Chapitre II. Du Sublime dans les Choses.
Le plaisir qui résulte du Sublime ou du Grand, exige de notre part une attention particulière. Son caractère est, en effet, plus précis, plus facile à saisir que celui des autres plaisirs de l’imagination, et il a, avec notre objet, une liaison plus directe. La grandeur se présente▶ à nous sous la forme la plus simple, dans le vaste, dans l’immense tableau que nous offre la nature. Telles sont ces plaines où l’œil ne rencontre point de limites, la voûte du ciel ou l’étendue sans bornes de l’Océan. Tout ce qui ◀présente une grande étendue, produit en général l’idée du sublime ; mais l’étendue en longueur ne produit pas, à beaucoup près, une impression aussi profonde que la bailleur ou la profondeur. Une plaine immense a sans doute quelque chose d’imposant ; mais une montagne, dont nos yeux mesurent à peine la hauteur ; mais un précipice, une tour élevée, d’où nous considérons les objets qu’elle domine, excitent une sensation bien plus vive. La grandeur du firmament résulte pour nous de son élévation à la fois et de son étendue ; celle de l’Océan vient, non seulement de son étendue, mais du mouvement continuel et de l’irrésistible impétuosité de ses eaux. Dès qu’il est question d’espace, une sorte d’excès de son étendue, dans un sens quelconque, est inséparable de l’idée de grandeur qu’on y attache : figurez-vous un objet sans limites, et vous en ferez sur-le-champ un objet sublime. Voilà pourquoi l’immensité de l’espace, l’infini des nombres et la durée éternelle, remplissent l’âme de si grandes idées.
La source la plus féconde d’idées sublimes, dérive de l’action d’un grand pouvoir ou d’une force supérieure : de là, la grandeur des tremblements de terre, des volcans, des grandes conflagrations, de l’Océan soulevé par la tempête, d’un choc quelconque entre les éléments. Un fleuve qui promène tranquillement ses ondes entre ses rives, est, sans doute, un beau spectacle ; mais qu’il se précipite avec l’impétuosité et le fracas d’un torrent, le tableau deviendra sublime.
Les ténèbres, la solitude, le silence, toutes les idées, enfin, qui ont quelque chose de solennel et de religieux, contribuent puissamment à produire le sublime. La voûte céleste qui étincelle d’étoiles semées avec une si riche profusion, nous donne une plus haute idée de la grandeur, que lorsqu’elle resplendit de tous les feux du soleil. Le son d’une grosse cloche, la sonnerie d’une grosse horloge, ont, dans tous les temps, quelque chose de vraiment imposant ; mais leur impression est bien plus profonde, quand ils troublent majestueusement le silence de la nuit. On emploie souvent les ténèbres pour ajouter au sublime de nos idées relatives à la Divinité. Ouvrez Milton :
…………………………… Eh ! voyez l’ÉternelPrendre au sein de la nuit un air plus solennel.Aux éclats de la foudre, à la voix des orages,Grondant profondément dans le sein des nuages,Invisible et présent, sans ternir sa splendeur,La nuit majestueuse ajoute à sa grandeur.3
Nous remarquerons également que l’obscurité est très favorable au sublime. Toutes les descriptions qui ont pour objet l’apparition des êtres surnaturels, ont quelque chose de majestueux, quoique nous n’en puissions avoir cependant qu’une idée très confuse ; mais leur sublimité résulte de l’idée d’un pouvoir, d’une force supérieure qui s’entoure d’une obscurité majestueuse. Rien de plus sublime, sans doute, que l’idée que nous nous formons de la Divinité ; et c’est le moins connu, quoique le plus grand de tous les objets. L’infini de sa nature, l’éternité de sa durée, sa toute-puissance enfin, excèdent de beaucoup la portée de nos idées ; mais elles les élèvent au plus haut point qu’elles puissent atteindre.
Comme l’obscurité, le désordre est très compatible avec la grandeur. Rarement les choses régulières et méthodiques nous paraissent sublimes : d’un coup d’œil, nous en apercevons les limites ; nous nous y trouvons renfermés, et l’essor de l’imagination est captivé. L’exacte proportion des parties contribue souvent à la beauté d’un objet ; mais rarement elle entre pour quelque chose dans le sublime. Une masse de rochers jetés au hasard par la main de la nature, nous frappe bien plus d’une idée de grandeur, que si l’art les avait arrangés avec une soigneuse symétrie.
Il me reste à parler encore d’une autre classe d’objets sublimes ; c’est le moral ou le sentimental du sublime. Il a sa source dans certaines opérations de l’esprit humain, dans certaines affections ou actions de nos semblables. Ils appartiennent en général à ce que l’on est convenu d’appeler magnanimité, héroïsme, et produisent sur nous un effet absolument semblable à celui que produit le spectacle des grands objets de la nature. Ils remplissent l’âme d’admiration, et l’élèvent au-dessus d’elle-même. Toutes les fois que, dans une situation critique et dangereuse, nous voyons un homme déployer un courage extraordinaire, ne compter que sur lui-même, se montrer inaccessible à la crainte et plus grand que le danger, mépriser l’opinion du vulgaire, son intérêt personnel, et jusqu’à la mort qui le menace, l’élévation de son âme passe dans la nôtre, et nous éprouvons le sentiment du sublime. Porus est fait prisonnier par Alexandre après s’être bravement défendu : le vainqueur lui demandé comment il voulait qu’il le traitât ; en roi, répond Porus. Le pilote qui portait César, tremble à l’aspect de la tempête. Que crains-tu, lui dit-il ? tu portes César. Voilà des exemples du sublime de sentiment.
Un auteur très ingénieux a imaginé que la terreur est la source du sublime, et que les objets, pour avoir ce caractère, doivent produire une impression de douleur et de danger. Une foule d’objets terribles sont en effet sublimes, et l’idée de la grandeur n’exclut pas celle dit danger. Mais le péril ou la douleur ne saurait être la source unique du sublime. Il est un très grand nombre d’objets sublimes, qui n’ont pas le moindre rapport avec la terreur : la perspective, par exemple, d’une plaine immense, l’aspect du ciel pendant une belle nuit, ou les sentiments moraux enfin, qui excitent en nous une si grande admiration. Il y a de même des objets douloureux et terribles, qui ne comportent aucune idée de grandeur, et n’ont rien de sublime. Il faut néanmoins convenir qu’une force ou un pouvoir quelconque, qu’il soit ou non accompagné de terreur, employé à nous défendre ou à nous épouvanter, a des titres mieux fondés au sublime que tous les objets que nous venons de passer en revue. Nous n’avons, en effet, rencontré jusqu’ici aucun objet vraiment sublime, qui n’ait une liaison directe, ou une association intime avec l’idée d’une grande puissance qui contribue à produire cet objet.