Voici pour ce qui touche la question d’intérêt. […] Comme, sans être très intimement lié avec lui, je ne l’ai pourtant jamais perdu de vue, je peux vous conseiller d’avoir, quant à la gestion des intérêts que vous lui confierez, une tranquillité absolue.
Quand même nous pourrions à notre gré multiplier les Danseurs pour se donner du repos les uns les autres, ferions-nous autre chose que diviser l’intérêt ou le distraire ? Lorsqu’on a présenté dans les principaux rôles, des Danseurs propres à toucher, si dans les rôles subalternes on produit un Danseur élégant, la pitié ou la terreur qu’on aura presque réveillé, fera place à l’admiration, et l’intérêt sera perdu sans retour. […] Me serait-il permis de débrouiller en peu de mots ce chaos d’idées, et d’assigner à chacun sa part sans intérêt, sans préjugé : peut-être qu’en faisant comparaison des Maîtres de Ballets, et des Danseurs différents avec les différents genres de Poésie Dramatique et les différents talents des Poètes, je me rendrai d’abord intelligible à mes lecteurs.
Conséquemment un Ballet bien fait peut se passer aisément du secours des paroles ; j’ai même remarqué qu’elles refroidissoient l’action, qu’elles affoiblissoient l’intérêt. […] Tout Ballet qui dénué d’intrigue, d’action vive & d’intérêt, ne me déploie que les beautés méchaniques de l’Art, & qui décoré d’un titre ne m’offre rien d’intelligible, ressemble à ces Portraits & à ces Tableaux que les premiers Peintres firent, au bas desquels ils étoient obligés d’écrire le nom des personnages qu’ils avoient voulu peindre, & l’action qu’ils devoient représenter ; tant l’imitation étoit imparfaite, le sentiment foiblement exprimé, la passion mal rendue, le dessein peu correct, & le coloris peu vraisemblable. […] En rapprochant toutes mes idées ; en réunissant ce que les Anciens ont dit des Ballets ; en ouvrant les yeux sur mon Art ; en examinant ses difficultés ; en considérant ce qu’il fut jadis, ce qu’il est aujourd’hui & ce qu’il peut être si l’esprit vient à son aide, je ne puis m’aveugler au point de convenir que la Danse sans action, sans regle, sans esprit & sans intérêt, forme un Ballet ou un Poëme en Danse.
Dauberval, mon élève, homme rempli de goût se déclara l’apôtre zélé de ma doctrine et n’en fut point le martyr ; il composa pour l’opéra de Silvie un pas de deux plein d’action et d’intérêt ; ce morceau isolé offrit, l’image d’une scène dialoguée, dictée par la passion, et exprimée par tous les sentiinens que l’amour peut inspirer. […] Si ces prétendus maîtres de ballets se faisoient lire ce qu’Apulée a écrit sur leur art, s’ils pouvoient entendre et concevoir les longues énumérations des qualités et des connoissances que doit avoir le maître de ballets, ils seroient effrayés de leur ignorance, ils abandonneroient une profession qui n’est pas faite pour eux et qu’ils dégradent journellement par des productions monstrueuses : en se bornant au pur méchanisme de l’art, nous serions plus riches en bons figurants, et les ballets prendroient alors une forme plus sage, un caractère plus imposant ; ils offriroient des tableaux plus agréables, un intérêt plus soutenu, des situations plus naturelles, des groupes mieux dessinés, des contrastes moins choquants et une action plus vive, plus noble et plus expressive.