Chapitre premier.
Du Goût.
On peut définir le Goût, la faculté de recevoir une impression de plaisir ou de peine, des beautés ou des difformités de la nature. Cette faculté est, jusqu’à un certain point, commune à tous les hommes ; et rien de plus général que l’espèce de plaisir qui résulte de tout ce qui est beau, grand, harmonieux, nouveau ou brillant. Les vices opposés, la rudesse, le défaut de justesse et d’harmonie dans les proportions, produisent également une impression générale de dégoût. Ce goût naturel se développe de bonne heure dans les enfants, et se manifeste par leur empressement et par leur attachement, au moins momentané, pour tout ce qui les frappe par sa nouveauté ou par son éclat. Le paysan le plus stupide trouve un certain plaisir aux contes qu’on lui fait, et n’est pas insensible aux grands effets de la nature, dans le ciel ou sur la terre. Dans les déserts même de l’Amérique, où la nature humaine s’offre dans toute sa nudité, les sauvages ont leurs parures, leurs ornements, leurs chants guerriers, leurs hymnes funèbres, leurs harangues enfin, et leurs orateurs. Les principes généraux du goût sont donc profondément gravés dans l’homme, et le sentiment du beau lui est aussi naturel que la faculté de parler et de raisonner.
Quoiqu’il n’y ait personne d’entièrement privé de cette heureuse faculté, tous ne la possèdent cependant pas au même degré ; dans les uns, le goût ne laisse échapper que de légères étincelles : les beautés les plus communes sont celles qui les affectent le plus agréablement ; encore n’en conservent-ils qu’une impression légère, une idée confuse : dans les autres, au contraire, le goût s’élève au discernement le plus fin, et sa délicatesse n’est pleinement satisfaite, que de ce genre de beauté qui ne laisse rien à désirer.
Il faut attribuer, en grande partie, cette inégalité de goût parmi les hommes, à la différence de leur organisation respective, à la supériorité des organes ou des facultés intellectuelles. Mais c’est à la culture surtout, c’est à l’éducation, que le goût est redevable de ses plus grands progrès. De toutes les facultés qui ornent la nature de l’homme, le goût est celle, sans contredit, qui est la plus susceptible de perfectionnement. C’est une vérité dont nous serons aisément convaincus, en consultant l’incalculable supériorité que l’éducation donne à l’homme civilisé sur les peuples barbares, relativement au raffinement du goût ; et la distance prodigieuse qu’elle met, chez le même peuple, entre ceux qui ont étudié les beaux-arts, et l’ignorant et stupide vulgaire.
La raison et le bon sens ont, sur les opérations et sur les décisions du goût, une influence si directe, qu’un goût complètement pur peut et doit être regardé comme une faculté résultante de l’amour naturel de l’homme pour tout ce qui est beau, et de son entendement perfectionné. Réfléchissons pour nous pénétrer de cette vérité, que les productions du génie ne sont, pour la plupart, que des imitations de la nature, des peintures du caractère, des actions ou des mœurs des hommes. Or, le plaisir que nous font ces imitations ou ces peintures, est uniquement fondé sur le goût. Mais s’agit-il de prononcer sur le mérite de l’exécution : ici commence la fonction du jugement, qui rapproche la copie de l’original.
En lisant, par exemple▶, l’Iliade et l’Énéide, une portion considérable du plaisir que nous font ces beaux poèmes, est fondée sur la sagesse du plan et sur la conduite de l’ouvrage ; sur l’enchaînement admirable qui en lie toutes les parties, avec le degré de vraisemblance nécessaire à l’illusion ; sur le choix des caractères fidèlement empruntés de la nature, et sur l’accord, enfin, des sentiments avec les caractères, du style avec les sentiments. Le plaisir qui résulte des ouvrages conduits de la sorte, est reçu et senti par le goût, comme sens interne ; mais la découverte de cette conduite qui nous charme, est due a la raison ; et plus la raison nous rend capables de découvrir le mérite d’un semblable plan, plus nous trouvons de plaisir à la lecture de l’ouvrage.
Les caractères distinctifs du goût amené à son plus haut point de perfection, se peuvent réduire à deux principaux : la délicatesse et la pureté.
La délicatesse du goût consiste principalement dans la perfection de cette sensibilité naturelle qui est la base du goût, elle suppose cette finesse d’organes qui nous rend capables de découvrir des beautés qui échappent à l’œil vulgaire ; et l’on en juge par les mêmes signes admis pour apprécier celle d’un sens externe. Ce ne sont point les hauts goûts que l’on emploie pour s’assurer de la délicatesse du palais ; mais un mélange d’ingrédients, où nous devons, malgré leur confusion, distinguer le goût particulier de chacun d’eux. Il en est de même du goût interne : sa délicatesse se reconnaît à sa prompte et vive sensibilité pour les traits les plus délicats, les plus compliqués, les plus difficiles à saisir.
L’excellence du goût n’est autre chose que le degré de supériorité qu’il acquiert de sa liaison avec le jugement. Celui dont le goût est sur, ne s’en laisse jamais imposer par des beautés factices ; il a sans cesse devant les yeux la règle invariable du bon sens, qui doit le guider dans tout ce qu’il veut juger ; il apprécie exactement le mérite relatif des diverses beautés que lui offrent les ouvrages du génie ; il les classe avec ordre, assigne, autant qu’il est possible de le faire, les sources d’où elles tirent le pouvoir de nous charmer, et n’en est lui-même touché que précisément autant qu’il le doit être.
