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les étoiles d’aujourd’hui.
Rita Sangalli. — A Boston. — Par dessus la rampe ! — La femme. — L’artiste. — Son hôtel. — Armes parlantes. — Un mobilier fantaisiste. — Sur les bords du Missouri. — Une traversée sur la glace. — Dénoûment conjugal. — Rosita Mauri. — Chez elle. — Croquis pris au vol. — En Espagne. — Arrivée à Paris. — Commencements difficiles. — Etudes. — Succès. — Vie intérieure. — Pas d’histoire : — Julia Subra. — Une Ophélie engraissée. — Le tailleur de Montmartre. — Les dispositions de la fillette. — Son travail sérieux. — Son brillant examen. — Sa situation actuelle.
Rita Sangalli
Voici ce qui se passa, certain soir, il y a une quinzaine d’années, au Grand-Théâtre de Boston :
Une jeune danseuse, était en scène, très audacieuse, très ardente et choyée du public comme pas une. Elle s’élançait par grandes envolées, et l’on ne savait où s’arrêterait son élan. Par malheur, sa légèreté l’entraîna ; elle tomba par-dessus la rampe, au milieu de l’orchestre, en jetant un grand cri. Aussitôt le spectacle s’interrompt ; mille autres cris sont poussés ; on se précipite vers les musiciens. Mais on n’a pas eu le temps de respirer six fois que la danseuse, hissée par deux violons, est revenue à son poste, et elle salue le plus gracieusement du monde les spectateurs enthousiasmés.
L’héroïne de ce petit drame entre ciel et terre n’est autre que Rita Sangalli, la diva divinissima de la direction Vaucorbeil, et la créatrice chez nous, de Namouna et de Yedda, deux ballets auxquels leur musique a fait plus de mal que de bien.
A quelqu’un qui lui demandait quelle avait été son impression au moment de son voyage par-dessus bord, elle répondit :
— Je n’ai vu que du feu ! Mais aussi, ce n’est pas ma faute. Pourquoi ce théâtre n’est-il pas plus grand ?
L’enfant avait raison : elle se sentait destinée à de plus vastes scènes, et peu lui importaient les petites misères du présent. D’un accident, elle avait trouvé moyen de se faire un triomphe. L’avenir lui appartenait.
Rita Sangalli a tenu les promesses de son début. Brune et belle, le visage éclairé de deux magnifiques yeux noirs tout pleins d’étincelles, montrant aux regards une poitrine superbe ; nerveuse, vaillante, infatigable, passionnée pour son art, et, avec cela, toujours le sourire aux lèvres : voilà par quels charmes elle gagne, dès qu’elle paraît, la sympathie du parterre.
Sa danse est un tourbillonnement, un ouragan, un bondissement perpétuels. Les puristes trouvent qu’elle manque de correction ; mais ses partisans lui font un mérite de s’affranchir des règles. Rita Sangalli n’est pas de l’école française, à coup sûr ; seulement, elle brille parmi les étoiles de l’école italienne. Rien n’empêcherait la ballerine d’adopter la devise de Danton : « De l’audace ! de l’audace ! et toujours de l’audace ! »
Ce qu’on ne s’explique pas, c’est qu’elle n’ait jamais pu affronter le public sans une effroyable crainte. Ses victoires passées, loin de la rassurer sur des batailles futures, ne font que redoubler ses terreurs. Elle ne connaît que le bruit des applaudissements ; mais, que voulez-vous ? ce bruit lui est nécessaire. Elle n’est en possession de tous ses moyens que lorsqu’elle se sent portée par le succès.
Il est vrai que le succès la soulève à un tel point qu’un de ces soirs, elle pourrait, encore dépasser la rampe et tomber aux pieds de M. Altès.
Rita Sangalli habite, — au bout du Trocadéro, en face la villa Lamartine, où l’auteur de Jocelyn avait enfoui sous les feuilles une sorte de chalet suisse plus original qu’élégant, — Rita Sangalli habite, dis-je, un petit hôtel tout flambant neuf, daté de 1881, qui détache sa façade blanche sur les verdures du bois de Boulogne.
