II
Vocation.
Mademoiselle Célestine Émarot et mademoiselle Emma Livry. — La chasse aux confitures. — De la diplomatie et des pointes ! — Qualités indispensables. — Réponse d’une ballerine au docteur Véron. — Un mot de portier. — Des vers de Vermersch. — Un père authentique. — La danseuse, le vieux soldat et le marquis. — C’est mon père naturel ! — Les jeux de l’amour et du hasard. — Une fine mouche. — Papa et galant. — Généalogie ordinaire. — Enfants de la balle. — Elles rebondissent !
On raconte qu’un jour mademoiselle Emarot, — mère de mademoiselle Emma Livry, — étant entrée inopinément dans sa salle à manger, y surprit sa fille, alors âgée de six ans, en train de fourrager un pot de confitures, assez haut perché sur un buffet.
Pour atteindre à ce paradis de gelée de groseille, l’enfant avait tendu le jarret outre mesure et se tenait en équilibre sur le bout de ses pieds mignons dont les orteils nerveux, aigus, inébranlables, ressemblaient aux deux lames d’acier d’un compas audacieusement piquées dans le plancher.
— Que faites-vous donc, Emma ? interrogea sévèrement la sylphide en retraite.
La fillette ne perdit pas un centimètre de son aplomb.
— Maman, répliqua-t-elle avec calme, j’étudie ma géographie.
— De la diplomatie et des pointes ! pensa mademoiselle Emarot. Quelle vocation ! Ma fille sera danseuse.
De la diplomatie et des pointes : tout est là.
Je n’avancerai pas que, dans cette double spécialité, il faille se montrer de la force d’une note de feu M. de Talleyrand, ou d’un couplet de Xavier, Duvert et Lausanne. Non ; pour les jeunes personnes qui aspirent à devenir les madones de l’art… chorégraphique, il s’agit simplement de parvenir à ce degré d’élasticité — de muscles, de mœurs et de langage — dont le docteur Véron nous fournit l’exemple suivant dans le troisième volume de ses Mémoires :
« Je m’aperçus que l’une de mes ballerines, quoique dans une position intéressante, n’en continuait pas moins son service, fort pénible à cette époque. Je l’engageai à le suspendre et lui demandai avec bienveillance :
— Quel est le père de cet enfant ?
Elle me répondit naïvement :
— C’est des messieurs très bien que vous ne connaissez pas. »
Toutes les danseuses n’ont pas eu — comme mademoiselle Emma Livry — le privilège de naître des amours d’une rose de l’Opéra et d’un papillon du Jockey-Club.
La plupart sont filles de petites gens : mercenaires de l’atelier, du magasin ou du bureau, artistes infimes et émérites, concierges dont la femme a fait le ménage de bon nombre de locataires — et bien autre chose avec.
Je disais à mon portier :
— Père Machin, votre aînée est crânement gentille !
Le digne homme me répondit — en faisant jabot :
— Je le crois fichtre bien ! Mon épouse a été la maîtresse d’un général !!!
La « vocation » chez les danseuses !…
Hé ! mon Dieu, c’est toujours l’histoire racontée — en vers — par Vermersch :
Monsieur Pipelet rêve dans sa loge ;Un papillon noir vole en ses pensers ;Ses deux filles ont l’âge des baisers,Et sont toutes deux belles — sans éloge.Que faire aujourd’hui de ces deux enfants ?…Il faut sans retard qu’elles soient pourvues :Elles ne pourront bientôt, étant nues,Voir sans en rougir leurs seins triomphants.Monsieur Pipelet rêve dans sa loge…Car il faut décider de leurs destins,Et ses vœux encor restent incertains :Il songe depuis trois heures d’horloge.On en pourrait bien faire assurémentDeux femmes de cœur, mères de famille,Préparant la soupe et tirant l’aiguille,Et dont le mari resterait l’amant ;On leur choisirait (bientôt) un brave hommeQui, sans s’arrêter aux marchands de vin,Le soir rentrerait en disant : Enfin !…Et les rendrait fort heureuses, en somme.Mais non ! Pipelet trouve bien trop laidLe sort obscur des femmes qui tricotent,Dignes des bourgeois épais qui radotentComme aux temps lointains où Berthe filait !Il veut, ce naïf, pour ses « Demoiselles »Les feux de la rampe et des grands succès,Les bravos sans fin et les frais bouquets,Et les voix disant : « Dieux ! qu’elles sont belles ! »Et pourquoi pas, donc ?… L’aînée a des yeuxQui feront très bien dans un vaudeville ;La cadette a la plus fine chevilleQue l’on vit dans les ballets vaporeux.Elles conquerront un renom suprême,Si l’on peut tirer trois ou quatre mots,Dans le feuilleton d’un des grands journaux,De ce gazetier qui loge au troisième.Avec un petit grain d’habiletéElles charmeront de vieilles figuresQui leur offriront hôtels et voitures,Avec un laquais de blanc cravaté ;Dans un clair étui de gaze et de soieLeur corps mollissant se dessinera,Et la Galerie, aux soirs d’Opéra,Se pâmera, rien qu’à les voir, de joie…
Oh ! les pères de danseuses !
