(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Avant-propos »
/ 775
(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Avant-propos »

Avant-propos

Il est rare qu’on ne se passionne pas pour les genres d’étude que l’on s’est choisi. J’ai craint ce danger en écrivant cet Ouvrage, et pour m’en garantir, je me suis rappelé mille fois les prétentions ridicules des différents maîtres du Bourgeois Gentilhomme.

Je déclare donc, avant d’entrer en matière, que je ne crois point la Danse la plus excellente chose qu’on puisse faire, et que je suis persuadé qu’il y a dans le monde des objets d’une plus grande importance que ne le sont même les beaux-arts.

Ils nous procurent cependant des avantages si constants et en si grand nombre ; ils peuvent prévenir tant de maux, ils sont la source inépuisable de tant de plaisirs, qu’il est difficile de les connaître, de les approfondir, d’en écrire, sans laisser échapper pour eux une sorte de considération qu’ils inspirent et qu’ils méritent.

Ce qui ne paraît, du premier coup d’œil, que frivole ou tout au plus agréable, prend dans l’examen un air imposant, l’imagination s’échauffe, à mesure qu’on démêle les marches diverses de l’industrie humaine. Le chagrin succède à ce premier mouvement de chaleur en apercevant les obstacles qui arrêtent leurs progrès. Le cœur en est affecté, et l’esprit s’en occupe. On voudrait alors, pour l’honneur, pour la félicité de son siècle, faire passer rapidement les découvertes qu’on croit avoir faites, ses réflexions, ses vues dans l’âme de tous ses contemporains. Un goût vif pour un art est inséparable du désir de son accroissement, de sa perfection, de sa gloire : et le moyen que ce qu’on désire ne se présente pas comme un objet important ?

Voilà ce que j’ai éprouvé en me livrant à cet Ouvrage, et mon excuse sur la manière dont je l’ai écrit. J’ai traité assez sérieusement un sujet qu’on ne regardera peut-être que comme très futile. Je sais que j’aurais pu l’égayer aisément. Je n’avais qu’à m’attacher un peu moins à l’histoire de l’Art et beaucoup plus à celle des Artistes ; mais je n’ai point cherché à rendre cet Ouvrage plaisant. Mes désirs se bornent à le voir un jour utile.

Dans le choix, l’arrangement, la suite des faits, je ne me suis décidé qu’après beaucoup de recherches, une longue étude, et une exacte discussion. Il me reste cependant à prévenir quelques doutes qu’on pourrait former sur la partie historique de ce Traité, en partant d’après une autorité que je reconnais fort supérieure à la mienne.

L’abbé Du Bos [Dubos], à la suite de ses réflexions sur la Poésie et la Peinture, a fait un volume entier pour établir un système tout à fait nouveau sur la Musique et la Danse des Grecs et des Romains. Il prétend que leur Chant n’était point un Chant, et que leur Danse n’était point une Danse.

On ne peut mettre ni plus d’esprit, ni plus d’érudition dans un Ouvrage que l’abbé Du Bos en a répandu dans cette partie du sien ; mais elle manque par les fondements. La vérité seule peut être la base d’un bon Livre, elle règne avec le sentiment, la bonne métaphysique, et le goût dans ses deux premiers volumes. Il l’a abandonnée dans le dernier, pour se livrer à l’esprit de système, qui n’est que de l’esprit.

Cet Académicien convient d’abord que jusqu’à lui, on avait cru tout bonnement que les Anciens chantaient et dansaient sur leurs théâtres de la manière à peu près que l’on chante et danse sur le nôtre ; mais comme les chants et les danses de son temps ne lui paraissaient avoir qu’un rapport très éloigné avec les prodiges que le Chant et la Danse ont opérés autrefois à Rome et dans Athènes ; que d’ailleurs il était intimement persuadé, que les hommes ne pouvaient avoir chanté ni dansé mieux qu’ils dansaient et chantaient à notre Opéra, il en a conclu, 1°. Que les sons qu’il entendait, et les pas qu’il voyait faire étaient la perfection possible du Chant et de la Danse. 2°. Qu’il fallait indispensablement que ce que les Anciens appelaient Chant et Danse fût toute autre chose que ce que nous nommons comme eux ; puisque malgré notre perfection supposée, notre effet théâtral était constamment si loin du leur1.