Au fronton de ce buen-retiro sont taillés en pleine pierre un tambourin et une flûte de Pan, armes parlantes de la diva.
Celle-ci, chez elle, est moins italienne que parisienne, et vous la croiriez volontiers originaire des régions correctissimes du faubourg Saint-Germain, n’étaient la grâce féline de son être, son teint chaud et la jolie musique de sa voix.
C’est elle qui adressait la « rectification » suivante à une feuille du matin :
Dans un écho paru dans le numéro de votre journal, à la date d’hier, j’ai vu avec étonnement mon nom figurer parmi les belles petites ayant assisté aux courses.
Je n’étais point à Auteuil ; mais ce n’est là qu’une erreur insignifiante. Ce qui me touche beaucoup plus, c’est qu’en me plaçant au nombre des personnes que je n’ai point à juger, vous commettez une erreur beaucoup plus grave et contre laquelle proteste ma situation artistique autant que ma vie privée.
« Agréez, monsieur le directeur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués,
Peu bavarde et pas du tout banale, — fermée osbtinément aux indifférents et aux curieux, — et vive, et nerveuse, pourtant, dès qu’on entre en communion d’idées avec elle.
Fantaisiste, avec cela, excentrique, un peu bizarre, ainsi que l’atteste l’aménagement de son salon de réception : meubles cerises et or, où traînent des coussins bleu de ciel ; immenses glaces taillées en losanges, qui reflètent les bougies rose vif du lustre et des appliques, semblables à une floraison exotique…
Tandis que dans le salon voisin, entrevu par ses baies ouvertes, les bougies sont jaunes ; jaunes, les stores, tamisant une clarté orangée, et jaunes aussi les divans contournant la muraille.
Sur ces divans traînent des toiles sans cadre, inachevées, une Mademoiselle Lina, entre autres, nièce, parait-il, de la ballerine :
Mademoiselle Lina, les bras nus jusqu’à l’épaule, la frimousse tout allumée, est en train de manger un œuf à la coque.
Au-dessus d’elle, appendu au mur, un portrait en pied de Rita Sangalli, en costume de danse, la Psyché de la Source, je crois ; arc en main et carquois au dos, les jambes nerveuses sous le maillot et près de bondir du cadre : une toile exposée en 1881 et signée Chassaignac.
Un pastel représentant madame Sangalli mère lui fait face. En peinture, comme chez elle, comme à l’Opéra, Rita vit sous le regard de maman. Je ne sache pas qu’elle s’en plaigne.
Çà et là, au salon rouge, au salon jaune : un Boucher à côté d’un paysage extramoderne, une ravissante aquarelle de Lacoste, le dessinateur de l’Opéra, — et sur le piano, une poupée en porcelaine, engloutie jusqu’aux épaules dans une jarre de soie, de forme antique. Un peu partout, des albums et des partitions, des livres et des broderies, beaucoup de broderies.
Et l’hôte de cette espèce de lanterne chinoise aux reflets multicolores est la femme la plus froide et la plus sérieuse du monde. Elle dirige elle-même sa domesticité, tient ses livres à jour avec la rigidité d’un comptable et distribue les heures de sa journée, en en réservant la plus belle part au travail quotidien.
Car elle a fait construire, chez elle, une salle de danse qui tient tout le second etage de l’hôtel :
Le plancher est incliné, comme la scène de l’Opéra, et aboutit à une glace, d’un seul morceau, qui monte jusqu’au plafond, — pourvue à hauteur d’appui de la barre traditionnelle des classes de danse.
C’est là qu’elle étudie ses pas, deux ou trois heures par jour ; là aussi qu’à l’entendre, elle se trouve le plus heureuse.
Et lorsqu’elle redescend, les joues allumées, les cheveux au vent, trempée comme après une pluie d’orage, elle a l’air d’avoir fait une course folle pour échapper à la poursuite d’un demi-dieu.
Aussi, lorsqu’Halanzier l’emmena pour lui faire visiter la scène du nouvel Opéra :
— Eh bien, est-ce assez grand cette fois ? lui demanda-t-il.
