Deux heures s’écoulèrent, et mes yeux ne se fatiguaient pas de la voir, ni mon esprit de suivre le sien à la recherche des beaux gestes et des lignes pures. […] Oui, oui, c’est pour imiter les bas-reliefs de la Grèce, c’est pour réjouir nos yeux par la grâce et la souplesse de leurs gestes, qu’elles se donnent tout ce mal, qu’elles gigotent et tournent comme des totons, qu’elles se dressent sur la pointe de leur orteil comme des pantins de fil de fer, des automates bien articulés….. A cette heure où, avec des gestes de panathénée, Isadora Duncan se meut, libre et forte, gracieuse et variée, les jolies ballerines de Milan, de Paris, de Saint-Pétersbourg, de Berlin et de Londres me font l’effet de moniteurs de l’École de gymnastique militaire de Joinville, s’exerçant en robes de gaze, à devenir des almées ! […] Car elle a beau passer sa vie à décomposer les gestes des statues grecques, des estampes japonaises, des figures creusées dans les pylônes égyptiens, la seule imitation ne suffirait pas à produire les milliers d’attitudes différentes qu’en une seule danse elle fait vivre aux yeux ravis. […] Ces corps d’enfants souples et beaux, leurs longs cheveux bouclés et libres, leurs petits bras s’agitant au rythme des jambes et des pieds nus, au son d’une musique suave, la grâce merveilleuse du moindre de leurs gestes débarrassés de cette sorte d’ankylose empruntée et maladroite que donnent chez nous aux petits rats d’opéra les exercices mal compris, surtout leurs yeux, leurs doux yeux candides et tendres d’enfants du Nord, me mirent dans un état d’exaltation pure et religieuse que je ne connaissais pas.