Le goût n’est certainement pas un principe arbitraire, soumis à la fantaisie de chaque individu, et dénué d’une règle certaine qui serve à déterminer la justesse ou la fausseté de ses décisions. Sa base est absolument la même dans tous les esprits : ce sont les sentiments et les perceptions inséparables de notre nature, et qui agissent généralement avec autant d’uniformité que nos autres principes intellectuels. Lorsque ces sentiments ont été pervertis par l’ignorance, ou dénaturés par le préjugé, la raison peut les rectifier ; et c’est en le comparant avec le goût général, que l’on peut juger s’ils sont ou ne sont pas dans leur état de pureté naturelle. Que l’on déclame donc, autant que l’on voudra, sur les caprices et l’incertitude du goût, l’expérience a prouvé depuis longtemps qu’il est un certain ordre de beautés qui, placées dans leur véritable jour, commandent une admiration universelle et durable. Dans toute espèce de composition, ce qui intéresse l’imagination, ou ce qui touche le cœur, est sûr de plaire dans tous les temps et dans tous les pays. Il y a dans le cœur de l’homme une certaine corde qui, frappée juste, ne manque jamais de rendre le son qui lui est propre.
De là, ces témoignages nombreux de l’estime générale que les peuples les plus éclairés ont accordée, depuis tant de siècles, à des chefs-d’œuvre de génie, tels que l’Iliade d’Homère et l’Énéide de Virgile. C’est ainsi que ces beaux ouvrages ont établi leur autorité, et sont devenus les modèles des compositions poétiques. Ce sont ces grands poètes qui nous ont recueillis, dans l’immensité des siècles, les preuves de ce goût général pour les beautés qui procurent à l’homme le plus grand plaisir dont il puisse jouir. L’autorité, la prévention, peuvent, dans un temps ou dans un pays, donner un moment de réputation à un poète insipide, à un artiste très médiocre ; mais lorsque les étrangers ou la postérité parcourent leurs ouvrages, leurs défauts paraissent au grand jour, et le goût naturel rentre dans ses droits. Le temps, en effet, détruit les illusions de l’opinion et les bizarreries du caprice ; mais il confirme les décisions de la nature.
Nous allons interroger maintenant les sources d’où dérivent les plaisirs du goût. Ici s’ouvre devant nous un champ immense, qui renferme tous les plaisirs de l’imagination, soit qu’ils résultent des objets même que nous offre la nature, ou de l’imitation et de la description de ces mêmes objets. Il n’est pas nécessaire cependant, pour remplir le but que je me propose, de parcourir chacun d’eux dans le plus grand détail ; je ne considère ici que les plaisirs qui résultent pour le goût, des productions littéraires. Je me bornerai donc à quelques notions sur les plaisirs du goût en général ; mais j’insisterai particulièrement sur le beau et sur le sublime, dans les ouvrages de l’esprit.
Nous sommes bien loin encore d’un système quelconque sur cette matière importante. M. Addisson le premier essaya de la traiter avec quelque régularité, dans son Essai sur les Plaisirs de l’Imagination (6e volume du Spectateur). Il donne à ces plaisirs trois sources principales : la beauté, la grandeur et la nouveauté. Ses réflexions, à ce sujet, ne sont peut-être pas très profondes, mais elles sont ingénieuses et intéressantes, et l’on ne peut lui refuser le mérite d’avoir ouvert un sentier inconnu avant lui. On n’a pas fait, depuis cette époque, des progrès bien sensibles dans cette partie de la philosophie critique, ce qu’il faut sans doute attribuer à l’extrême subtilité de tous les sentiments du goût. Il est difficile de compter tous les divers objets qui peuvent procurer des plaisirs au goût ; il est plus difficile encore de définir ceux que l’expérience a découverts, et de les mettre à leur véritable place ; et lorsque nous voulons faire un pas de plus, et rechercher la cause efficace du plaisir que nous procurent de tels objets, c’est là que notre insuffisance se fait le plus sentir. L’expérience nous apprend, ◀par exemple, que certaines figures du corps nous paraissent plus belles que d’autres : en poussant plus loin l’examen, nous découvrons que la régularité de quelques figures et l’agréable variété des autres, sont le principe des beautés que nous y trouvons. Mais voulons-nous aller plus loin, et nous rendre compte des causes de cette régularité, de cette variété qui produisent en nous la sensation du beau ? toutes les raisons que nous en pouvons donner sont toujours très imparfaites : la nature semble nous avoir fait de ces premiers principes du sens interne un mystère impénétrable.
Mais si la cause première de ces sensations est obscure pour nous, leur cause finale est généralement assez facile à saisir, et c’est une consolation : c’est le cas de remarquer ici l’idée sublime que les pouvoirs du goût et de l’imagination doivent nous laisser de la bienveillance du créateur. En nous donnant cette faculté, il a prodigieusement étendu la sphère des jouissances de l’homme ici-bas ; jouissances toujours pures, toujours innocentes ! Bornés seulement à distinguer les objets extérieurs, les sens de la vue et de l’ouïe auraient suffi à l’existence de l’homme ; il n’était pas nécessaire qu’ils lui procurassent pour cela ces sensations délicates de beauté et de grandeur, qui font aujourd’hui le charme de notre existence.