Elle ne répondit pas, s’en alla au mur de fond de la scène, s’y arrêta une seconde, prit son élan et vint tomber, en trois bon ’s, sur le trou du souffleur, avec la grâce d’une chatte.
Halanzier était ravi et désespéré.
Elle a donné aussi des preuves d’énergie morale.
A un moment de sa carrière, la gracieuse jeune femme s’était faite impresaria.
Pendant son séjour en Amérique, elle avait réuni une troupe de trente-cinq danseurs et danseuses, — sans compter les violons, et avait voulu tenter la fortune.
Une circonstance fortuite, dès le début de la tournée, faillit ruiner l’entreprise.
Rita Sangalli s’était engagée par traité, avec la direction du théâtre de San-Francisco, à donner, dans cette ville, le 5 janvier 1869, à huit heures du soir, une représentation des Chasseurs noirs, ballet anglais à grand spectacle. Le directeur américain avait fixé le dédit à cinquante mille dollars en cas de retard, et comptait peut-être, à part soi, sur la légèreté de l’entreprise.
Or, on était au 28 décembre, lorsque Sangalli quitta New-York avec sa troupe, et nous savons qu’il y a entre les deux grandes villes huit jours de chemin de fer à toute vapeur.
En route, pour utiliser le temps, toutes les danseuses, assises en rond autour de Sangalli, dans son spacieux vagon américain, répétaient les Chasseurs noirs — avec leurs doigts : l’index et le médium figurant les jambes ; les violoneux, aux quatre coins du vagon, ràclant les motifs, — et les figures successives du ballet passaient dans les doigts alertes de nos ballerines et sous le bâton imperturbable de Sangalli, qui est, on le sait, une tempiste hors ligne.
Jusque-là, tout allait bien, lorsqu’on arriva à proximité du Missouri : c’était le 5 janvier au matin.
A cette époque de l’année, invariablement, le fleuve est pris, — et le train rapide le franchit, à l’aide de solives pourvues de rails que l’on assujettit sur la glace.
Impossible de passer.
Le temps était doux, la rivière inégalement prise, et la glace ! semblait tout au plus devoir porter un homme.
Le train, venant de San-Francisco, était en arrêt, au loin, de l’autre côté du fleuve, — et nul des voyageurs n’osait risquer le passage à pied.
— Cinquante mille dollars à payer : toute notre fortune ! soupirait madame Sangalli mère. Nous sommes perdues.
— Pas encore ! s’écria Rita. L’article du contrat qui stipule ces cinquante mille dollars en cas de retard oublie de mentionner ma troupe : « Si mademoiselle Rita Sangalli n’arrive pas, dit-il. » J’arriverai !
Et, sans avoir donné à sa mère le temps de répondre, elle s’engagea sur le fleuve, un petit ballot à la main où elle avait mis sa jupe de danse.
Il y avait ainsi trois lieues à faire : toute la largeur du Missouri. Mais de l’autre côté apparaissait la fumée du train de San-Francisco…
Madame Sangalli pleure, crie, appelle. La troupe anxieuse supplie son jeune général. Rita s’éloigne toujours. Alors, tout le monde s’emballe à sa suite, dans son élan, et la compagnie dansante file sur la glace, comme une volée d’oiseaux.
Sur l’autre rive, les voyageurs en panne lorgnent cette bande d’audacieux — où il y avait beaucoup d’audacieuses, — et suivent, haletants, les incidents de la traversée.
Tout le monde arrive sain et sauf, — comme un ouragan, emporté par trois heures de vitesse — , et saute dans le train.
Et le soir, à huit heures précises, on jouait les Chasseurs noirs au théâtre de San-Francisco.
P.-S. — On a pu lire dans les journaux du 9 septembre dernier :
Mariage d’étoile.
Hier matin, s’est accompli, sans bruit, dans l’intimité la plus stricte, à l’église Saint-Honoré d’Eylau, le mariage de mademoiselle Marguerite Sangalli avec le baron Marc de Saint-Pierre, secrétaire d’ambassade en inactivité.
La charmante ballerine était très modeste et très recueillie, à l’autel.
