Septième lettre.
Juste Odoard à Mlle de Nesmes.
Je l’ai vu enfin, ce grand personnage, grand de toute la tête plus que moi, beau comme un dieu antique, timide comme une jeune fille, mélancolique et doux, sympathique et charmant à ce point que j’ai peur de me prendre d’amitié sérieuse pour lui sans être payé de retour. J’ai dans l’idée que les gens parfaits doivent trouver tous les autres au-dessous d’eux. Tu m’aimes pourtant, toi ; il n’y a que cela qui me donne un peu d’aplomb dans la vie.
Il s’est informé de moi en descendant de voiture, et tout de suite m’a cherché dans le parc où j’avais été contempler encore l’admirable vue qu’il domine.
M. d’Autremont, ou M. Flaminien, comme l’appelle Champorel quand il lui parle, a, comme je te l’ai dit, vingt-six ans, mais on lui en donnerait bien trente. Sa figure porte les traces des grandes douleurs de sa première jeunesse. Il est bien mis, avec une sorte de négligence. Sa démarche est celle d’un homme qui s’abandonne à la vie, plutôt qu’il ne la retient et qui semble avoir renoncé à toute espèce de lutte. Il est venu à moi, la main ouverte et le sourire aux lèvres ; mais c’était le sourire un peu forcé des gens craintifs. Son regard ne plongeait pas dans le mien, tant il semblait le redouter. Il m’a demandé pardon d’avoir été forcé de s’absenter au moment de mon arrivée, s’est enquis des soins dont j’avais été l’objet, et surtout de l’état de ma santé.
Il a une voix pure comme son visage, avec peu d’inflexions. Cela coule dans l’oreille comme le bruit d’une eau qui court dans l’herbe discrètement. Enfin il a, au plus haut point, ce que l’on appelle le charme, d’autant plus qu’il ne paraît pas s’en douter et que, s’il a de l’esprit, il n’en veut pas montrer. Ses expressions sont simples et ne cherchent pas le pittoresque.
Je pense que je ne lui ai pas déplu ; car, au bout de quelques instants, il m’a paru avoir surmonté le premier malaise et ne plus se forcer pour m’encourager. Il ne voulait pas encore, disait-il, me parler de ses projets de construction ; mais je lui ai répondu que je commençais à m’en tourmenter et qu’il me rendrait grand service en donnant un aliment à mes réflexions.
« Eh bien, m’a-t-il dit, nous avons le temps de faire le tour de l’édifice avant de dîner. » Et tout en marchant, il a ajouté : « Vous voyez ! Ce vieux manoir formé d’entassements de diverses époques est froid et incommode. Je ne vous dirai pas qu’il est un peu triste, je sais qu’il est navrant ; mais je l’aime ainsi, et sauf quelques réparations peut-être nécessaires à sa solidité. — vous en jugerez, — je n’y veux pas toucher. Mais il me faut une habitation d’hiver à 200 mètres plus bas que la terrasse où nous sommes. Le climat est tout différent, surtout si nous pouvons établir un logis quelconque tourné vers le midi. Là est la difficulté. La montagne est si rapide de ce côté-là, qu’il faudra entailler considérablement la roche et peut-être compromettre la solidité des assises du manoir actuel. C’est là ce que je vous demande d’examiner avec la plus scrupuleuse attention et avant tout.
— Avant tout, monsieur le duc, il faudrait me dire quelle importance vous voulez donner à la construction nouvelle.
— J’en veux donner autant que possible, je suis habitué aux grands appartements. Mais on peut leur assigner peu de profondeur eu se rattrapant sur le développement en largeur. »
Nous avions descendu le flanc escarpé de la montagne. J’examinai la roche et pris de l’œil mes mesures. Le projet n’était pas impraticable, mais il offrait de grandes difficultés à vaincre, partant de grosses dépenses. « Cela ne fait rien, dit-il, ce sera du travail pour les gens du pays. ».
Nous avons causé ainsi pendant deux heures, et puis la cloche nous a avertis de l’approche du dîner.
Le duc avait passé son bras sous le mien. Il craignait que je n’eusse le vertige sur cette pente violente où il se promenait comme dans sa chambre. Mais c’est mon état de ne pas avoir le vertige, et je le rassurai. Comme M. de Sainte-Fauste m’avait prévenu que je prendrais mes repas dans le logement que l’on me destinait, j’allais prendre congé de mon hôte. « Où allez-vous donc ? me dit-il. Est-ce que vous voulez me refuser le plaisir de manger avec vous ? » Il m’a conduit dans une salle immense, d’un beau style ogival, toute rehaussée de panoplies authentiques et d’ornementations sérieuses, avec un mobilier ancien de diverses époques, composé de pièces d’une grande valeur. Le couvert était mis près d’une vaste cheminée où flambaient des arbres tout entiers. « Voyez le local, me dit-il, il est bien noir ; s’il vous déplaît ou vous attriste, nous pourrons demain manger ailleurs. Moi, cela m’est tout à fait indifférent. Je suis bien partout. » Il disait cela du ton dont il eût dit : « Partout je suis triste. »
Cependant, il ne fit aucune réflexion chagrine sur quoi que ce soit. Je ne pense pas qu’il m’ouvre jamais les profondeurs de son cœur meurtri, car il me paraît esclave d’un savoir-vivre à toute épreuve, et la crainte d’attrister les autres semble dominer chez lui tout besoin d’épanchement.
Le dîner, servi par Champorel et ses deux aides, fut exquis. Le duc mangea peu et ne but pas du tout. En remarquant que j’étais sobre aussi, il craignit que je fusse contraint par son exemple. « Je suis gênant de ne pas manger, me dit-il. Je vois qu’instinctivement vous faites comme moi sans vous en apercevoir. Voyons, papa Champorel, fais-moi manger pour que notre hôte mange. » Et il tendit son assiette au vieillard, enchanté de sa résolution.
Je te rapporte tous ces riens pour que tu juges par les préoccupations de l’homme, de l’aménité de son attitude et de la bonté de son cœur, d’autant plus évidente qu’il est plus timide à se montrer. Nous avons passé la soirée dans son cabinet, où il m’a introduit en me faisant traverser un salon encore plus grand que la salle, encore plus beau et non moins sévère. Il m’a prié de fumer, bien qu’il ne fume pas, et m’a montré l’aspect du logis qu’il veut planter au-dessous de celui où nous sommes. Il dessine très bien et a orné son projet de la végétation que, pour l’encadrer, il veut obtenir sur le roc au moyen de terres rapportées. Je l’ai prié de me laisser examiner toutes choses le lendemain.
C’est d’autant plus facile, m’a-t-il dit, qu’il lui fallait repartir dès le jour pour retourner auprès de son parent malade. Il ne m’eût pas quitté s’il n’eût été préoccupé de l’idée de le laisser seul.
Il est donc parti ce matin, à cheval, pour aller et revenir plus vite, et depuis six heures jusqu’à midi j’ai exploré le vieux manoir de la cave au grenier. J’ai arpenté et mesuré la montagne dans tous les sens…
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Interrompu le 29 mai 1876.
George Sand est morte le 8 juin 1876.