Ces deux conséquences, qui ne sont assurément pas d’un bon Logicien, persuadèrent l’abbé Du Bos de la nécessité d’un expédient qui peut concilier de si grandes difficultés, et cet expédient il crut l’avoir trouvé dans son système et par un mot nouveau qui n’a pas fait fortune. Il appela le Chant des Anciens Récitation et leur danse Saltation.

Or ce système n’a pour base que deux erreurs, et il a d’ailleurs tous les caractères qui peuvent rendre un système inadmissible.

Premièrement les parties mécaniques de la Musique, du Chant et de la Danse des Grecs et des Romains étaient évidemment pour le fond, pour les principes, et à plusieurs égards, pour la forme les mêmes que les nôtres.

Secundo. Toute la différence qu’on peut remarquer en elles n’est et ne peut être que dans les effets.

Tertio. Cette différence dans les effets ne peut provenir que de deux causes. La supériorité de leurs artistes sur les nôtres est la première. Notre sensibilité2 moins grande que la leur est la seconde.

Je laisse ici la Musique ancienne dont je parlerai à fond dans un ouvrage particulier, pour ne m’occuper que de la danse qui doit être aujourd’hui mon sujet unique.

Or je trouve dans tous les monuments anciens la démonstration de ma première proposition. Il n’est point d’antique représentant, par exemple, les Orgies, sur laquelle on ne voie gravés des mouvements de Danse parfaitement semblables aux mouvements de la nôtre. Dans les Tableaux de Philostrate de ce genre, je trouve le même caractère. Homère nous retrace dans l’Iliade les exercices de Danse des héros grecs. Il nous décrit les danses gravées sur le Bouclier d’Achille. Il nous peint la supériorité de Mérion dans la Danse. Les Historiens, les Philosophes, les Poètes, les Orateurs, toute l’antiquité désignent cet art ou cet exercice avec les mêmes expressions. Je vois partout que la Danse était formée de pas mesurés, de gestes, d’attitudes en cadence qui s’exécutaient au son des Instruments ou de la voix.

Secondement, les Danses des Fêtes particulières des Anciens furent appelées du même nom générique qu’on donnait à la Danse3 théâtrale. Nous savons, à peu près, comment elles étaient composées4, et la manière dont on les exécutait ; les nôtres leur sont en tout parfaitement semblables. Il ne serait certainement pas possible de leur appliquer le système de l’abbé Du Bos. Il ne l’a pas fait pour elles, et il ne forme même aucune prétention sur ce point. Or il est évident que si la Danse théâtrale ancienne n’avait pas été formée des pas, des attitudes, des mouvements de la Danse simple, si elle avait eu un autre fond, en un mot si elle n’avait pas été une vraie danse, les Grecs et les Romains, les plus exacts de tous les hommes dans la dénomination des Arts qui leur furent connus, ne se seraient pas servis d’un seul mot générique pour les désigner l’une et l’autre. Ils firent des mots sans nombre pour expliquer les différentes Danses qu’ils exécutaient : chacune a son nom qui la distingue. Pourquoi n’auraient-ils eu qu’un même mot pour désigner deux espèces qui auraient été tour à fait dissemblables.

Troisièmement, la diversité des effets de la Danse théâtrale ancienne et de la nôtre, qui a induit l’Abbé Du Bos dans la plus grande erreur, se concilie fort aisément avec la certitude dans laquelle il aurait dû être, lui qui connaissait si bien l’antiquité, que les Grecs et surtout les Romains, ont porté cet Art infiniment plus loin que nous ; et c’est ce qu’on verra sans obscurité par le détail des faits que j’ai recueillis, pour former la suite historique de cet Ouvrage.