Elle portait une toilette de ville très élégante et très simple : robe de soie gris-perle avec chapeau assorti, gris et rose, le tout seyant à ravir.
Témoins de la mariée : le comte Zaremba de Jaracewski, aide de camp honoraire de S. M. le roi d’Italie, et M. Jules Comte, directeur des bâtiments civils.
Les témoins du marié étaient deux de ses amis personnels.
Rosita Mauri
Rue de Provence. Je n’indiquerai pas le numéro. Ceux à qui la charmante danseuse met le diable au corps avec les sauteries espagnoles du Cid n’auraient qu’à venir sous ses fenêtres plumer la dinde ou racler le jambon, — comme l’on dit là-bas, à Burgos ou à Séville, — et voyez-vous tout un quartier de Paris encombré d’amoureux, de guitares et de sérénades ?
Je cueille Rosita Mauri au vol — c’est le mot — au moment où elle va sortir.
Sous le vaste chapeau de peluche aux ailes retroussées qu’ombrage une plume cavalière, des frisons à la mode du jour embarbouillent un front qui n’a rien de rêveur. Les yeux brillent de tous les diamants de la jeunesse. Quelles cabrioles ils exécutent en vous regardant ! On dirait qu’ils tiennent à reproduire, dans la journée, les tours de force auxquels les pieds se livrent, le soir, en leur vivacité rythmée.
La bouche, charnue, décrit un arc redoutable, sans cesse bandé pour décocher les flèches roses de la moquerie. Le nez est malicieux, le menton railleur, le col énergique, et, sous les revers de la robe, sous les bouillonnements de la dentelle du corsage, sous les plis de la jupe, on devine la merveilleuse ligne du torse, le sein fleuri, les hanches rebondissantes, — toutes les splendeurs d’une divinité de la rampe, avec la grâce inconsciente d’une gazelle dans les bois.
Pour cadre à ce crayon, un salon bourgeois ! — le salon d’un chef de division en retraite ou d’un négociant qui a fait ses affaires, — mais curieux, eu égard à certains accessoires, à l’égal d’un chapitre des Victoires et Conquêtes.
Aux murs, sur les meubles, partout, des couronnes de feuillage d’or, des banderoles de satin de différentes couleurs, estampées de devises louangeuses ; des bibelots-souvenirs, des bouquets fanés, des corbeilles de fleurs artificielles ou naturelles, — trophées d’hier qui attendent les trophées de demain…
Il n’y manque que les colombes enrubannées que, dans certains théâtres d’Italie, on a lancées à la danseuse.
— Et, quand il n’y a pas de colombes, nous dit celle-ci en riant, on les remplace par des pigeons. J’en ai eu de quoi monter un colombier. Un soir, on me jetait le mâle, et, l’autre soir, la femelle.
— Et que diable avez-vous fait de tous ces volatiles ?
— Nous les avons mangés donc !
Il est vrai qu’en ce temps-là, Rosita Mauri gagnait quatre cents francs par mois, — pour soutenir toute une famille, — ce qui ne lui permettait pas d’émailler son ordinaire de truffes sous la serviette, de cailles en caisse et d’ortolans à la provençale.
Je ne sais pas si, dans son extrême jeunesse, Rosita Mauri avait autant de « diplomatie » que mademoiselle Emma Livry…
Mais elle avait non moins de pointes…
Et ces pointes, elle passait son temps à les essayer devant une glace.
Ce fut là, occupée à se faire des mines, que monsieur son père la pinça, un beau matin, à Barcelone, vers 1867. Le papa Mauri était danseur lui-même. Il adorait son art et sa fille. Aussi, malgré une assez vive opposition de sa femme, ne songea-t-il pas un instant à enrayer une vocation aussi clairement manifestée. L’année suivante, le père et l’enfant débarquaient à Paris, hôtel de Saragosse, rue Lafayette. On avait là, moyennant soixante-dix francs par mois, une grande chambre pour tout faire. Soixante-dix francs ! Une somme ! Si l’on songe que toutes les ressources du bonhomme ne s’élevaient qu’à une couple de centaines d’écus !
