autre source de jouissance, et c’est ce que M. Addisson appelle les plaisirs secondaires de l’imagination, dont la classe est très étendue. L’imitation entre dans tous les arts de l’esprit. Je ne parle point ici de l’imitation seulement du beau et du sublime, qui réveille en nous les idées primitives de beauté ou de grandeur, mais la peinture même des objets hideux ou terribles.

Il n’est point de serpent, ni de monstre odieux,
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.
D’un pinceau délicat l’artifice agréable,
Du plus affreux objet, fait un objet aimable.
(Boileau).

Les plaisirs de la mélodie et de l’harmonie appartiennent également au goût. Il n’est point de sensation délicieuse, résultante du beau et du sublime, qui ne soit susceptible de recevoir un charme de plus du pouvoir magique des sons : de là, le plaisir du nombre poétique et de cette espèce d’harmonie que l’on retrouve, quoique d’une manière moins sensible, dans la prose un peu soignée. L’esprit, les saillies, le ridicule et la malignité, ouvrent également au goût une source de plaisirs qui ne ressemblent en rien à ceux que nous venons de parcourir.

Il serait inutile de rien ajouter à ce que nous venons de dire sur les plaisirs du goût. Nous avons établi quelques principes généraux ; il est temps d’en faire l’application à l’objet qui nous occupe spécialement.

Si l’on demande, par exemple, à quelle classe de ces plaisirs dont nous avons fait l’énumération, doit se rapporter celui qui résulte d’un bel ouvrage de poésie ou d’éloquence : nous répondrons qu’il n’appartient point à telle ou telle classe en particulier, mais à toutes en général. Tel est l’avantage particulier des discours éloquents ou des compositions achevées : le champ qu’ils parcourent est aussi vaste que fécond ; ils présentent dans tout leur jour tous les objets capables de flatter le goût ou l’imagination, soit que son plaisir naisse du sublime ou d’un genre de beauté quelconque.

Les critiques ont regardé constamment le discours comme le premier ou le principal des arts d’imitation, et c’est avec raison qu’ils lui donnent, à certains égards, la préférence, lorsqu’ils le comparent à la peinture et à la sculpture. Observons cependant qu’il y a une différence sensible entre l’imitation et la description. Les mots n’ont point, en effet, une ressemblance naturelle avec les idées qu’ils représentent, tandis qu’une statue, un tableau offrent une ressemblance parfaite avec l’objet imité.

Cependant quand le poète ou l’historien introduisent dans leurs ouvrages un personnage qui parle réellement ; quand, par les discours qu’ils lui prêtent, ils lui font dire ce qu’il est supposé avoir dit en effet, l’art de l’écrivain peut être plus strictement regardé comme imitation, et c’est le cas où se trouve l’art dramatique ; mais cette dénomination rigoureuse ne peut convenir ni aux narrations, ni aux descriptions10.