Quatrièmement, l’Abbé Du Bos a cru la Danse de son temps parvenue au plus haut point de perfection possible. Celle du nôtre lui est cependant très supérieure5 ; et je prouverai, malgré cela qu’elle n’est encore en comparaison de celles des Romains, que dans l’état où se trouverait un jeune homme rempli de dispositions heureuses, avant que des maîtres habiles les eussent développés.

Si ce que j’avance est vrai (et l’on en verra les preuves les moins équivoques dans le cours de cet Ouvrage) que deviennent toutes les conjectures de l’Abbé Du Bos ? Quel besoin avons-nous d’un système pour concilier des difficultés qui n’existent point ?

L’édifice élevé par l’Abbé Du Bos sur le fondement de la perfection prétendue de la Danse de son temps, s’écroule donc évidemment de lui-même. J’ose croire par conséquent la partie historique de cet Ouvrage hors de toute atteinte : j’en ai pour garant toute l’antiquité.

Dans la partie didactique, je n’ai en faveur de mes observations et de quelques règles que j’ai hasardées, que les preuves mêmes dont je me suis aidé pour les établir. Il est très possible qu’elles trouvent des contradicteurs ; mais je les remercie d’avance, s’ils daignent me fournir des lumières nouvelles. Je n’ai point de sentiment que je ne sois prêt de sacrifier à celui qu’on voudra bien me prouver meilleur que le mien.

Je cherche la vérité, je souhaite la trouver, j’aspire même à l’honneur de la faire connaître ; mais je n’ai nulle sorte de prétention à la législation : ce ne sont point des préceptes que je veux donner ici. Ce sont simplement des réflexions que j’écris, des vues que j’indique, des moyens que je propose. Si quelque mot décisif m’échappe, s’il se glisse dans mon style quelque expression tranchante, j’en préviens mes Lecteurs ; je n’ai envie que d’être précis.

La matière que j’ai traitée est neuve en notre langue ; quoique nous ayons déjà une Histoire de la Danse 6, et un Traité des Ballets 7. Le premier de ces Ouvrages n’a point touché à l’objet que j’ai en vue. Le second est un Livre excellent ; mais il roule tout entier sur un genre que nous n’avons plus et qui n’a qu’un rapport très éloigné avec la Danse théâtrale, telle que je prétends qu’elle doit être.

Les Chorégraphies de Thoinot Arbeau8, de Feuillet, et celle dont Beauchamps se fit déclarer auteur par un Arrêt du Parlement, ne sont que des Rudiments de Danse. Mon objet est une espèce de poétique de cet Art.

Mais pour qu’elle produise les avantages que j’ose en attendre, il est nécessaire qu’on veuille bien se tenir en garde contre cette sorte d’ascendant que prennent sur nous les choses déjà faites avec quelque succès dans les Arts. Les Artistes qui n’y sont que trop attachés craignent encore de déplaire en s’en écartant. Ils suivent ainsi, sans autre effort, les vieilles rubriques ; le talent comme retenu par une chaîne pesante, reste dans la langueur : l’Art est sans progrès, et notre Théâtre sans variété.

Nous éprouvons tous les jours que la nouveauté dans les productions des Arts que la France cultive, peut seule nous causer une certaine émotion vive, qui est le plaisir. Nous regardons cependant, dès l’abord comme des innovations dangereuses tout ce qui s’écarte de, la route commune. Nous tenons par l’habitude et par l’amour-propre à tout ce qui nous a plu ; quoique l’expérience nous démontre qu’il nous faut des charmes nouveaux pour nous plaire.

Cette contradiction a pour principe, sans qu’on s’en doute, un vice du cœur humain. On est blessé de toute supériorité présente dans les points même sur lesquels on croit de bonne soi n’avoir aucune sorte de prétention. Voilà une des causes principales de la prédilection qu’on conserve pour les ouvrages de poésie, pour les tableaux, pour les spectacles qu’on connaît déjà. Voilà le principe de cette défiance constante qu’on se plaît à manifester dans toutes les occasions pour les talents contemporains9 d’admiration qu’on s’obstine à prodiguer aux talents qui ne sont plus.