Notre ami Montjoyeux nous a laissé le croquis exact de ces pénibles commencements de notre étoile :
« Ses études eurent lieu chez madame Dominique. Un travail énorme, incessant, passionné. Un jour, Rosita manqua la leçon. Il faut qu’elle soit morte ! s’écria madame Dominique qui connaissait son élève et la regardait déjà comme un fleuron de sa couronne.
La vie était grave, sévère, presque dure. Il y avait là une partie entamée. Une fois dans le bal, il faut valser. M. Mauri était beau joueur. Quand vint la guerre, les fonds étaient bas. C’était la dernière martingale. Il emmena sa fille à Milan. L’éducation touchait à sa fin : les économies aussi. »
Aujourd’hui que ses appointements l’autorisent à se traiter fastueusement, Rosita Mauri se montre d’une sobriété en tous points espagnole : une tasse de chocolat prise au lit, le matin, à neuf heures ; à deux heures, en revenant de l’Opéra, un biscuit trempé dans un verre de malaga ; à six, le dîner de famille. La diva vit, entre son père et son frère, dans une uniformité paisible, recevant quelques abonnés, tapotant un peu du piano, parcourant le volume en vogue, se couchant tôt quand elle ne danse pas, et, comme elle n’oublie jamais de le faire remarquer aux journalistes qui la viennent mettre à la question piquant elle-même ses chaussons de travail…
— Et pas la plus petite aventure ?
— Ma foi, non. A Milan, j’ai étudié avec Penco, et j’ai débuté là-bas dans un ballet intitulé : Le Songe du Vizir. A Paris, je me suis produite dans le divertissement de Polyeucte, M. Halanzier étant venu me chercher à la Scala, où j’avais un engagement…
— Et après ?…
— Plus tard, j’ai repris le rôle de la Sangalli, dans Yedda… Ah ! j’avais une peur, une peur !… Le prince et la princesse de Galles assistaient à la représentation : après le second acte, le prince est descendu me complimenter au foyer…
— Et puis ?
— Et puis, j’ai dansé dans la Korrigane, dans Françoise de Rimini, dans le Cid, — et je vais danser dans les Deux Pigeons…
— Et c’est tout ?
— C’est tout.
Sur quoi je me pris à penser :
Il en est des femmes comme des nations…
Heureuses celles qui n’ont pas d’histoire !
A l’Opéra, on dirait : d’histoires, — et ce pluriel ne paraîtrait pas singulier.
Julia Subra
L’Ophélie du foyer de la danse. Ses yeux baissés, aux longs cils, semblent des têtes de colombes. D’un blond léger, tendre et vaporeux. Fluide, éthérée, immatérielle : la tige d’un lis !…
Le lis a fleuri sur la fenêtre d’un tailleur en chambre de Montmartre. Le tailleur était marié. Il avait, en outre, un garçon qui l’aidait dans toutes ses besognes. Dans ce ménage à trois naquirent trois enfants, dont deux filles. Une de moins que chez M. et madame Cardinal. Nonobstant, les époux Subra cessèrent de se montrer inquiets sur l’avenir.
On mit les petites à l’Opéra. A parler franc, Constance, l’aînée, n’avait de dispositions que pour la tragédie. Par malheur, un défaut de prononciation nécessitait chez elle l’emploi de ces boules de caoutchouc par lesquelles nos apprenties Rachel remplacent les cailloux de Démosthènes.
— Constance, lui répétait journellement son professeur, pourquoi ne te sers-tu pas de ces boules ?
— Monsieur Albert, maman ne veut pas : elle dit que ça m’agrandit la bouche.
— Constance, ta mère est une idiote !
Hélas ! plus malheureuse qu’idiote, la brave femme ! car elle n’eut pas le temps de prendre sa part du succès et de la prospérité de sa cadette. Celle-ci, dès son plus jeune âge, quoique chétive et maigrichonne, avait déjà des attitudes et des mouvements d’une grâce toute particulière. Avec cela, douée d’un jugement sérieux. Comme l’on causait devant elle, à la classe, d’une demoiselle qui venait de sauterie pas, — un pas non réglé par Mérante, — et comme quelqu’un demandait :
— Connaissez-vous quelque chose de plus bête qu’une femme qui se donne pour cinq misérables louis ?
