La plupart des Poëtes modernes se servent des Ballets, comme d’un ornement de fantaisie qui ne peut ni soutenir l’ouvrage ni lui prêter de la valeur ; ils regardent, pour ainsi dire, les divertissements qui terminent les Actes, comme autant de panneaux agréablement dessinés & artistement peints qu’ils emploient indifféremment pour la division de leur Tableau : quelle erreur ! […] La Danse avertit en quelque façon le Machiniste de se tenir prêt au changement de décorations ; vous savez en effet que le divertissement terminé, les lieux changent. […] elle détruit les idées que la Scene vient d’imprimer dans mon ame ; elle joue un Passepied ; elle reprend un Rigaudon ou un Tambourin fort gai, lorsque je suis vivement ému & fortement attendri par l’action sérieuse qui vient de se passer ; elle suspend le charme d’un moment délicieux ; elle efface de mon cœur les images qui l’intéressoient ; elle étouffe & amortit le sentiment dans lequel il se plaisoit ; ce n’est pas tout encore, & vous allez voir le comble de l’inintelligence ; cette action touchante n’a été qu’ébauchée ; l’Acte suivant doit la terminer & me porter les derniers coups ; or de cette Musique gaie & triviale, on passe subitement à une Ritournelle triste & lugubre : quel contraste choquant ! […] J’ai toujours regardé ce Spectacle comme un grand Tableau qui doit offrir le merveilleux & le sublime de la Peinture dans tous les genres ; dont la toile doit être esquissée par un homme célebre, & peinte ensuite par des Peintres habiles dans des genres opposés, qui tous animés par l’honneur & la noble ambition de plaire doivent terminer le chef-d’œuvre avec cet accord & cette intelligence qui annoncent & qui caractérisent les vrais talents. […] Les deux pas de trois sont l’image de la Scene dialoguée dans deux genres opposés, & le Ballet en action qui termine ce petit Roman intéressera toujours très-vivement tous ceux qui auront un cœur & des yeux ; si toutefois ceux qui l’exécutent ont une ame & une expression de sentiment aussi vive qu’animée.