Qu’il me soit permis de transcrire ici ce que l’Abbé Du Bos a recueilli à ce sujet sur la Danse. La connaissance des faits, abrège les discussions et rend plus aisé l’établissement des principes.

« Il y a quatre-vingts ans10 que tous les airs de Ballet étaient un mouvement lent, et leur chant, s’il m’est permis d’user de cette expression, marchait posément même dans la plus grande gaieté.

Le petit Moliere [Mollier] avait à peine montré, par deux ou trois airs qu’on pouvait faire mieux. Lorsque Lully parut, et quand il commença de composer pour les Ballets de ces airs qu’on appelle des airs de vitesse. Comme les Danseurs qui exécutaient les Ballets composés sur ces airs étaient obligés à se mouvoir avec plus de vitesse et plus d’action que les Danseurs ne l’avaient fait jusqu’alors, bien des personnes dirent qu’on corrompait le bon goût de la Danse, et qu’on allait en faire un Baladinage.

Je ne dirai pas qu’on ne l’ait quelquefois gâtée à force de vouloir l’enrichir […]. Les personnes qui tiennent pour l’ancien goût allèguent les excès où tombent les Artisans qui outrent ce qu’ils sont, lorsqu’elles veulent prouver que le goût nouveau est vicieux […] mais le public s’est si bien accoutumé à la nouvelle Danse théâtrale, qu’il trouverait fade aujourd’hui le goût de Danse lequel y régnait autrefois. Ceux qui ont vu notre Danse théâtrale arriver par degrés à la perfection où elle est parvenue, etc. »

Du peu de mots que je viens de rapporter, il résulte 1°. Que les embellissements que Lully fit à la Danse du théâtre, furent d’abord jugés un Baladinage ; parce qu’ils s’écartaient de l’ancienne tablature commune.

2°. Que pendant que l’Abbé Du Bos vivait et que Lully n’était plus, les opinions étaient tout à fait changées et qu’on en était venu à n’être content que de ce qu’avait fait Lully.

3°. Que tout ce qu’on osait tenter alors par-delà était réprouvé comme des excès outrés et de mauvais goût.

4°. Que lorsque l’Abbé Du Bos écrivait on était très persuadé, ainsi que lui, en France, que la Danse de notre Opéra était parvenue au point de perfection qu’il lui est possible d’atteindre.

Ainsi, depuis près de cent ans, on tient à Paris à peu près le même langage sur chacun des pas que la Danse fait sur notre Théâtre pour avancer. Ce qu’on croyait la Danse noble, a été remplacé par ce qu’on a appelé un Baladinage. Ce Baladinage est devenu à son tour la seule Danse noble, à laquelle on a substitué dans les suites une Danse plus animée, que les louangeurs du temps passé ont jugée un excès outré et de mauvais goût, et c’est cette dernière qu’au temps de l’Abbé Du Bos on regardait comme la perfection de l’Art.

La prévention s’expliquera de même sans doute, si une nouvelle Danse mieux composée, plus active, moins monotone, s’établit de nos jours sur les débris de toutes les autres ; mais l’extravagance d’un pareil discours mise une fois en évidence, il n’en saurait plus résulter aucun danger ni pour les Artistes ni pour l’Art ; et on osera danser sur notre Théâtre mieux que du temps de Lully, que du temps de l’Abbé Du Bos, que du temps même de Dupré [Voir Chaconne, Entrechat, Gargouillade], sans craindre de se rendre ridicule.

J’ai eu souvent besoin d’exemples pour éclaircir mes propositions ou pour les prouver ; mais j’ai cru devoir les prendre ailleurs que dans les Ouvrages lyriques des Auteurs vivants. J’ai parlé de Quinault comme on aurait dû toujours en penser, et de Lamotte [La Motte], comme j’en pense.

Un Écrivain, au reste, qui voudrait faire un Traité philosophique sur la Rhétorique, n’aurait garde de s’amuser à des recherches frivoles de Grammaire. Aristote et Quintilien ont supposé les lettres, les mots, la langue, en un mot trouvée et convenue. En écrivant de la Danse, je suppose de même les pas et les figures, qui ne sont que les lettres et les mots de cet Art.