En admirant l’immensité des chefs-d’oeuvre, que la poésie, la peinture, la sculpture et la musique ont enfantés, je dois regarder le ballet comme le frère cadet de cette illustre et antique famille qui doit son origine à l’imagination et au génie ; elle seule peut prodiguer à ce frère nouveau-né toutes ses richesses ; il y trouvera l’intelligence, le goût, et les graces ; la régularité des belles proportions, le charme et la puissance de l’éxpréssion ; il y trouvera encore, l’art de placer, de distribuer, de groupper les personnages, celui enfin de régler leurs gestes, et leurs attitudes à la mesure plus ou moins grande des sensations qu’ils éprouvent, et des passions qui les agitent.
je considère toutes les productions de ce genre dans les différentes cours de l’Europe, comme des ombres incomplettes de ce qu’elles sont aujourd’hui, et de ce qu’elles pourront être un jour, j’imagine que c’est à tort que l’on a donné ce nom à des spectacles somptueux, à des fêtes éclatantes qui réunissoient tout à la fois la magnificence des décorations, le merveilleux des machines, la richesse des vêtemens, la pompe du costume, les charmes de la poésie, de la musique et de la déclamation, le séduisant des voix, le brillant de l’artifice et de l’illumination, l’agrément de la danse, et des divertissemens, l’amusement des sauts périlleux et des tours de force : toutes ces parties détachées forment autant de spectacles différens ; ces mêmes parties réunies en composent un, digne des plus grands Rois.
Je pourrois encore parler de ces acteurs tragiques qui créerent l’art de la tragédie, et dont les successeurs font encore aujourd’hui les délices de la scène Française ; si leur éloquence est secondaire, il faut avouer néanmoins que c’est un mérite de faire ressortir par la déclamation toutes les beautés de la poésie ; car combien ces belles productions ne perdent-elles pas de force et d’energie dans la bouche d’un lecteur ou d’un acteur médiocre ?
Sans doute les Reisebilder de Heine, de ce malfaiteur littéraire qui était frappé d’interdiction pour cause de libéralisme, mais dont Gentz et Fanny savouraient ensemble, en cachette, les poésies, comme il l’avouera plus tard à Rahel. […] En même temps que le goût du monde, que le culte de la beauté féminine et que l’amour, Fanny a réveillé en lui le goût de la poésie. […] Depuis plusieurs mois déjà il se délectait avec les Reisebilder, ces pages si frondeuses, si dangereuses, mais coupées de si exquises poésies. […] Moi aussi, je l’emporterai « dans la tombe éternelle », mais pour le moment j’espère qu’elle m’accompagnera encore dans la vie sur un bon bout de chemin et que la journée d’hier ne sera ni la seule, ni la dernière en son genre. » Un écho de la même poésie de Heine se retrouve dans un billet que Gentz envoie deux jours après à Fanny et d’après lequel leur liaison aurait traversé une légère crise : « Il faut que je te voie dans le courant de la journée, chère Fanny, serait-ce très tard. […] Un seul regard de tes yeux a plus de prix pour moi que tout ce que le monde aurait encore à m’offrir. » Ce n’est pas seulement de la poésie qui envahit à présent l’âme et les lettres de Gentz.