Que dites-vous de celui-ci ?
Mlle F. S. un petit sujet, est la fille d’un ancien soldat.
Elle et le marquis de X…, un abonné s’aimaient d’amour tendre.
Un soir, Mlle F. S… ne rentra pas, pour la première fois, au domicile paternel.
La mère pleura beaucoup.
Le père veilla, lui, toute la nuit.
Il ne dit pas un mot à sa femme, qui, le matin, s’évanouit en le voyant endosser son ancien uniforme, mettre son épée au côté, et sortir, le visage sombre et les mains crispées.
Le petit frère suivit le père de loin et revint dire à sa mère qu’il venait d’entrer tout droit chez le marquis de X…
La mère se leva et courut à l’église.
Le père de la danseuse F. S… avait en effet pénétré dans l’hôtel X.
Le domestique voulut faire des difficultés, vu l’heure par trop matinale de cette visite, mais le vieux militaire insista d’un ton si ferme que Jean alla réveiller son maître et lui dire le nom du visiteur.
Tableau !
Il fallait pourtant faire contre fortune bon cœur.
Mlle F. S…, tout en larmes, courut se cacher à l’extrémité de l’appartement.
M. le marquis de X… s’habilla correctement, et s’étant composé un visage de circonstance, entra dans le salon où l’attendait le père de la danseuse.
Ils se saluèrent gravement, et le père, prenant le premier la parole, dit ces simples mots :
— Monsieur le marquis, aurai-je du moins mon litre tous les jours ?
D’aucunes parmi nos ballerines chercheraient vainement sur les registres de l’état civil le paraphe de l’auteur de leurs jours.
Mademoiselle Y…, du deuxième quadrille, dit de M. de Z…, des Ganaches :
— C’est mon père naturel.
Les jeux de l’amour et du hasard ont été même, plus d’une fois, habilement exploités par ces demoiselles.
C’est ainsi qu’une scène bizarre s’est passée dernièrement au foyer.
Une des plus charmantes coryphées a pour mère une ancienne modiste qui a rôti — par tous les bouts — le balai de la galanterie.
Un nouvel abonné très riche, chauve, quinquagénaire et obèse, mourait d’envie de faire la connaissance de la jeune fille.
Après avoir lutté longtemps contre une timidité bien naturelle, il eut recours à des circonlocutions.
— Mademoiselle, lui dit-il, votre mère était une fort honorable commerçante. Je l’ai beaucoup connue…
Ici, il fit une pause nécessitée par l’émotion.
La danseuse ouvrait de grands yeux étonnés.
Le monsieur reprit :
— Oui, je l’ai beaucoup connue, il y a dix-huit ou dix-neuf ans.
Une lumineuse idée traversa la cervelle de la ballerine.
— Vraiment ! répondit-elle.
— Ma foi, oui…
— Quoi ! vous seriez…
Et, sans plus attendre, la jeune fille se prit à courir, appelant ses camarades :
— Mesdemoiselles, venez !… Si vous saviez !… Ah ! que je suis heureuse !… Je viens de retrouver mon père !
— Mais je n’ai pas dit… essayait d’objecter le gros monsieur.
Vains efforts, sa protestation se perdait au milieu des cris de joie de l’enfant qui lui avait sauté au cou et l’embrassait à l’étrangler.
Pendant ce temps-là, les petites camarades ameutées venaient apporter le tribut de leurs félicitations.
Enfin, l’abonné parvint à se faire écouter, et il déclara à la jeune danseuse qu’elle avait mal interprété ses paroles, et qu’il avait de très bonnes raisons pour décliner absolument sa paternité.
Mais la fine mouche n’a pas voulu en démordre, et quand le gros monsieur entre au foyer, elle l’appelle papa gros comme le bras.
Du reste, celui-ci, à la suite d’une conversation à voix basse avec la petite coryphée, paraît avoir pris son parti sur cette qualification.
— Est-ce que sérieusement, a dit hier soir à la fillette une de ses camarades de loge, tu crois que M. V… est ton père ?
— Que tu es bête ! J’ai compris tout de suite qu’il voulait me faire la cour. Alors, comme Jules, — mon amant de cœur, — est très jaloux, j’ai détourné les soupçons une bonne fois pour toutes.
Beaucoup de danseuses — enfin — sortent de la boutique, c’est-à-dire de parents appartenant ou ayant appartenu au théâtre, — dans les bas emplois le plus souvent — ou bien encore de tout ce monde qui grouille aux environs des planches et qui en vit : comparses, machinistes, accessoires, habilleuses, claque et clique de la contremarque, du petit banc et de la location.
A deux ans et demi, elles ont fait l’Amour dans une féerie.
Plus tard, elles continuent.