Chapitre III. De la Danse théâtrale des Romains
Au moment que les Romains montrèrent du goût pour les Arts, on les vit accourir en foule à Rome. Ils s’y reproduisirent, s’y formèrent, et s’y établirent ; mais l’Art de la Danse fut peut-être celui qui y fut porté à un plus haut degré.
Pylade né en Cilicie, et Batyle [Bathylle] d’Alexandrie, les deux hommes en ce genre les plus surprenants, vinrent y développer leurs talents sous l’Empire d’Auguste. Le premier imagina les ballets tendres, graves, et pathétiques. Toutes les compositions du second furent vives, gaies, et légères.
Ils se réunirent d’abord, bâtirent un théâtre à leurs frais, et représentèrent concurremment des Tragédies et des Comédies, sans autre secours que celui de la symphonie et de la Danse. Ce spectacle nouveau fut reçu des Romains avec la plus grande faveur. Pylade et Bathylle jouirent pendant quelque temps en commun, de leur fortune et de leur gloire ; mais la jalousie altéra leur amitié, et rompit leur union. Ils se séparèrent, et l’Art y gagna. [Voir Ballet]
Il y eut alors deux théâtres rivaux qu’une émulation utile soutint, instruisit, anima, et qui partagèrent longtemps les applaudissements de la Capitale du Monde.
Ces deux Maîtres firent des Élèves. Les efforts, le zèle, le talent furent secondés par les récompenses : l’Art s’accrut, et les Romains en jouirent52.
Pendant le règne de Néron, un Cynique53 qui se prétendait Philosophe, assista pour la première fois à un de ces spectacles. Frappé de la vérité de la représentation, il laissa échapper, malgré lui, des marques d’étonnement fort extraordinaires ; mais, soit que l’orgueil lui fît trouver une espèce de honte dans l’admiration qu’il avait montrée, soit que naturellement jaloux et inquiet, il se trouvât blessé d’avoir été contraint de trouver bien une chose qu’il n’avait pas faite, il rejeta sur la Musique l’impression forte qu’il avait éprouvée.
Il s’en expliqua sans ménagement. Ses discours firent du bruit, frappèrent la multitude, et furent sur le point de nuire à l’Art.
Dans les grandes Villes, la singularité naturelle ou factice, est bientôt célèbre. Il y a tant de gens bornés et oisifs, que tout ce qui sort un peu de l’ordre connu, y excite nécessairement une sorte de fermentation ridicule. C’est le Rhinocéros qu’on va voir en foule à la Foire.
Il arriva pour lors à Rome, ce qui arriverait à Paris dans un cas semblable. La multitude discuta les Acteurs, le spectacle, le genre. On parla Musique sans la savoir, et on disputa sur la Danse sans la connaître. On compara, on plaisanta, on rit ; et l’Art qu’on ignorait, laissé à l’écart, était peut-être perdu, si les Acteurs n’avaient imaginé un moyen extraordinaire, pour détruire les Sophismes du Cynique, et pour éclairer la multitude.
Ils publièrent qu’ils donneraient un spectacle tout à fait nouveau, et ils trouvèrent le moyen d’engager adroitement leur Adversaire à le venir voir. Le concours fut extrême, et le Cynique fut placé, sans qu’il y parût de l’affectation, en vue de toute l’assemblée.
L’Orchestre commence. Un Acteur ouvre la Scène. Au moment qu’il paraît, la symphonie se tait, et la représentation continue. Sans autre secours que les pas, les positions du corps, les mouvements des bras, on voit représenter successivement les amours de Mars et de Vénus, le Soleil qui les découvre au mari jaloux de la Déesse, les pièges que celui-ci tend à sa femme volage, et à son redoutable Amant, le prompt effet de ces filets perfides, qui en comblant la vengeance de Vulcain, ne font que confirmer sa honte ; la confusion de Vénus, la rage de Mars, la joie maligne des Dieux, qui accourent en foule à ce spectacle. L’assemblée entière enchantée applaudit. Le Cynique, lui-même dans un transport de plaisir qui lui échappe, s’écrie : Non, ce n’est point une représentation ; c’est la chose même.
À peu près dans le même temps, un Danseur représentait les Travaux d’Hercule. Il retraça d’une manière si vraie toutes les différentes situations de ce Héros, qu’un Roi de Pont, qui voyait pour la première fois un pareil spectacle, suivit sans peine le fil de l’action, en fut charmé, et demanda à l’empereur avec transport et comme une grâce, le Danseur extraordinaire qui l’avait ravi.
Ne soyez point étonné, dit-il à Néron, de ma prière. J’ai pour voisins des Barbares dont personne n’entend la langue, et qui n’ont jamais pu apprendre la mienne. Les gestes de cet homme leur feront entendre mes volontés.
Thymèle, du temps de Domitien, fut à Rome, ce que la fameuse Empuse avait été dans la Grèce. Il n’y avait point d’action théâtrale qu’elle ne rendît avec la force, la vivacité, et l’énergie dont elle était susceptible. Elle fut surtout supérieure dans les tableaux de galanterie. Jamais on ne la peignit avec tant de feu, avec des couleurs en même temps si douces et si vives. Elle plongeait quelquefois les Spectateurs dans une espèce de ravissement qui allait jusqu’à l’extase. Les femmes, dans ces moments, hors d’elles-mêmes, perdaient la tête et criaient de plaisir54. Telle aurait paru Mademoiselle Sallé, si elle fût venue dans un siècle, où la Danse théâtrale eût été mieux connue.
Ce serait, au reste, une grande erreur de croire qu’une adresse habituelle, qu’un exercice journalier des bras, des jambes et des pieds, fussent les seuls talents de ces Danseurs extraordinaires. Leur exécution exigeait, sans doute, toutes ces dispositions du corps, dans le degré le plus éminent ; mais leurs compositions supposaient des combinaisons infinies qui n’appartenaient qu’à l’esprit.
Il faut avoir beaucoup étudié les hommes, pour oser entreprendre de les peindre. Ce n’est qu’après un examen très profond des passions, qu’on peut se flatter de les bien exprimer. Elles ont entre elles des rapports, qu’une grande justesse peut seule saisir, des nuances qui les distinguent, qu’une vue délicate aperçoit et qui échappent aisément à toutes les autres.
Dans un Héros d’ailleurs, dans ses actions, dans le cours de sa vie, il y a des traits, des événements, des écarts qui sont propres au théâtre, et qu’il faut savoir séparer de ceux qui peut-être plus éclatants dans l’Histoire, refroidiraient cependant la composition théâtrale.
Dans l’état où est la Danse de nos jours, les Danseurs et les Compositeurs de Ballets même, ne connaissent, n’ambitionnent, ne cultivent que la partie mécanique de l’Art. Elle semble suffire, en effet, aux désirs des Spectateurs auxquels ils ont intérêt de plaire.
À Rome, ils avaient besoin d’un assemblage de talents beaucoup plus rare. Ils devaient être Poètes et fort bons Poètes. Tous les trésors de la mémoire, de l’esprit et de l’Art, suffisaient à peine à la multitude des compositions nouvelles qu’exigeait d’eux le goût éclairé des Romains.
On croirait que j’exagère, si je ne me servais sur ce point de l’autorité d’un Auteur qui ne saurait être suspecte. Je vais traduire ici une partie de ce qu’il a écrit sur ce genre de composition si fort estimé de son temps, et si peu connu du nôtre.