— Oui, déclara péremptoirement la fillette : c’est celle qui se donne pour rien.
Quand ils ont tant d’esprit, les enfants arrivent vite.
Constatons, cependant, que c’est est en partie à la force de ses pointes que la petite Subra est parvenue à la situation qu’elle occupe, et que, pour y atteindre, elle a consciencieusement travaillé.
Madame Mérante s’y était attachée et lui avait fait réaliser des progrès étonnants lorsque, passant coryphée, elle dut entrer, de par les règlements, dans la classe de madame Dominique.
Ce fut à cette époque qu’on la remarqua dans Don Juan, dans Faust, dans la Muette et dans la Juive.
Plus tard, après un brillant examen passé devant le sanhédrin de l’Opéra, — MM. Vaucorbeil, Meyer, Mérante, Pluque, Régnier, Vasquez, Raymond, et mesdames Righetti, Sanlaville, Piron, Mauri, Fatou, Fonta, — elle fit, dans Hamlet, un éclatant début. Plus tard encore, elle se montra avec le même talent, avec le même bonheur, dans Namouna, dans le Fandango, dans Françoise de Rimini et, enfin, dans Coppélia, qui avait valu les jolis vers suivants à la poveretta Giuseppina Bozzacchi. Des vers que, ma foi, l’on pourrait, avec un peu de bonne volonté, appliquer sans désavantage à la ballerine actuelle :
Son corps grand, dans le ciel bleu,Flotte au vent comme une flammèche,Prise à la mousseline sèche ;On dirait une fleur de feu.Elle est folle et pensive un peu.Son pied fin, que la rampe lèche,Pique le sol comme une flèche,Et ses mains sont pleines de jeu,Elle est enfant, mais elle est fée,De neige vêtue et coifféeDe clair de lune, comme il sied.Dansant les rondes éternelles,Les anges, s’ils avaient son pied,Ne voudraient plus porter des ailes
La diva Subra est douée d’une physionomie intéressante, — sentimentale et ingénue, — sous laquelle se tendent des muscles et une volonté de fer. La mignonne a dû se chanter, comme la Chonchon de la Grâce de Dieu :
A l’Opéra, je serai reine !En satin j’aurai des souliers,Du vermeil, de la porcelaine,Des laquais à tête africaineEt des commandeurs à mes pieds !
J’ignore si ses laquais ont « la tête africaine » ; mais je sais qu’elle a pignon sur rue, argenterie au panier, vins à la cave, diamants à l’écrin, chevaux et voitures à l’écurie. Je sais qu’elle vient d’acheter une bicoque de cent mille francs pour y remiser la vieillesse de son papa. Je sais qu’elle a pour grande maîtresse de sa maison l’excellente maman Sacré, qu’elle admet à l’honneur de monter dans ses carrosses et d’avoir tabouret en sa cour ; la maman Sacré, une ancienne amie de Montmartre, qui s’en va sans cesse répétant :
— Ah ! si sa pauvre mère pouvait voir tout cela !
Je sais encore qu’elle a ses historiographes pour nous apprendre que sa loge est une cage charmante, bien digne de l’oiseau qui l’habite, avec un papier doré de couleurs éteintes, de bons meubles capitonnés, des fleurs rares et des bibelots précieux ; qu’elle a un peu engraissé, depuis ses débuts, ce qui la complète d’une façon fort agréable pour les yeux ; qu’elle travaille la musique, qu’elle aime la littérature ; que, chez elle, on vient lui faire des conférences sur les œuvres anciennes et modernes des maîtres en tous genres ; qu’elle étudie les langues étrangères, — y compris le flamand et le wallon, — et que sa vie est remplie par les occupations d’une femme de goût et d’une femme d’esprit.
Je sais, enfin, qu’elle a pris pour devise : Anvers e contre tous.
Il paraît, du reste, que cette ville de Belgique ne tient pas une place médiocre dans les affections de la petite Subra ; car on entend souvent ses camarades lui dire :
— N’est-ce pas que tu fais cas, hein, d Anvers ?